a1 http://tadew.free.fr/GENERAL-RIGAUD.htm Paul Chacornac
a2 http://tadew.free.fr/Imperio_portugues.htm
a3 http://tadew.free.fr/louis-philippe.htm
a4 http://tadew.free.fr/protocoles-des-sages-de-sion.htm AtwvdWf'
a5 http://tadew.free.fr/Wanclik-Ancestry.htm
a6 http://tadew.free.fr/18544774.htm
a7 http://tadew.free.fr/Charles-Felix.htm
a8 http://tadew.free.fr/ComteStGermain.htm
a9 http://tadew,free,fr/who%20were%20napoleon.htm
a10 http://tadew,free,fr/archivo_1418.htm
a11 http://tadew,free,fr/archiva_polskich_sil_zbrojnych_na_zachodzie.htm LA VOCATION DE L’ARBRE D’OR
a12 http://tadew,free,fr/Clavijo-de-Beaumarchais,htm
a13 http://tadew,free,fr/comte-de-saint-germain-memoires,htm est de partager ses intérêts avec les lecteurs, son admiration pour les grands textes nourrissants du passé et celle aussi pour l’œuvre de contemporains majeurs qui seront probablement davantage appréciés demain qu’aujourd’hui. La belle littérature, les outils de développement personnel, d’identité et de progrès, on les trouvera donc au catalogue de l’Arbre d’Or à des prix résolument bas pour la qualité offerte.
a14 http://tadew,free,fr/Philippe-Egalite_Histoire-et-Secrets,htm
a15 http://tadew,free,fr/rtellechea,free,fr LES DROITS DES AUTEURS
Cet e-book est sous la protection de la loi fédérale suisse sur le droit d’auteur et les droits voisins (art. 2, al. 2 tit. a, LDA). Il est également protégé par les traités internationaux sur la propriété industrielle. Comme un livre papier, le présent fichier et son image de couverture sont sous copyright, vous ne devez en aucune façon les modifier, les utiliser ou les diffuser sans l’accord des ayant-droits.
Obtenir ce fichier autrement que suite à un téléchargement après paiement sur le site est un délit. Transmettre ce fichier encodé sur un autre ordinateur que celui avec lequel il a été payé et téléchargé peut occasionner des dommages susceptibles d’engager votre responsabilité civile.
Ne diffusez pas votre copie mais, au contraire, quand un titre vous a plu, encouragez-en l’achat: vous contribuerez à ce que les auteurs vous réservent à l’avenir le meilleur de leur production, parce qu’ils auront confiance en vous.
Paul Chacornac
Le Comte de Saint-Germain
© Arbre d’Or, Genève, septembre 2004 http://www.arbredor.com Tous droits réservés pour tous pays
AVANT-PROPOS
On a beaucoup écrit et beaucoup rêvé sur le comte de Saint-Germain, ce personnage mystérieux qui étonna l’Europe durant la seconde moitié du XVIIIe siècle et prend place dans la galerie des énigmes historiques entre le Masque de Fer et Louis XVII.
Certains seront tentés de penser qu’une nouvelle étude sur un sujet ressassé par tant de chroniqueurs et de romanciers ne s’imposait pas. Mais précisément il nous a semblé qu’à force d’exercer la verve des uns et l’imagination des autres, notre personnage avait perdu son vrai visage et, à tort ou à raison, nous avons cru qu’il n’était pas sans intérêt de le lui restituer.
Après nous être efforcé de dissiper certaines confusions dues à une similitude de nom et de titre entre notre héros et un de ses contemporains — d’ailleurs célèbre, lui aussi, mais d’une autre manière — le lieutenant-général Claude-Louis de Saint-Germain, nous avons fait la critique des diverses hypothèses qu’on a formées sur l’origine de notre personnage. Puis nous avons rassemblé et confronté les documents qui concernent incontestablement l’énigmatique gentilhomme et tenté de reconstituer sa vie, non pas depuis le début — puisqu’aucun témoignage formel ne nous est parvenu sur sa naissance, son enfance, sa jeunesse — mais depuis le moment où il apparaît au grand jour de la vie publique jusqu’à sa mort, réelle ou supposée.
AVANT-PROPOS
Ayant établi ce qu’on sait historiquement sur le comte de Saint-Germain, nous avons exposé dans tous ses détails et ses développements la légende qui s’est formée autour de sa personne.
Le lecteur étant à ce moment en possession de tous les éléments de la question, nous nous sommes alors efforcé — sans prétendre avoir atteint la vérité complète et définitive — de résoudre le double problème que constituent l’histoire et la légende du comte de Saint-Germain. Ce n’est pas à nous qu’il appartient de dire jusqu’à quel point nous avons réussi. Le seul mérite que nous revendiquons est d’offrir au public l’ouvrage français le plus complet qui ait été élaboré jusqu’ici sur ce personnage1.
PREMIÈRE PARTIE
À LA RECHERCHE DU HÉROS
Je cherche un homme.
Diogène
Chapitre premier :
Heurs et malheurs d’un homme de guerre
Tout d’abord, il nous a paru nécessaire de rechercher, parmi les faits et gestes attribués au personnage énigmatique connu sous le nom de comte de Saint-Germain, ceux qui ont été accomplis, en réalité, par un personnage qui n’a rien de mystérieux et qui a joué un rôle, secondaire, mais non négligeable dans l’histoire du XVIIIe siècle, le comte Claude-Louis de Saint-Germain. Du vivant même de ces personnages, leur homonymie a été cause de nombreuses confusions que les historiens ont ultérieurement propagées et aggravées.
Pour essayer de voir clair en cette affaire, le mieux est sans doute d’exposer tout d’abord les grandes lignes de la vie de celui des deux personnages qu’on peut suivre avec certitude de sa naissance à sa mort ; nous voulons parler du comte Claude-Louis de Saint-Germain, ministre et secrétaire d’État à la Guerre, lieutenant-général des armées de France, commandeur de Saint-Louis, feld-maréchal au service du roi de Danemark, commandeur de l’Éléphant2, et nous signalerons les faits et les circonstances de
nature à expliquer la confusion créée entre les deux personnages.
Si Claude-Louis de Saint-Germain se place parmi les hommes célèbres du XVIIIe siècle par ses talents militaires3, il semble que son caractère difficile influa singulièrement sur sa destinée, et que sa vie fut une succession continuelle de fortune et de malheur4.
Il est né le 15 avril 1707, au château de Vertam-boz5, près de Lons-le-Saunier, en Franche-Comté6. Sa famille était originaire de Bresse. Établis depuis 1650 dans la province où Claude-Louis naquit, les Saint-Germain portaient depuis 1200 le même nom et les mêmes armes, et pouvaient prouver dix quartiers de noblesse depuis Guillaume de Saint-Germain, juge-mage de Bresse, vivant en 1320, jusqu’à Louis, baron de Saint-Germain, vivant en 16507.
Claude-Louis fit ses études chez les Jésuites de Lons-le-Saunier ; il prit même l’habit de cet ordre, et régenta, dit-on, durant quelques mois la rhétorique. Des inclinations peu monastiques l’engagèrent à quitter le couvent en 1726 : il était alors âgé de dix-sept ans8. Il s’engagea dans un régiment de dragons, puis son père, commandant du bataillon de la milice de la Franche-Comté, le fit entrer en qualité de lieutenant dans son unité. La vie calme n’était pas faite pour Claude-Louis ; deux sentiments dominaient en lui : le désir de se perfectionner dans l’art de la guerre et surtout l’espoir d’un avancement plus rapide. Et comme sa famille ne pouvait lui acheter ni un régiment ni même une compagnie, il quitta la France en 1729 et passa en Allemagne au service de l’électeur Palatin.
Au mois de mars 1734, le neveu du prince Eugène, Jean-François de Savoie cantonnait à Mayence : il commandait un régiment de dragons dans l’armée impériale. Au même moment, se trouvait dans cette ville, M. Blondel, notre agent diplomatique auprès de l’électeur Palatin.
Ce fut grâce à notre représentant que le futur ministre de la Guerre commença sa fortune. Claude-Louis avait été fort recommandé à M. Blondel, par le
maréchal du Bourg, gouverneur de l’Alsace. Notre envoyé, se trouvant un soir à dîner avec le jeune prince de Savoie lui demanda la faveur de prendre M. de Saint-Germain comme aide de camp. Le prince accepta et pourvut Claude-Louis d’une lieutenance. Quelque temps après, Jean-François de Savoie mourait. Il avait 34 ans. M. Blondel retrouva à Mannheim son protégé et facilita son mariage avec la fille du baron d’Ostein grand maître de la garde-robe de l’électeur.
À la mort de Charles VI, en 1745, l’Europe se vit entraînée dans une guerre générale, dite de la succession d’Autriche. Ne pouvant se résoudre à porter les armes contre la France, M. de Saint-Germain exposa son embarras à l’impératrice-reine, Marie-Thérèse, laquelle accepta sa démission, et sur la recommandation de M. Blondel, il entra au service de l’électeur de Bavière. Celui-ci devenu Charles VII, désigna Claude-Louis pour son chambellan, le nomma ensuite général de cavalerie et vice-président du conseil de guerre. Si la mort de cet empereur dont le règne fut éphémère, arrêta notre héros sur le chemin de la fortune, un autre événement décida de sa vie. M. Blondel, qui était au mieux avec le maréchal de Belle-Isle, intervint auprès de lui pour procurer à Claude-Louis du service en France9. Étant tombé en disgrâce, après
sa belle retraite de Prague, le maréchal exprima à M. Blondel ses regrets de ne pouvoir rien faire personnellement pour son protégé. Toutefois sur le conseil de M. de Belle-Isle, Claude-Louis s’adressa au maréchal de Saxe, le vainqueur de Fontenoy, et celui-ci le fit rentrer en France10.
Redevenu maréchal de camp, Claude-Louis s’efforça de justifier la bonne opinion qu’on avait de lui. Il rejoignit, en avril 1746, l’armée du roi en Flandre, et durant deux années reçut du maréchal de Saxe, son chef, les plus grandes marques d’estime et de confiance, si bien qu’en mai 1748, il obtint le brevet de lieutenant-général et la croix de Saint-Louis. Il fut fait commandeur en 1751. Ce fut le maréchal de Belle-Isle qui, lors de son retour à Paris, après la campagne de Nice, en décembre 1748, présenta le lieutenant-général Claude-Louis de Saint-Germain à la cour11 ; ce dernier sut s’attirer tout de suite la faveur de madame de Pompadour qui le consultait souvent. Ainsi, lors du voyage d’études en Italie, de son frère M. de Vandières, le futur marquis de Marigny, la marquise écrivait : « Monsieur de Saint-Germain m’a dit
que Lefort12 arriverait à Turin le 2 ou 3 juin [1750] ; ainsi vous devez être en marche. J’espère que vous continuerez à faire aussi bien qu’à votre premier voyage dans cette cour13. » Les hostilités ayant pris fin par le traité d’Aix-la-Chapelle, Claude-Louis fut désigné pour le commandement de la Basse-Alsace ; puis, successivement, fut choisi pour celui de la Flandre en 175114 et celui du Hainaut en 1754.
Le commencement de l’année 1756 vit le début de la guerre de Sept ans. Claude-Louis reçut l’ordre d’aller protéger Dunkerque démantelée et de former entre cette ville et Calais un camp de manœuvres en vue de faire échouer tout projet de débarquement de la part des Anglais. Cependant, ceux-ci commencèrent par enlever nos chaloupes armées, ce qui décida M. de Saint-Germain à s’intéresser à la marine. Justement dans Dunkerque M. Briansiaux de Milleville15 armait personnellement des « corsaires » ; Claude-Louis dès
lors, s’associa aux entreprises de l’armateur, aidé par les marquis de Vauban et du Barail et MM. de Cau-martin et Bégon, ce dernier intendant de la marine à Dunkerque. C’est ainsi que furent armées, entre 1756 et 1758, trois frégates de 100 tonneaux, avec 12 canons, 6 pierriers et 100 hommes d’équipage, qui portèrent le nom de Le Comte de Saint-Germain. Ces frégates firent nombre de prises intéressantes qui rapportèrent des profits immenses16.
Cet intermède maritime n’était qu’un incident dans la vie de Claude-Louis et le soldat reprit le cours de sa carrière en allant se battre en Allemagne. En novembre 1757, sous les ordres du prince de Sou-bise, il couvrit la retraite après la défaite de Rosbach. Sa conduite fut admirable : « Vers la fin de la journée, commandant une réserve de 15.000 hommes, il se plaça sur une hauteur d’où il couvrit les fuyards, et comme il paraissait résolu à une forte résistance, Frédéric II rappela ses troupes et partit le lendemain pour la Silésie17. » L’année suivante, sous le commandement du comte de Clermont, il dirigea l’aile gauche de l’armée à la bataille de Crevelt. Cette bataille, au cours de laquelle fut tué le fils du maréchal de Belle-Isle, le comte de Gisors, fut perdue par l’incurie et
la jalousie des autres généraux envers Claude-Louis. Abandonné de tous, il soutint seul le choc de l’armée ennemie. Sa conduite ne méritait que des éloges18, mais ce fut le contraire qui eut lieu : « Les généraux ennemis disent tout haut qu’on la perdit exprès dans le dessein de me faire périr19. » Après la défaite de Minden, Claude-Louis excédé voulut donner sa démission, désirant se soustraire, dit-il « à l’oppression des gens qui ne jugent les hommes que sur des discours de misérables, sans leur tenir aucun compte de leurs actions. On ne veut que des esclaves, et je ne puis pas le devenir20. » En effet, à son entrée au service de la France, on l’avait accablé de promesses et de compliments. Ce fut tout le profit qu’il en retira et jamais M. de Saint-Germain n’accéda aux honneurs bien qu’il fut supérieur à beaucoup d’autres officiers généraux21.
Étant à Paris en mars 1760, Claude-Louis eut une entrevue avec Louis XV qui prévenu contre lui, l’accueillit très froidement, ainsi que Mme de Pompadour, à l’instigation de l’abbé de Broglie, frère du maréchal, qui ne lui pardonnait pas d’avoir été jésuite. Il entretint, par la suite, le maréchal de Belle-Isle de ses res-
sentiments, mais à nouveau il fut dupe et envoyé22, sans qu’il s’en doutât, sous les ordres du maréchal de Broglie. Ce dernier ne vit pas sans jalousie, Claude-Louis tenir un rang dans son armée23. De vives altercations eurent lieu entre les deux généraux : « Je sais mieux que qui que ce soit, dira M. de Saint-Germain, que l’on doit respect et obéissance au général de l’armée ; mais l’honneur de servir le roi ne doit pas assujettir à des humiliations que l’on ne souffrirait pas comme particulier24 » et, de nouveau, il demanda son rappel. Toutefois, il prit part au combat de Corbach et eut la plus grande part du succès (10 juillet 1760), puis, brusquement le 20 juillet, il quitta l’armée25, et se retira à Aix-la-Chapelle.
Ne pouvant obtenir justice, il écrivit : « mon honneur jusqu’ici n’a pas souffert, heureusement ; il faut que je le sauve du naufrage : c’est tout ce qui me reste, je ne dois plus l’exposer26, » et rien ne put le faire revenir sur sa décision. On fit courir le bruit que M. de Saint-Germain avait été renvoyé de l’armée « parce qu’il avait voulu livrer la réserve aux ennemis » et qu’ensuite on avait ordonné de le mettre en prison, ce qui était faux27. Claude-Louis s’embarqua sur le Rhin pour la Hollande28 ; il resta quelque temps
à Arnheim29, puis à Hambourg, et de là passa au Danemark, après avoir obtenu de Louis XV la permission de servir ce pays. Lorsqu’il arriva à Copenhague, la situation du Danemark était embarrassante. Le duc de Holstein, neveu de l’impératrice Elisabeth de Russie, devenu le Tsar Pierre III, nourrissait la plus grande haine pour les Danois, qui s’étaient emparés de ses états dans un conflit précédent, et une guerre devint inéluctable. M. de Saint-Germain nommé feld-maréchal général, eut mission de contenir les Russes. Il s’acquitta admirablement de son rôle, bien que l’armée dont il disposa ne fût pas en état. Après avoir pris Lubeck, il comptait s’emparer de Warren30, lieu de ravitaillement des Russes. Cette ville prise, ces derniers étaient obligés de revenir en Prusse, ce qui eut sans doute terminé la campagne à l’avantage des Danois, et de leurs alliés, les Norvégiens. Claude-Louis ne put mettre à exécution cet audacieux projet ; Pierre III fut assassiné le 15 juillet 1762 et la paix survint avec la nouvelle impératrice, Catherine II, la veuve de Pierre III.
À son retour à Copenhague, M. de Saint-Germain voulut réorganiser l’armée danoise. Ses réformes
amenèrent des récriminations de la part d’officiers retraités, et le roi Frédéric II fit des reproches à son maréchal, d’où froissement. À la mort du roi en 1766, son fils Christian VII lui succéda. La considération et le pouvoir de Claude-Louis diminuèrent à nouveau au point de lui rendre l’existence insupportable. En 1769, il demanda sa retraite et proposa au gouvernement de lui donner au lieu de sa solde, soixante mille écus, qu’il reçut et plaça chez un banquier de Hambourg, et il alla s’établir près de Worms.
Cependant en 1770, le médecin du roi de Danemark, le comte Struensée, devenu premier ministre, fit revenir à Copenhague M. de Saint-Germain ; mais celui-ci n’y resta pas longtemps et revint en France. C’est durant son voyage de retour qu’il s’arrêta à Schwabach, près de Nuremberg, où il vécut très retiré sans aucun domestique. Le margrave d’Anspach ayant appris la présence de Claude-Louis sur son territoire, lui offrit de venir à Triesdorf, près d’Anspach, résidence qu’il préférait à son palais. M. de Saint-Germain vint donc à Triesdorf. Il prenait ses repas dans sa chambre qu’il quittait rarement et de la façon la plus inaperçue.
Quelques jours après, le margrave ayant appris par un courrier que le comte Alexis Orlof31, le favori de
Catherine II, de retour d’Italie, passait à Nuremberg, proposa à Claude-Louis de l’accompagner. Le comte Orlof accueillit le vieux soldat chaleureusement, l’appelant à plusieurs reprises son « caro padre », et dit en le montrant au margrave : « Voilà un homme qui a joué un grand rôle dans notre révolution. »
On se souvient en effet qu’en 1762, M. de Saint-Germain, feld-maréchal des troupes danoises, en attaquant les Russes, occupa l’esprit du Tsar Pierre III et permit à Catherine II de préparer avec les frères Orlof, la conspiration qui la mit sur le trône. Le comte Orlof, paraît-il, donna à Claude-Louis « 20.000 sequins de Venise32 ; » celui-ci put ainsi continuer son voyage vers la France33. Après avoir séjourné quelques semaines à Bordeaux, puis à Bourgoin, M. de Saint-Germain se fixa à Luterbach, près de Munster. C’est
là, dans sa retraite, en 1774, qu’il apprit la faillite totale de son banquier de Hambourg, un sieur Bar-gum, directeur de la compagnie d’Afrique et sa fuite à Vienne. Le 24 décembre de la même année, Claude-Louis écrivait à l’abbé Dubois, aumônier du cardinal de Rohan : « J’ai essuyé une banqueroute de cent mille écus. M. de Blosset, ministre du roi à Copenhague m’a jeté dans l’abîme. J’ai pris confiance dans un homme qu’il m’avait singulièrement recommandé et au frère duquel j’avais fait la fortune. » Ne possédant plus rien, il se vit réduit à solliciter des subsides. Cependant quelques-uns de ses amis lui vinrent en aide anonymement et la France le pensionna ; il put vivre ainsi honorablement34.
En 1775, à la mort du maréchal de Muy, ministre de la Guerre de Louis XVI, le célèbre économiste Turgot, parla de M. de Saint-Germain au roi comme successeur de M. de Muy. Nommé secrétaire d’État de la guerre35, Claude-Louis corrigeât quelques abus, réprima quelques injustices, cela le perdit et lorsqu’il entra au Conseil en qualité de ministre d’État (1776), on lui fit grief d’avoir été jésuite, et en vérité, dira-t-il : « On me faisait plus d’honneur que je ne méritais,
de croire que depuis cinquante ans que j’avais abjuré les dogmes de cette société, je pusse y tenir encore par aucun sentiment d’attachement36. » Jamais aucun ministre ne reçut un plus grand nombre de lettres, de pamphlets et d’injures anonymes37. Devant cette haine qui le poursuivait avec acharnement, M. de Saint-Germain donna sa démission ; il se retira à l’Arsenal où il mourut le 15 janvier 177838.
Telle fut la vie aventureuse, mais sans mystère, de celui qui n’eut de commun que le nom et le titre avec l’homme énigmatique dont la personnalité intrigue encore les curieux de la petite histoire39.
Chapitre II :
L’histoire de l’enfant mort et vivant
La seconde vérification qui s’imposa à nos recherches concerne les soi-disant origines hongroises du comte de Saint-Germain.
La première mention d’une ascendance Rákóczi se trouve indiquée dans la correspondance échangée entre M. d’Alvensleben, ambassadeur de Prusse à Dresde, et Frédéric II. Le ministre avait été chargé
d’une personne que le lieutenant de police Lenoir reconduit en serviles courbettes. Il s’agit ici du ministre d’État et non du « comte », attendu que le lieutenant de police Jean-Ch. Pierre Lenoir n’occupait cette place qu’en 1776. On a prétendu aussi que l’académicien Charles Batteux, chanoine honoraire de Reims, travailla avec le « comte » de Saint-Germain. C’est une nouvelle erreur, puisque l’abbé Batteux n’eut de rapports qu’avec le ministre de la guerre. En effet, c’est sur son ordre, que fut publié le Cours élémentaire à l’usage de l’École militaire auquel collabora l’abbé Batteux. Cf. A. Caillet. Manuel des Sciences Psychiques, t. I, p. 119. Signalons enfin plusieurs personnages connus du XVIIIe siècle qui portèrent le même nom que notre héros. En 1720, un peintre d’origine anglaise, M. de Saint-Germain, surnommé « Le Mississipien » à la suite d’une grosse fortune acquise dans la société par actions fondée par Law et qui la réalisa en partie par l’achat de plusieurs diamants admirables. En 1748, M. de Saint-Germain, qui fut pendant un temps très court directeur de l’Opéra, avec M. Tréfon-taine. En 1784, J. J. de Saint-Germain, naturaliste, auteur d’un Manuel des végétaux, qui possédait, à Paris, dans le faubourg Saint-Antoine, une serre et un verger artificiels, comportant fleurs, arbres et fruits, moulés et peints d’après nature.
par son souverain d’enquêter sur le comte de Saint-Germain. Or voici ce qu’il écrit à la date du 25 juin 1777 : « Il [le comte] se nomme Prince Rákóczi ; il me dit encore qu’il avait deux frères dont les pensées seraient si triviales qu’ils se soumettent à leur misérable sort. Lui par contre a pris à un certain moment le nom de Saint-Germain, ce qui signifie « le saint frère40. »
Si ce premier document est assez bref, le second contient des détails plus circonstanciés. Il se trouve dans les Mémoires de mon temps, du landgrave Charles, prince de Hesse, qui fut le dernier ami du comte de Saint-Germain. Celui-ci avant de mourir aurait fait au landgrave quelques confidences sur ses origines, auxquelles ce dernier en les publiant aurait ajouté les « explications nécessaires », selon sa propre expression : « Il me disait être le fils du prince Rágózki de la Transylvanie et de sa première épouse, une Tékély… Lorsqu’il apprit que ses deux frères, fils de la princesse de Hesse-Rheinfels ou Rothenbourg, si je ne me trompe, s’étaient soumis à l’empereur Charles VI et avaient reçu les noms de Saint-Charles et de Saint-Elisabeth, d’après l’empereur et l’impératrice, il se dit : « Eh bien, je me nommerai Sanctus Germanus, le saint frère ! » Je ne puis garantir, à la vérité, sa naissance…41
Examinons donc ce qu’étaient les Rákóczi.
La famille des Rákóczi est connue pour sa part active à la vie nationale de la Transylvanie. Sans remonter aux origines de cette famille, disons que François Rákóczi Ier épousa le 1er mars 1666, au château de Macovicza, Hélène Zrinyi, fille du comte Pierre et de la comtesse Catherine Frangepán. Pierre Zrinyi ayant conspiré contre l’Autriche fut exécuté à Wiener-Neustadt, en même temps que le comte Frangepán.
François Rákóczi Ier se réfugia avec sa femme et sa mère, Sophie Báthory, dans la forteresse de Munkàcs. Sophie obtint la grâce de son fils moyennant 400.000 thalers. Hélène Zrinyi en fut humiliée ; cependant elle resta avec son mari. Au mois d’octobre 1667, naquit Georges qui ne vécut que quelques mois. Cinq années s’écoulèrent et Julianna vit le jour. Enfin le 27 mars 1676 vint au monde François-Léopold Rákóczi II. Son père mourut le 1er juillet 1676.
Hélène Zrinyi, veuve avec ses deux enfants, se remaria le 15 juin 1682 avec le comte Emeric Thököly. Ce dernier, allié des Turcs contre l’Autriche, fut arrêté et envoyé à Belgrade, et sa femme emmenée à Vienne, prisonnière sur parole42. L’empereur Charles VI devint tuteur des enfants de Rákóczi Ier. Le 24 juin 1691, Julianna Rákóczi épousa Ferdinand
Gobert d’Aspremont-Linden, comte de Reckheim, général dans l’armée autrichienne. Un an après, Hélène Zrinyi rejoignit Eméric Thököly et ne revit plus ni sa patrie ni ses enfants.
François-Léopold Rákóczi II devint le 25 septembre 1694, à l’âge de 18 ans, l’époux de Charlotte-Amélie de Hesse-Reinfels43. De ce mariage sont issus : 1o Léopold-Georges, né à Kis-Tapolcsány, le 28 mai 1696 ; 2o la princesse Charlotte ; 3o Joseph, né à Vienne, le 18 août 1700 ; 4o Georges, né à Vienne, le 8 août 170144.
Rien de tout cela ne concorde avec le texte du landgrave de Hesse : ce n’est pas un Rákóczi qui épouse une Tékély, mais au contraire la veuve de François Rákóczi Ier qui épouse un Thököly, de sorte qu’aucun enfant ne peut être issu à la fois des Rákóczi et des Thököly, ce qui serait le cas du comte de Saint-Germain d’après le propos rapporté par le landgrave de Hesse. D’autre part, il y a bien un Rákóczi, François II, qui épousa une princesse de Hesse-Reinfels, mais celui-là ne se maria qu’une seule fois, de sorte que ses enfants ne pouvaient avoir de demi-frères, légitimes du moins.
C’est le fils aîné de Rákóczi II, Léopold-Georges,
qui est considéré comme étant le comte de Saint-Ger-main45, mais cet enfant mourut à l’âge de quatre ans46. Si nous ne pouvons fournir la copie de son acte de décès, toutefois nous pouvons donner comme preuve les lignes suivantes extraites de l’ouvrage de E. Horn, le respectueux biographe de Rákóczi II, prince de Transylvanie : « L’année 1700 fut marquée, pour le prince Rákóczi, par la mort de son premier enfant, Léopold47, qui avait alors près de quatre ans ; aupa-
ravant il avait perdu un enfant, encore au berceau, la princesse Charlotte, la douleur des parents eût été bien grande, s’ils n’eussent attendu la naissance d’un enfant48. »
Cependant, certains écrivains qui se disent bien informés prétendent que le fils aîné de Rákóczi II ne serait pas mort à la date indiquée par E. Horn. On aurait fait courir ce bruit afin, dit-on, de soustraire l’enfant aux persécuteurs de son père49.
Il est bien difficile, sinon impossible, de réfuter une telle assertion, puisqu’elle implique, par hypothèse, que l’événement a été entouré de mystère et de tromperies, et une mort supposée n’est pas événement unique dans l’histoire. Mais on peut bien dire que c’est à ceux qui avancent une affirmation allant à l’encontre de la vérité admise, qu’il appartient d’en faire la preuve ou du moins d’en établir la probabilité. Rien de tel n’a été fait jusqu’ici et nous serions en droit de ne tenir aucun compte d’une affirmation aussi gratuite. Cependant nous avons remarqué dans la vie de Rákóczi II, deux événements qui, rapportés à son fils aîné, ont pu donner une ombre de fondement à la légende de la mort supposée.
En effet, le comte Emeric Thököly ne s’était marié
avec Hélène Zrinyi, mère de Rákóczi II, que pour s’emparer de grandes richesses qui devaient, un jour, revenir à son beau-fils. Pour arriver à ce but, Thököly emmena Rákóczi II, alors âgé de sept ans, pour combattre, contre l’Autriche. Il pensa qu’à la faveur des rigueurs de la vie des camps, l’enfant périrait. Il n’en fut rien. Au contraire, Rákóczi profita du séjour au grand air. Alors on osa user du poison. Là encore, Thököly ne réussit pas50. Peu après, Hélène Zrinyi lui retira son fils pour le faire élever par des mains plus bienveillantes.
À l’âge de douze ans, Rákóczi II tomba malade, et tout aussitôt la nouvelle de sa mort se répandit à Vienne. Ce n’était pourtant qu’un faux bruit et Rákóczi se rétablit rapidement. On a certainement utilisé ce fait pour étayer la thèse de la prétendue mort de Léopold-Georges51.
Pour en terminer avec le document du landgrave de Hesse, nous ferons remarquer que les deux derniers fils de Rákóczi II52, Joseph et Georges, s’ils furent éle-
vés par les souverains d’Autriche, persécuteurs de leurs parents, ne se soumirent pas : ils durent subir le joug de ceux qui les opprimaient, et pour leur enlever le souvenir de leur nom, on donna à Joseph le titre de marquis de Saint-Marc, et à Georges, celui de marquis della Santa-Elisabetta53.
Il semblerait donc, si l’on s’en tenait au texte du landgrave de Hesse, que le comte de Saint-Germain était bien mal informé de sa propre origine et de l’histoire de sa famille, mais le plus curieux est que le landgrave, de son côté, n’est pas mieux renseigné sur la maison de Hesse, puisqu’il écrit : « …Lorsqu’il [c’est-à-dire le comte de Saint-Germain] apprit que ses deux frères, fils de la princesse de Hesse-Rhein-fels ou Rothenbourg, si je ne me trompe… ». Ainsi le landgrave de Hesse ne savait pas exactement à qui était mariée une princesse de Hesse et quels enfants elle avait eus !
Tout ceci, il faut en convenir, est bien invraisemblable. Ce qui est le plus curieux dans les deux textes de M. d’Alvensleben et du landgrave de Hesse, c’est l’explication du nom de « Saint-Germain » nous y reviendrons dans la dernière partie de notre étude.
Chapitre III :
« De parents inconnus »
Après le soi-disant « Rákóczi », nous devons nous arrêter au présumé « San Germano ». Un texte existe, que nous n’avons vu cité par aucun biographe du comte de Saint-Germain et qui explique d’une façon très simple le nom sous lequel il est le plus connu.
Il ne nous semble guère possible que l’auteur de ce texte, Alfred de Caston54, ait imaginé l’histoire qu’il nous raconte. Nous croyons plutôt que ce fut à la suite de certaines investigations qu’il exposa la thèse que voici : « En 1704, l’année néfaste pour la France où l’amiral Rock devait donner à l’Angleterre l’insolente position de Gibraltar, qui commande l’entrée de la Méditerranée, pendant qu’à la suite de la désastreuse journée d’Hochstaedt, nous perdions plus de cent lieues de pays et que nos soldats refoulés des rives du Danube aux bords du Rhin, cet éternel passage des Thermopyles, en deçà duquel nous sommes toujours fatalement ramenés ; notre armée, sous les ordres des ducs de la Feuillade et de Vendôme, se couvrait de gloire et poursuivait sa marche triomphale en
battant les meilleures troupes du duc de Savoie, et en s’emparant des places fortes.
« Le 20 juin, notre armée faisait capituler la ville importante de Vercelli, la première résidence des princes de Savoie, la clef de la route de Turin à Paris. Tandis que les Français prenaient possession de l’ancienne capitale des Libici, dont ils devaient faire raser les fortifications et que l’on arborait le drapeau français aux flèches de la cathédrale ; un enfant recevait le baptême, à la chapelle de la Vierge, et était inscrit sur les registres de la métropole sous le simple nom de Pietro.
« Cet enfant devait, dans la suite, occuper l’attention publique des capitales de l’Europe, et y jouer un rôle étrange et mystérieux.
« Son père était un gentilhomme, presque un grand seigneur ; aussi quoique bâtard, Pietro reçut-il une bonne éducation.
« … N’ayant pas de carrière ouverte devant lui, il s’était contenté de voyager pour son instruction et son agrément.
« Son père, lui faisait tenir une pension qui lui permettait, sinon de faire une grande figure dans le monde, tout au moins de vivre honorablement ; aussi ne fit-il guère parler de sa personne jusqu’à la mort de son père (1749), mais dès qu’il fut abandonné à lui-même, nous le voyons commencer son existence aventureuse.
« … Il vint à Paris où il se fait présenter sous le nom de comte de Saint-Germain.
« Ce nom, qu’il devait garder jusqu’à sa mort, était celui auquel il avait le plus de droit, car s’il ne lui appartenait pas légitimement, du moins était-ce le nom de son père qui était mort sans laisser de descendance mâle55. »
Cette histoire est en somme assez vraisemblable ; cependant, examinons-la de plus près.
La guerre de succession, causée par la mort du roi d’Espagne, Charles II, en 1701, enveloppa l’Italie dans la tourmente qui mit une partie de l’Europe à feu et à sang. Louis-Joseph, duc de Vendôme, généralissime des armées de France, se rendit en 1702, dans le Piémont, combattre le duc de Savoie, Victor-Amédée II, qui avait rompu son alliance avec la France.
Le 5 juin 1704, la ville de Vercelli fut investie par le duc de Vendôme. Le siège dura jusqu’au 20 juillet. Au matin de ce jour, le gouverneur de la ville, le commandeur des Hayes fit battre la chamade et demanda à capituler. La requête était signée du gouverneur, du comte de Préla Doria, lieutenant-maréchal, et du commandant de la place, le comte Sanctus Berne. Cette requête, demandant la cessation des hostilités et les honneurs de la guerre, ne fut pas acceptée sur le champ. Ce n’est que le lendemain, le 21, à quatre heures du matin que les parlementaires de la ville, le chevalier Fucheto, Sandamien et le comte Gabriel
d’Este obtinrent de Louis de Vendôme l’acceptation de cette capitulation. Le 22 juillet, la garnison sortit : « tambour battant, mèche allumée, balle en bouche, enseignes déployées et quelques pièces d’artillerie ». Arrivée hors de la ville, la garnison mit bas les armes, fut faite prisonnière, et Vercelli fut livrée56.
Ce n’est donc pas le 20 juin, mais le 21 juillet 1704 que « la porte du Turin » capitula. Nous continuons.
Lorsque les troupes françaises furent entrées dans la ville, on s’empressa de détruire les fortifications, mais on ne toucha pas à la cathédrale Saint-Eusèbe, qui était en ruines, et aucun baptême ne pouvait avoir lieu dans la chapelle de la Vierge, qui se trouvait dans les absides57. Toutefois, les baptêmes avaient lieu dans l’église de Santa-Maria-Maggiore et on l’appelait cathédrale.
Dans le liber baptizatorum de Santa-Maria-Mag-giore, on relève la note suivante : « 1704. Août. Pie-tro Maria, ex incognitis parentibus, nato li 6 juglio, batezzato li 4 agosto. Padrino Pietro, Francisco Vittorio Bertorne et Maria Novella ». Est-ce une coïncidence ou bien Alfred de Caston a-t-il eu connaissance de
cette note ? La deuxième hypothèse est assurément la plus probable. Toutefois, les dates ne correspondent pas, et si les apparences sont en faveur de la thèse de A. de Caston, les explications que nous allons donner réduisent sa trouvaille à néant.
Une seule famille en Piémont pouvait porter légitimement le titre du fief de Saint-Germain ; c’était la lignée des comtes de Saint-Martin et d’Aglié, famille très noble et très ancienne puisqu’elle remonte à Obert, seigneur d’Aglié en 1141, qui, lui-même, tire ses origines de la famille de Guidon, marquis et comte du Canavese, mort en 107058. Un des titres appartenant à cette famille était celui de marquis de Saint-Germain, et le premier en date fut Jules-César, des comtes de Saint-Martin, marquis d’Aglié e San Ger-mano, décédé en 162459.
Nous trouvons dans cette famille des titres de marquis et de comtes, mais le seul titre auquel soit accolé le nom de Saint-Germain était celui de marquis. Aucun membre de cette maison ne pouvait donc se faire appeler comte de Saint Germain.
Cependant, à l’époque dont parle Alfred de Caston, vivait un personnage qui s’apparente étrangement avec le soi-disant père du comte de Saint-Germain. Charles-Marie, marquis de Saint-Germain, mort en
1742, eut un frère, Charles-Amédée, qui porta le nom de marquis de Rivarolo, et comme cadet fit sa carrière dans l’année. Il fut général des galères de Savoie en 1722, gouverneur de Nice en 1733, vice-roi de Sardaigne en 1735, et mourut en 1749, à Turin, âgé de 80 ans. Il était donc né en 1669. En 1703-1704, à 34 ans, pendant la guerre, il aurait pu, étant de garnison à Vercelli, avoir un enfant dans cette ville. D’autre part, quoiqu’étant d’une grande famille, on ne pouvait pas le dire un grand seigneur, parce qu’il était cadet, mais il deviendra plus tard un grand personnage par ses mérites personnels et militaires.
En somme, A. de Caston nous raconte une histoire qui n’a rien d’invraisemblable en elle-même, mais qui ne peut en aucune façon concerner notre personnage. Il est certes possible, encore que A. de Caston n’apporte pas la moindre présomption, que Charles-Amédée, marquis de Rivarolo, dans la famille de qui existait le nom de Saint-Germain, eût un bâtard né à Vercelli en 1704 au moment du siège de la ville, mais ce bâtard ne put porter le nom de Saint-Germain, qui n’a pu lui être transmis ni par son père supposé qui ne l’a jamais eu, ni par son oncle Charles-Marie, marquis de Saint-Germain. Celui-ci en effet a transmis son titre à son propre fils, Joseph-François, qui fut reçu à Paris le 11 juin 1749, par Louis XV comme ambassadeur du roi de Sardaigne, et mourut en 1764. Donc le bâtard de Charles-Amédée, s’il a réellement existé, n’a pas porté le nom de Saint-Germain. D’ailleurs même s’il l’eut porté, ce nom eut été accompagné du
titre de marquis et non de celui de comte sous lequel notre personnage a été connu dans toute l’Europe.
En dépit de certaines apparences, tout à fait superficielles, nous voyons que l’anecdote rapportée par A. de Caston n’apporte aucune lumière dans la question qui nous occupe60.
Chapitre IV :
Où tout s’embrouille
Si on ne doit pas confondre le comte de Saint-Germain avec Claude-Louis de Saint-Germain, ni voir en lui un descendant de la famille des Rákóczi, non plus qu’un fils naturel du marquis de Rivarolo : quel est donc ce personnage ?
Voltaire écrivant à Frédéric II dira : « C’est un homme qui ne meurt jamais et qui sait tout61, » et Frédéric de répondre : « C’est un conte pour rire62. » Ce qui ne nous apprend pas grand’chose. De même si nous nous en rapportons à ce qu’écrit le célèbre écrivain anglais, Horace Walpole, l’ami de Mme du Deffand ; d’après lui, on dit que le comte de Saint-Germain est : « Italien, Espagnol, Polonais ; quelqu’un qui a épousé une grande fortune au Mexique et s’est enfui à Constantinople en emportant les bijoux de sa femme63. »
Enfin, M. de Lamberg, diplomate autrichien, joue au bel esprit en lui prêtant quelques propos empreints d’une certaine impertinence : « À Venise, on me nomme de la main vers le menton ; à Hambourg, Mein herr ; à Rome, Monsignor ; à Vienne, Psitt ; on siffle pour m’avoir à Naples, on me lorgne à Paris, et j’accoste volontiers à ce signe ceux qui me contemplent : que mon nom ne vous embarrasse pas, MM. les Mandarins tant que je demeurerai avec vous, je me conduirais comme si j’en avais un très illustre ; que je m’appelle pois ou fèves, Pison ou Cicéron, mon nom doit vous être indifférent. » Et le comte de Lamberg conclut : « Il [le comte] ne savait même pas comment il s’appelait64. » Ne nous arrêtons pas à ces appréciations que nous ne citons qu’à titre de curiosité.
Parmi toutes les opinions émises sur les différentes origines du comte de Saint-Germain, nous avons remarqué que la plupart des historiens insistent sur une prétendue origine israélite.
En effet, pour E. Marquiset, est-ce : « Un juif ? Maints indices le font soupçonner. Son outrecuidance, son astuce, son goût pour l’or et les bijoux, ses filouteries pécuniaires, son manque de tact, son éternel soin de cacher son origine, sa persévérance à fermer (sic) les portes les plus fermées, tout indique l’israélite sorti de quelque ghetto d’outre-Rhin. Qu’il s’appelle Schœning, Welldone, Varner ou Daniel Wolf,
son masque de gentilhomme ne dissimule pas le nez crochu65. »
La source de ces informations n’est malheureusement pas très « reluisante » ; elles viennent simplement de Maurice Cousen, comte de Courchamps, le véritable auteur des faux Souvenirs de la marquise de Créquy, dont le caractère ultra-fantaisiste n’est plus à démontrer. M. de Courchamps a imaginé que : « le comte de Saint-Germain était le fils d’un médecin juif de Strasbourg et que son nom véritable était Daniel Wolf66, » mais faute d’autre élément de probabilité on nous permettra de ne pas échafauder d’hypothèse sur la simple affirmation d’un auteur aussi suspect.
Si le comte de Saint-Germain n’est pas Daniel Wolf, est-il Samuel Samer, né à Francfort, le 12 (ou 13) octobre 1715, « d’un juif pauvre et d’une grande dame67, » rien ne le prouve, comme cet autre problème bien difficile à résoudre sans indication de
nom, est-il le « fils d’un israélite de Bordeaux68. » Il en est de même des suppositions qui le font : « fils d’un israélite portugais, au service d’une grande puissance, qui avait parcouru les deux Indes, le Mogol69 » ou le fils d’un même israélite « et d’une princesse connue de Louis XV70 » ? À dire vrai, cette origine israélite ne repose sur aucun document sérieux.
Examinons maintenant l’hypothèse de ceux qui le veulent originaire de Bohème.
Eliphas Lévi, influencé peut-être par l’abbé Lecanu71, écrit du comte de Saint-Germain : « Il était né à Lentmeritz, en Bohème, à la fin du XVIIIe siècle, il était fils naturel ou adoptif d’un rose-croix qui se faisait appeler Comes Cabalicus, le compagnon caba-liste72. » Précisons cependant que l’indication de la ville de Lentmeritz n’est pas tout à fait arbitraire, car
Eliphas Lévi a soin de nous apprendre que le comte de Saint-Germain est le fondateur de la Société de Saint-Jakin, dont on a fait, dit-il : « Saint-Joachim ». Si nous consultons l’ouvrage du marquis de Luchet, nous y relevons que l’ordre de Saint-Joachim a été établi en 1756 à Lentmeritz73. Rien ne s’oppose donc à ce que son fondateur soit né dans la ville où fut créé l’ordre, mais aucune indication nous permet de penser que ce fondateur fut le comte de Saint-Germain.
Mme Una Birch nous apprend que le comte de Saint-Germain pouvait être « le fils d’un marchand de drap de Moscou74 ». L’absence de toute précision nous dispense de discuter cette hypothèse et, après l’étude faite sur le présumé San Germano, nous ne nous arrêterons pas davantage à celle Frédéric Bulau qui donne comme père au comte de Saint-Germain un certain « Rotondo, receveur des contributions de San Germano75 » ni à celle de T. P. Barnum, lequel brodant sur cette dernière indication lui donne comme mère « une princesse italienne », tout en fixant la naissance à San Germano76.
Si le grand Frédéric n’a vu dans le comte de Saint-Germain qu’un « conte pour rire », par contre mesdames du Hausset et de Genlis s’accordent à le considérer sous un aspect différent.
Mme du Hausset rapporte dans ses Mémoires que Louis XV avec qui le comte s’est entretenu à plusieurs reprises chez Mme de Pompadour, à Versailles ne souffrait pas qu’on en parlât avec mépris ou raillerie et elle ajoute : « Le roi en parlait comme d’une naissance illustre77. » Si Louis XV a tenu ce propos, ce dont nous ne doutons pas, c’est donc que le roi connaissait le « mystère » de la naissance du comte de Saint-Germain.
De même que Mme du Hausset, la mémorialiste Mme de Genlis connut le comte de Saint-Germain. Pour elle : « le comte est le fils d’un souverain détrôné78. » C’est à peu de chose près l’opinion du comte de Cobenzl, ambassadeur d’Autriche à Bruxelles, quand il écrit à M. de Kaunitz, ministre d’État à la Cour de Vienne, que le comte est : « le fils d’une union clandestine d’une maison puissante et illustre79, » et celle du Dr Challice qui le fait : « bâtard d’une maison royale du centre de l’Europe80 ».
Malgré ces indications, nous sommes toujours dans le vague, et ce n’est pas l’auteur de l’ouvrage : Le comte de Saint-Germain et la marquise de Pompadour81, un certain Lamothe-Langon qui va nous tirer d’embarras. L’intrigue du roman de ce folliculaire est la suivante : l’action se passe en 1745, le fils (?) du comte de Saint-Germain est amoureux de la fille de Mme de Pompadour82. Ils ont un enfant. Le mariage va se faire, mais la marquise refuse son consentement. C’est alors que le comte de Saint-Germain prononce ces paroles : « Je peux arriver à prouver que mon petit-fils descend du chef de la troisième dynastie des Capétiens. » Or, que nous sachions, le comte n’a jamais eu d’enfant, excepté celui que lui octroya le comte de Lamberg83, mais Lamothe-Langon qui, sans doute, a adopté cette thèse et l’a développée, ne s’embarrasse pas de cette erreur, puisque sans cette anomalie l’intrigue de son roman disparaîtrait84.
Un autre auteur, Ferdinand Denis a repris l’idée
« ingénieuse » de Lamothe-Langon en disant : « quelques personnes le croyaient petit-fils de Henri IV85. »
Certains ont voulu que le comte soit « le fils d’un infant ou d’un grand de Portugal86, » ou « le bâtard d’un roi de Portugal87 ». Toutes ces indications sont trop peu précises pour avoir un fondement sérieux.
Une dernière hypothèse nous reste à examiner : celle de l’origine espagnole qui nous paraît, plus que tout autre, mériter de retenir l’attention. Toutefois, avant d’expliquer pour quelles raisons cette origine nous paraît plus vraisemblable que celles examinées précédemment, nous croyons préférable et plus logique aussi, de tenter de reconstituer, à l’aide des documents imprimés et manuscrits dont nous disposons, la partie de la vie du comte de Saint-Germain sur laquelle on possède des renseignements précis et qui s’étend de 1745 à 1784. Une fois que nous aurons ainsi situé notre personnage dans la clarté de l’histoire positive, il nous sera plus aisé de remonter par une série de déductions et de rapprochements jusqu’à cette mystérieuse origine qui, jusqu’à présent, était plutôt du domaine de la légende.
Chapitre V :
Un « état civil » compliqué
Toutefois avant d’entreprendre la véritable histoire du comte de Saint-Germain, il nous reste à élucider l’importante question qui a trait aux différentes appellations sous lesquelles il a été connu.
Tout d’abord, nous laisserons de côté le titre et le nom sous lesquels il est devenu célèbre pour ne parler que des dénominations qu’il endossa volontairement. Si le comte a porté le nom de Surmont à Bruxelles, c’est parce que ce vocable était la traduction en français du nom de la ville d’Ubbergen, où se trouvaient les terres dont il était propriétaire. Pour celui de Well-done qu’il prit à Leipzig, la raison en est tout autre : à ce moment on pouvait le considérer comme un « bienfaiteur » de l’humanité. Quant à celui de Rákóczi, il n’en fit usage que lorsqu’il sut que tous les possesseurs du nom avaient disparu.
On lui a attribué en outre les noms et titres suivants :
Marquis de Montferrat, Marquis d’Aymar ou Belmar, Chevalier Schœning, Comte Soltikof,
Comte Tzarogy ou Zaraski.
Prenons le premier de ces noms, celui de Marquis de Montferrat, et voyons ce que dit à son propos, le baron
de Gleichen, qui l’a mentionné le premier : « J’ai ouï, dit-il, qu’entre plusieurs noms allemands, italiens et russes, il [le comte] avait porté anciennement celui de marquis de Montferrat. Je me rappelle que le vieux baron de Stosch m’a dit à Florence avoir connu sous le règne du Régent un marquis de Montferrat qui passait pour un fils naturel de la veuve de Charles II, retirée à Bayonne et d’un banquier de Madrid88. » Or, le baron de Stosch ne vint à Paris qu’en 1713 ; il y resta à peine une année et partit ensuite pour l’Ita-lie89. Ainsi, au moment du début de la Régence (sept. 1715), le baron de Stosch n’étant plus à Paris, n’a pu connaître le personnage en question, à l’époque et au lieu qu’il indique.
Toutefois, en Italie, le fief de Montferrat eut ses marquis particuliers jusqu’au début du XVIe siècle. En 1533, à la mort du dernier marquis, Jean-Georges, décédé sans progéniture, le marquisat, en séquestre entre les mains de Charles Quint, échut par héritage, à Frédéric II de Gonzague, premier duc de Mantoue. Sous l’un de ses descendants, Guillaume, troisième duc de Mantoue, le Montferrat fut érigé en duché
(1574), par l’empereur Maximilien II. Enfin, en 1713, l’investiture du duché fut donnée au duc de Savoie, Victor-Amédée II, par l’empereur Joseph Ier. Par conséquent, en 1715, le titre italien de « marquis » de Montferrat était tombé en désuétude.
D’autre part, le marquisat de Montferrat n’a existé en France qu’à partir de 1750. En effet, le Montferrat, terre et seigneurie du Dauphiné (Isère), fut érigée en cette qualité au profit de Ch.-Gab.-Justin de Barral. À sa mort, la dignité passe à son fils, Joseph-Marie, qui devint président à mortier au parlement du Dauphiné et premier président de la Cour impériale de Grenoble.
Comme aucun autre document n’attribue au comte de Saint-Germain ce nom et ce titre, nous croyons inutile de nous appesantir davantage sur ce point.
Examinons maintenant le nom : Marquis de Belmar, celui-ci dû à la plume du comte de Lamberg : « Un personnage rare à voir [à Venise], c’est le marquis d’Aymar ou Belmar, connu sous le nom de Saint-Ger-main90. » Cette fois ce n’est plus une fausse attribution mais une confusion de nom par changement de lettre ; ce n’est pas Belmar que l’on doit lire mais Bed-mar. Ce patronyme appartient à une ancienne famille de la Castille, en Espagne, dont est issu le marquis de Bedmar, cadet de la maison d’Albuquerque lequel passa toute sa vie en dehors de son pays comme capitaine général et gouverneur des armées aux Pays-
Bas Espagnols. Devenu vice-roi de Sicile, le marquis termina sa carrière à Madrid comme ministre d’État (1715). Il maria sa fille au marquis de Moya, second fils du marquis de Villena, qui devint par la suite marquis de Bedmar et capitaine des gardes de la Cour, à Madrid91.
Quant aux autres dérivés, ils ont été employés par R.-Maria Rilke – Belmare – 92, F. Bulau93 et T. P. Bar-num94 – Bellamare – et le grand Larousse – Bellamye95.
Le nom de chevalier Schœning a été propagé par F. Bulau96 et T. P. Barnum97. À ce sujet disons qu’il a existé en Norvège, un grand historien, Gehrard Schœning, auteur de nombreux travaux (1722-1780).
On doit aussi à ces deux derniers écrivains l’appellation comte Soltikof. Cette famille, l’une des plus anciennes de la Russie, est apparentée à la famille impériale. Parmi les membres, citons Serge Solti-kof, le premier des favoris de Catherine II, lorsque cette princesse n’était encore que grande duchesse, les feld-maréchaux, Pierre-Simon Soltikof, mort en 1772, gouverneur de Moscou, et son cousin Nicolas,
qui commanda les troupes russes durant la révolution de 1762, et enfin le comte Michel Soltikof, sénateur et membre du conseil privé, lequel s’occupa beaucoup de théosophie et de Maçonnerie98.
Quant aux deux variantes du nom de Rákóczi, la première : Zaraski, se trouve chez Touchard-Lafosse, le fabricant des Chroniques de l’Œil-de-Boeuf, chroniques aussi suspectes que les « mémoires » de Lamothe-Lan-gon99. La seconde variante Tzarogy, anagramme de Ragotsky, suivant l’orthographe française, est sortie de l’imagination de F. Bulau100.
Le seul mémorialiste qui ne suit pas la règle, qui est de décerner au comte de Saint-Germain des titres de noblesse, est le cynique Casanova qui après mûres réflexions s’en tint à cette dénomination : « Il n’était que le joueur de violon Catalani101 ! »
DEUXIÈME PARTIE
UN EUROPÉEN MYSTÉRIEUX
Je vois mon chemin comme l’oiseau Sa route sans traces
R. Browning
Chapitre premier : Le rideau se lève
Au cours des temps, on a parlé, de par le monde, de certaines individualités mystérieuses dont l’identité véritable est demeurée une énigme, tel le Signor Géraldi, qui vint à Vienne en 1687, où il excita la curiosité. Il disparut au bout de trois ans sans laisser de trace102.
En ce qui concerne le comte de Saint-Germain, aucun doute n’est possible, et nous pouvons assurer que son existence n’est pas un mythe, attestée qu’elle est par des documents très nombreux et d’une incontestable authenticité.
C’est en 1745, et de la ville de Londres que nous apprenons les premiers événements extérieurs de la vie du comte de Saint-Germain.
À cette époque, l’Angleterre avait pour roi Georges II, prince électoral de Hanovre et le pays était divisé en deux partis : les uns, partisans de la monarchie nouvelle, appelés les Whigs ; et les autres, les Torys ou Jacobites, partisans de la dynastie des
Stuarts, c’est-à-dire de celle de Jacques III, ou le chevalier de Saint-Georges, dit le Prétendant, dans les veines duquel coulait non seulement le sang des Stuarts mais aussi celui d’Henri IV et de Sobieski.
Vers la fin de décembre 1743, la France reconnaissant Jacques III pour roi d’Angleterre, se déclara prête à aider le Prétendant par les armes contre Georges II, roi régnant.
Cette alliance avait eu un commencement d’exécution au début de 1744. Le bruit courut à Londres que le détroit serait franchi. L’alarme fut grande dans les ports de l’Angleterre mais dans la nuit du 6 au 7 mars 1744, une forte tempête d’équinoxe dispersa la flotte française réunie à Dunkerque, et l’expédition fut contremandée103. La France ne désirant pas tenter une seconde expédition, le fils du Prétendant, Charles-Edouard, en conçut une lui-même et l’exécuta en 1745, afin de recouvrer l’héritage dont on avait dépouillé sa famille104. Le fils du Prétendant, à peine débarqué en Écosse, remportait quelques victoires sur les troupes anglaises, marchait sur Londres, et le 15 septembre 1745, Charles-Edouard était proclamé à Édimbourg, régent d’Angleterre et de
France105. La terreur à Londres fut extrême et le roi Georges II prêt à partir pour la Hollande106.
On entreprit alors d’arrêter dans Londres certaines personnes suspectes ; toutefois, « ce n’est pas qu’on en ait trouvé en faute, mais sur les soupçons ordinaires de Jacobisme107, » et comme le roi envisageait la suspension de la loi de l’Habeas corpus108, on commença à préparer les appartements de la Tour, pour recevoir ces suspects. La suspension de la loi fut votée le 29 octobre 1745 ; tous les étrangers furent traités comme des ennemis de l’État et l’on continua « à visiter les suspects pour savoir s’ils ont des armes et surtout ceux que l’on considère comme catholiques109 ». « C’est ainsi que l’autre jour [on était en décembre 1745] on a arrêté un homme étrange qui est connu sous le nom de comte de Saint-Germain110. » On a prétendu que son arrestation fut le résultat d’une
cabale de gens jaloux, que, pour des motifs d’ordre privé, une lettre fut glissée à son insu dans sa poche. Cette lettre émanait soi-disant du fils du Prétendant, Charles-Edouard. « Le prince le remerciait chaleureusement de ses services et le priait de les lui conti-nuer111. » D’après notre chargé d’affaires à Londres, M. Chiquet, l’arrestation du comte eut lieu pour un tout autre motif : on le prit pour un espion à cause de son imprudence et de ses allures trop libres : « Les soupçons que l’on a sur son compte viennent de ce qu’il fait très bonne figure, qu’il reçoit de très grosses remises, paie bien un chacun et ne fait point crier après lui112
Le comte de Saint-Germain ne fut pas « écroué à la prison de la maréchaussée sous l’inculpation de haute trahison113, » mais simplement « laissé dans son appartement à la garde d’un messager d’État, on ne lui a pas trouvé de papiers qui donnent le moindre indice contre lui114 ». M. André Lang prétend « avoir vainement exploré toutes les collections publiques et privées de papiers d’État, en quête d’une trace de l’arrestation ou de l’interrogatoire de Saint-Germain115, » et pourtant M. Chiquet, notre envoyé à Londres en parle longuement dans sa lettre du 21 décembre 1745 : « Il
[le comte] fut interrogé par le secrétaire d’État [le duc de Newcastle] à qui il ne rendit pas de raisons aussi satisfaisantes qu’on l’aurait désiré, persistant à ne vouloir décliner son nom, ses qualités, etc., qu’au roi même, et ajoutant à cela dès qu’on a point de plainte fondée contre lui et qu’il ne se comporte point en ce pays contre les dispositions des lois, c’est agir ouvertement contre le droit des gens que d’ôter à un honnête homme étranger sans aucun prétexte la liberté116. » Comme on n’avait rien de répréhensible contre lui, on le relaxa, ce qui fit dire à Sir Horace Walpole que le comte « n’était pas un gentilhomme, parce qu’il reste et raconte qu’on l’a pris pour un espion117 ».
Quel était donc le comte de Saint-Germain et que faisait-il à Londres ? « Il est là depuis deux ans et se refuse à dire qui il est, d’où il vient, mais admet qu’il ne porte pas son nom118. » Ainsi le titre que le comte porte n’est en réalité qu’un titre d’emprunt. Cette indication a pour nous une importance très grande. En effet, si on se rappelle la phrase que prête le landgrave de Hesse au comte de Saint-Germain : « Je me nommerai Sanctus Germanus, le saint frère », il y a là une coïncidence troublante. Il est donc avéré
que le nom du comte est un pseudonyme comme en portaient à l’époque certains grands personnages lorsqu’ils voyageaient incognito.
Le comte de Saint-Germain habitait Londres depuis deux ans, et cependant on ignorait tout de lui, bien que quelques-uns eussent cherché à percer le mystère qui l’enveloppait. Cependant, on le disait un riche gentilhomme « sicilien » et en cette qualité avait été admis auprès de la haute noblesse anglaise. « Il avait vu ce qu’il y avait de grands jusqu’au Prince de Galles119. » Cette indication est en tout cas une présomption en faveur des origines aristocratiques du comte.
Parmi les personnes de haute naissance chez qui le comte avait été reçu, citons le duc de Newcastle, le secrétaire d’État aux Affaires étrangères qui l’avait interrogé lors de son arrestation et qui « savait, dit-on, qui était le comte120 » ; lord Holdernesse, ancien ambassadeur d’Angleterre à Venise, et sa femme, nièce de la princesse Palatine, duchesse d’Orléans ; Don Antoinio de Bazan y Melo, marquis de Saint-Gilles, ambassadeur espagnol à la Haye, venu à Londres en 1745, en mission spéciale ; le comte Danneskeold-Laurwig, chevalier-chambellan et amiral danois121 ; le major général Yorke et sa famille122 ;
Andrew Mitchell, ambassadeur anglais à la cour de Prusse123, etc.
Lorsque le comte de Saint-Germain vint en Angleterre, il trouva les Anglais très passionnés de musique. Le goût de l’opéra et particulièrement de l’opéra italien s’était développé à Londres124, grâce à l’appui du Prince de Galles, qui était un fervent de la musique. Il avait une salle privée, Albermarle Street, chez le comte de Grantham, son chambellan, chez qui il demeurait et où le soir après souper, il donnait des concerts avec des chanteurs italiens. Ce fut sans doute à une de ces soirées que le comte fit valoir ses talents pour le violon « dont il jouait merveilleusement bien125 ». Les auteurs contemporains affirment que, dans ses exercices les plus ordinaires, « un connaisseur pouvait distinguer les tons séparés d’un quartette complet quand le comte se livrait à ses improvisations sur le violon126 ». Il composait avec une égale facilité et le même succès, et sa conversation était toujours relative à cet art, « au langage duquel il empruntait mille termes figurés127 ».
Le comte se rendait souvent, dans Grosvenor Street, chez lady Townshend, elle aussi fervente
admiratrice des chanteurs italiens. « Cette dame joignait à tant d’autres bonnes qualités un goût délicat pour la musique, si bien qu’on la prenait pour juge en la matière. Un jour de réception, le comte de Saint-Germain devait faire partie de la réunion, et dans la soirée, il arriva avec sa manière courtoise et à l’aise, mais avec plus de hâte qu’il n’est d’usage, et avec ses doigts sur ses oreilles, puis il se laissa tomber sur une chaise. Chacun sembla étonné de cette attitude, mais lorsqu’on lui demanda ce qu’il avait, il montra la rue, et dit : je suis étourdi par un plein chargement de dis-sonances128 ». En effet, au moment où le comte pénétrait chez lady Townshend, on venait de décharger, devant la porte de l’hôtel, un tombereau de pierres.
Le comte de Saint-Germain était fort apprécié dans le monde musical de la capitale anglaise, et lorsque le compositeur allemand Gluck, alors au début de sa carrière, vint à Londres, accompagné de son bienfaiteur, le prince de Lobkovitz129, ce dernier, lui-même,
grand amateur de musique, devint en peu de temps l’ami chaleureux du comte. Pour le remercier, celui-ci lui dédia sa seule œuvre didactique : Musique raisonnée, selon le bon sens, aux Dames Anglaises qui aiment le vrai goût en cet art. L’ouvrage n’a pas été édité130.
Ce manuscrit n’est pas l’unique œuvre du comte en musique ; le célèbre éditeur musical anglais, M. Walsh, qui demeurait dans le Strand, Catherine Street, publia, entre 1745 et 1765 une dizaine de partitions et de mélodies qui témoignent du génie musical de son auteur, et « de la merveilleuse excentricité comme de la beauté de ses conceptions131 ».
Sur les trois premières compositions musicales publiées en 1745, deux sont des mélodies ; la première est écrite sur une poésie de l’Écossais William Hamilton : 0 wouldst thou know what sacred charms (Oh, si vous connaissiez les charmes de la félicité), et la seconde sur des vers du poète anglais Aaron Hill : Gentle love this hour befriend me (Que cette heure près de vous est douce). Quant à la troisième composition : The favorite songsin l’Incostanza Deluza (la perfide inconstance), la partition en a été faite sur le poème italien de G. Brivio ; elle comprend 20 pages132.
Nous donnons la reproduction des deux premières mélodies133.
Les mélodies suivantes dont la musique et la poésie sont du comte de Saint-Germain parurent, soit en 1747 : The maid that’s made for dove (La servante changée en colombe) ; O wouldst thou know what kind of charm (Oh, si vous connaissiez son pouvoir charmeur), soit en 1748 : Jove, when he saw my Fanny’s face (Quelle joie quand il vit le visage ma Fanny).
En 1755, le comte fit éditer la pièce de musique suivante Six Sonatas for two violins with a bass for harpsicord or violoncello, et une nouvelle mélodie sur une poésie de E. Waller134 : The self Banish’s (L’exilé volontaire). De même en 1760, on publia de lui : Seven solo for a violon et sa dernière mélodie : Chloé, or the musical magazine. Enfin, l’année 1765 vit paraître sa dernière partition, une comédie musicale faite en collaboration avec le musicien Abel135 : The summer’s tale (Un conte d’été136).
Durant le séjour du comte de Saint-Germain à
Londres, deux hommes d’un caractère bien différent s’y trouvèrent également. L’un était le Français, maréchal de Belle-Isle ; l’autre, le mystique suédois Swedenborg. M. de Belle-Isle et son frère avaient été arrêtés en décembre 1744, sur un territoire relevant du Hanovre et par suite de la couronne d’Angleterre, et conduits à Londres. Tous deux « demeuraient dans une maison à quelque distance de Windsor137, » mais « resserrés de très près dans leur appartement ; on ne leur permet de parler à personne ; on lit toutes leurs lettres avant de leur donner cours138 ». Ils demeurèrent là jusqu’au 13 août 1745. Nous avions cru un moment à une rencontre possible entre M. de Belle-Isle et le comte de Saint-Germain ; nous n’avons découvert aucun document à ce sujet.
Quant à Swedenborg, si nous le mentionnons, c’est afin de relever une certaine phrase de M. Beaumont-Vassy, à propos de notre personnage : « Le comte de Saint-Germain chercha à copier Swedenborg139. » Que nous sachions, le comte n’a jamais prétendu avoir des visions140.
Nous n’avons pu savoir à quel moment le comte de
Saint-Germain quitta l’Angleterre ; nous croyons pouvoir supposer que ce fut au début de 1746, et qu’il prit le parti de retourner en Allemagne où il avait habité avant de venir à Londres, et ce, d’après son propre dire.
Chapitre II : À la cour du Bien-aimé
Quittant l’Angleterre en 1746, le comte de Saint-Germain se rendit, comme nous le verrons par la suite, en Allemagne, dans ses terres, où il séjourna jusqu’au début de 1758, et arriva à Paris, en février de la même année.
À cette époque, la fortune de Mme de Pompadour, alors favorite de Louis XV depuis plus de treize ans, était à son apogée. Il ne convient pas, dans ce livre écrit en marge de la grande histoire de rappeler combien fut considérable l’influence de cette femme supérieure sur la marche des affaires de l’État. Cette influence explique tout naturellement la présence à la direction des Bâtiments du roi, c’est-à-dire à la surintendance des beaux-arts, du jeune frère de la favorite, le marquis de Marigny, lequel « ayant voyagé avec d’habiles artistes en Italie, et ayant acquis du goût et beaucoup plus d’instruction que n’en avait eu aucun de ses prédécesseurs141 » sut se faire apprécier de Louis XV. Toutefois malgré de grandes qualités de savoir et de discernement, le marquis de Marigny ne perdit jamais tout à fait une certaine rudesse de manières et une brusquerie native qui lui nuisirent auprès de ses contemporains.
Le marquis dirigeait encore les manufactures du roi, et c’est à ce titre qu’il fut sollicité par le comte de Saint-Germain. En effet, ce dernier en avril 1758 envoya une lettre à M. de Marigny, et cette lettre, des plus curieuses, nous montre un nouvel aspect de notre personnage142.
Après avoir assuré le marquis de toute sa confiance, le comte s’exprime ainsi :
« J’ai fait dans mes terres la plus riche et la plus rare découverte qu’on ait encore faite… J’y fais travailler avec une assiduité, une constance, une patience qui n’ont peut-être pas d’exemple, pendant près de vingt ans. Je ne dis rien des dépenses excessives que j’ai faites pour rendre ma trouvaille digne d’un roi ; rien non plus des peines, voiages, études, veilles et ce qu’elle m’a coûté. L’objet de tant de soins obtenu, je viens volontairement en offrir le profit au roi, mes seuls frais déduits, sans lui demander autre chose que la disposition libre d’une des maisons roiales, propre à y établir les gens que j’ai amenés d’Allemagne pour son service. Ma présence sera assez souvent nécessaire là où le travail se fera. De là la nécessité d’y trouver un logement tout prêt pour moi. Je me charge de tous les frais, tant de ceux qu’exigent les transports des matières toutes préparées, que de ceux du travail des couleurs qu’on tirera de ces matières préparées à
deux cents lieues de Paris, en un mot, il n’en coûtera au roi qu’un logement meublé convenable à l’établissement prompt et solide que je viens lui proposer, et quelques arbres par an, moiennant quoi j’aurai la gloire et la satisfaction de remettre à S. M., mes droits indisputables sur la plus riche manufacture qui fût jamais, et en laisser tout le profit à son royaume.
« Est-il nécessaire d’ajouter que j’aime sincèrement le roi et la France ? peut-on se méprendre sur le désintéressement et la louabilité de mes motifs ? La nouveauté ne paraît-elle pas exiger un procédé tout particulier à mon égard ? Que S. M., que Mme de Pom-padour daignent considérer l’offre dans toutes ses circonstances, et l’homme qui la fait. Je n’ai plus qu’à me taire. Il y a un an que je parle de cela. Il y a trois mois que je suis à Paris. Je m’ouvre, Monsieur, à un homme droit et franc ; pourrais-je avoir tort143 ?… »
Cette lettre [qui n’est qu’une copie qu’on nous dit authentique] est signée : DENIS DE S. M., Comte de Saint-Germain. C’est la première et la seule fois que nous voyons paraître ce nom. Les initiales sont-elles celles du patronyme du comte ou cachent-elles un autre pseudonyme ? nous l’ignorons ; constatons simplement le fait.
Ce qui est plus certain c’est l’indication donnée par notre personnage de la possession en Allemagne d’un domaine dans lequel travaillent depuis une vingtaine d’années, des gens à ses gages en vue d’un procédé
concernant les teintures. Ainsi le comte de Saint-Germain serait un savant chimiste possédant des biens en Allemagne. Ajoutons que cette indication sera corroborée par d’autres faits que nous indiquons plus loin.
Le marquis de Marigny accepta la proposition à lui faite par le comte de Saint-Germain. Il lui fit donc connaître qu’il mettait à sa disposition une partie du château de Chambord, alors inoccupé depuis la mort du neveu du maréchal de Saxe.
Le 8 mai 1758, M. Collet, architecte et contrôleur des Bâtiments du roi, fit savoir au frère de la favorite que : « Le comte de Saint-Germain est arrivé ici samedi pour son second voyage qu’il fait à Chambord. J’ai fait préparer deux logements pour partie de son monde, ainsi que trois pièces de cuisines et offices, au rez-de-chaussée, pour ses opérations. Je n’ai rien eu à changer pour cela dans cette partie du château, sauf quelques réparations urgentes144. »
Cette missive nous fournit la preuve que ce n’est pas Louis XV qui donna au comte de Saint-Germain le château de Chambord, comme on l’a prétendu145 ; c’est le marquis de Marigny qui prit sur lui de permettre au comte de se servir d’une partie des com-
muns du château pour ses manipulations de matières colorantes.
Le surlendemain, le comte revint à Paris, accompagné de M. Collet146, parce qu’il avait quelques arrangements à effectuer, et ne retourna à Chambord que dans le courant d’août 1758147.
Le comte de Saint-Germain, s’il avait obtenu en partie satisfaction, désirait vivement être reçu par le marquis de Marigny, aussi lui écrivit-il à nouveau le 24 mai 1758. Dans cette lettre, le comte se plaint douloureusement de « ce qu’on lui refuse la porte » et demande au marquis un moment d’audience « au nom de la justice et de l’humanité148 ».
Cette seconde lettre n’eut pas, sans doute, le même sort que la première, et il est fort probable que le frère de la favorite, bien qu’étant d’une sécheresse admirablement persistante avec les personnes de grande qualité, se décida à recevoir le comte de Saint-Ger-main149, et à la suite de cette entrevue, le marquis, conquis par la singularité du savoir du comte, le présenta à sa sœur.
Lorsque le comte de Saint-Germain fut présenté à Mme de Pompadour, celle-ci fut frappée par son air aristocratique « le comte paraissait avoir cin-
quante ans ; il avait l’air fin, spirituel, était mis très simplement, mais avec goût. Il portait aux doigts de très beaux diamants, ainsi qu’à sa tabatière et à sa montre150 ». Le comte sut certainement plaire à la favorite du roi et celle-ci intéressée comme l’avait été son frère le garda près d’elle un certain jour. Il y avait là M. de Gontaut, Mme de Brancas, et l’abbé de Ber-nis, ministre des affaires étrangères. À un moment donné, le roi entra, venant de ses appartements situés au premier étage, par l’escalier dérobé.
La marquise de Pompadour présenta le comte de Saint-Germain au roi avec sa grâce accoutumée.
Il est hors de doute que Louis XV questionna le comte de Saint-Germain sur ses origines. Les réponses de celui-ci durent être nettes et précises puisqu’on affirme que « le roi ne souffrait pas qu’on en parlât [du comte] avec mépris et raillerie151 ».
Comme Louis XV avait naturellement quelque goût pour les sciences positives : l’astronomie, l’anatomie et la chimie, et que le comte, comme nous l’avons vu, pratiquait cette dernière science, on a prétendu que celui-ci avait monté au hameau de Trianon près de Versailles, un laboratoire où le roi « se distrayait à des expériences152 ».
Le comte de Saint-Germain avait ses entrées familières à Versailles chez la marquise de Pompadour. Auprès d’elle se tenait sa femme de chambre, Mme du Haussay des Demaines153 qui nous a laissé sur sa maîtresse des Mémoires, dont l’authenticité ne fait aucun doute154.
La marquise de Pompadour aimait la façon particulière avec laquelle le comte de Saint-Germain racontait l’histoire et l’interrogeait malicieusement :
— Comment était fait François Ier ? C’est un roi que j’aurais aimé.
— Aussi était-il très aimable, dit le comte ; et il
dépeignit ensuite sa figure et toute sa personne, comme l’on fait d’un homme qu’on a bien considéré. « C’est dommage qu’il fut ardent. Je lui aurais donné un bon conseil qui l’aurait garanti de ses malheurs… ; mais il ne l’aurait pas suivi, car il semble qu’il y ait une fatalité pour les princes qui ferment leurs oreilles, c’est-à-dire celles de leur esprit aux meilleurs avis, surtout dans les moments critiques.
— Et le connétable, dit Madame, qu’en dites-vous ?
— Je ne puis en dire trop de bien et trop de mal, répondit-il.
— La cour de François Ier était-elle fort belle ?
— Très belle, mais celle de ses petits-fils la surpassait infiniment ; et du temps de Marie-Stuart, et de Marguerite de Valois, c’était un pays d’enchantement, le temple des plaisirs ; ceux de l’esprit s’y mêlaient. Les deux reines étaient savantes, faisaient des vers, et c’était un plaisir de les entendre. »
Madame lui dit en riant :
— « Il semble que vous ayez vu tout cela.
— J’ai beaucoup de mémoire, dit-il, et j’ai beaucoup lu l’histoire de France. Quelquefois je m’amuse non pas à faire croire, mais à laisser croire, que j’ai vécu dans les plus anciens temps155. »
En effet, le comte de Saint-Germain « savait doser le merveilleux de ses récits, suivant la réceptivité de
son auditeur156, » ce qui à notre avis est le propre d’un esprit supérieur157.
Une certaine fable ayant trait à l’aspect physique du comte intriguait au plus haut point la société parisienne. Le bruit s’était répandu que celui-ci bien qu’ayant l’apparence d’un homme dans la force de l’âge était en réalité un vieillard âgé de plusieurs siècles, et la rumeur étant venue aux oreilles de Mme de Pompadour, celle-ci en fit la remarque au comte :
— « Mais enfin vous ne dites pas votre âge, et vous vous donnez pour fort vieux. La comtesse de Gergy qui était, il y a cinquante ans, je crois ambassadrice à Venise, dit vous y avoir connu tel que vous êtes aujourd’hui.
— Il est vrai, Madame, que j’ai connu, il y a longtemps, Mme de Gergy.
— Mais, suivant ce qu’elle dit, vous auriez plus de cent ans à présent ?
— Cela n’est pas impossible, dit-il en riant ; mais je
conviens qu’il est encore plus possible que cette dame que je respecte, radote.
— Vous lui avez donné, dit-elle, un élixir surprenant par ses effets ; elle prétend qu’elle a longtemps paru n’ avoir que vingt-quatre ans. Pourquoi n’en donneriez-vous pas au roi ?
— Ah ! Madame, dit-il avec une sorte d’effroi, que je m’avise de donner au roi une drogue inconnue, il faudrait que je fusse fou158. »
En réalité, si Mme de Gergy a pu connaître le
comte de Saint-Germain à Venise, ce n’est qu’entre les années 1723 à 1731, lorsque son mari, Jacques-Vincent Languet, comte de Gergy, était ambassadeur de France dans cette ville159.
De même, on prétend « d’après des personnes dignes de foi » que Rameau aurait connu le comte à Venise, en 1710, « ayant l’air d’un homme de cinquante ans160 ». Or, s’il est exact que Rameau fit un voyage en Italie, ce fut en 1701 et non en 1710, et même notre musicien, parti avec l’intention de visiter la péninsule italienne, « n’alla point au-delà de Milan161 ».
La fable, dont il est question plus haut, était l’ œuvre d’un « pantomime grimacier » lequel faisait partie d’une troupe d’amuseurs publics dirigés par un certain « comte » d’Albaret, Piémontais d’origine, que les chroniques du temps disent « avoir (eu) beaucoup d’esprit ». Ce pantomime « être amphibie, moitié Français, moitié Anglais, quelquefois fripon, mystificateur, joueur, espion, parasite, et quoiqu’en dise tout Paris, ordinairement ennuyeux162, » était un
Français, nommé Gauve, commis dans les fourrages, que l’on avait surnommé milord Gor (ou Gower ou Qoys), parce qu’il imitait les Anglais supérieurement. « Or, ce fut ce milord Gor que des mauvais plaisants menèrent dans les salons et ruelles du Marais sous le nom de M. de Saint-Germain, pour satisfaire la curiosité des dames et des badauds de ce canton de Paris, plus aisé à tromper que le quartier du Palais-Royal ; ce fut sur ce théâtre que notre faux adepte se permit de jouer son rôle, d’abord avec un peu de charge, mais, voyant qu’on recevait tout avec admiration, il remonta de siècle en siècle jusqu’à Jésus-Christ163, dont il parlait avec une grande familiarité, comme s’il avait été sort ami. « Je l’ai connu intimement, disait-il, c’était le meilleur homme du monde, mais romanesque et inconsidéré ; je lui ai souvent prédit qu’il finirait mal. » Ensuite, notre acteur s’étendait sur les services qu’il avait cherché à lui rendre par l’intercession de Mme Pilate, dont il fréquentait la maison journellement. Il disait avoir connu particulièrement la sainte Vierge, sainte Elisabeth, et même sainte Anne sa vieille mère. « Pour celle-ci, ajoutait-il, je lui ai rendu un grand service après sa mort. Sans moi, elle n’aurait jamais été canonisée. Pour son bonheur, je me suis trouvé au concile de Nicée, et comme je connaissais beaucoup plusieurs des évêques qui le
composaient, je les ai tant priés, leur ai tant répété que c’était une si bonne femme, que cela leur coûterait si peu d’en faire une sainte, que son brevet lui fut expédié. » Cette facétie, répétée à Paris assez sérieusement, contribua à valoir à M. de Saint-Germain le renom de posséder une médecine qui rajeunissait et rendait peut-être immortel ; elle est aussi à l’origine du conte bouffon de la vieille femme de chambre d’une dame qui avait caché une fiole pleine de cette liqueur divine164 : « la vieille soubrette la déterra et en avala tant, qu’à force de boire et de rajeunir elle redevint petit enfant165 ». À moins qu’il ne faille chercher à cette histoire une autre explication que nous envisagerons dans la dernière partie de ce travail.
Tandis qu’à Paris, on « mystifiait » notre personnage, par contre à Versailles, le roi Louis XV et Mme de Pompadour le traitaient avec considération, et l’on assure que le comte de Saint-Germain passa quelques soirées presque en tête-à-tête avec le roi.
C’est ainsi que Mme du Haussay rapporte une de leurs conversations :
« M. de Saint-Germain dit un jour au roi :
— Pour estimer les hommes, il ne faut être ni confesseur, ni ministre, ni lieutenant de police.
Le roi lui dit :
— Et roi ?
— Ah ! dit-il, Sire, vous avez vu le brouillard qu’il faisait il y a quelques jours, on ne voyait pas à quatre pas. Les rois, je parle en général, sont environnés de brouillards encore plus épais que font naître autour d’eux les intrigants, les ministres infidèles ; et tous s’accordent dans toutes les classes pour lui faire voir les objets sous un aspect différent du véritable166. »
Le comte de Saint-Germain vint, « un jour où la cour était en magnificence, chez Madame [de Pom-padour], avec des boucles de souliers et de jarretières de diamants fins, si belles, que Madame dit qu’elle ne croyait pas que le roi en eût d’aussi belles. Il passa dans l’antichambre pour les défaire, et les apporter pour les voir de plus près ; et en comparant les pierres à d’autres, M. de Gontaut qui était là, dit qu’elles valaient au moins deux cent mille francs. Il avait ce jour même une tabatière d’un prix infini, et des boutons de manche de rubis qui étaient étincelants167. »
« Quelques jours après, il fut question entre le roi,
Madame, quelques seigneurs, et le comte de Saint-Germain, du secret qu’il avait de faire disparaître les taches des diamants. Le roi se fit apporter un diamant médiocre en grosseur, qui avait une tache. On le fit peser, et le roi dit au comte : « Il est estimé six mille livres, mais il en vaudrait dix sans la tache. Voulez-vous vous charger de me faire gagner quatre mille francs ? » Il l’examina bien, et dit : « Cela est possible, et dans un mois je le rapporterai à votre Majesté. — Le comte, un mois après, rapporta au roi le diamant sans tache il était enveloppé dans une toile d’amiante qu’il ôta. Le roi le fit peser, et à quelque petite chose près, il était aussi pesant. Le roi l’envoya à son joaillier, sans lui rien dire, par M. de Gontant, qui rapporta neuf mille six cents livres ; mais le roi le fit redemander, pour le garder par curiosité. Il ne revenait pas de sa surprise, et il disait que M. de Saint-Germain devait être riche à millions, surtout s’il avait le secret de faire avec de petits diamants de gros diamants. Il ne dit ni oui ni non ; mais il assura très positivement qu’il savait faire grossir les perles, et leur donner la plus belle eau168. »
« Le comte de Saint-Germain étant venu chez Madame qui était incommodée, et qui restait sur sa chaise longue, lui fit voir une petite boîte qui contenait des topazes, des rubis, des émeraudes. Il paraît qu’il
y en avait pour des trésors. Madame m’avait appelée [c’est Mme du Haussay qui parle] pour voir toutes ces belles choses. je les regardai avec ébahissement, mais je faisais signe derrière à Madame que je croyais tout cela faux. Le comte ayant cherché quelque chose dans un porte-feuille, grand deux fois comme un étui à lunettes, il en tira deux ou trois petits papiers qu’il déplia, fit voir un superbe rubis, et jeta de côté sur la table avec dédain une petite croix de pierres blanches et vertes. Je la regardai, et dis : “Cela n’est pas tant à dédaigner”. Je l’essayai, et j’eus l’air de la trouver fort jolie. Le comte me pria aussitôt de l’accepter ; je refusai, il insista. Madame refusait aussi pour moi. Enfin, il pressa tant et tant que Madame, qui voyait que cela ne pouvait guère valoir plus de quarante louis, me fit signe d’accepter. Je pris la croix, fort contente des
belles manières du comte ; et Madame, quelques jours après lui fit présent d’une boîte émaillée sur laquelle était un portrait de je ne sais plus quel sage de la Grèce pour faire comparaison avec lui. Je fis, au reste, voir la croix, qui valait quinze cents francs. Il proposa à Madame de lui faire voir quelques portraits en émail de Petitot, et Madame lui dit de revenir après dîner pendant la chasse. Il montra ses portraits, et Madame lui dit : “On parle d’une histoire charmante que vous avez racontée il y a deux jours chez M. le Premier169 et dont vous avez été témoin il y a cinquante ou soixante ans”. Il sourit. M. de Gontaut et les dames arrivèrent, et on fit fermer la porte170. »
À tout prendre, l’histoire en soi est banale. Elle se déroule en Hollande, à la Haye. Un jeune gentilhomme se fait passer auprès de l’ambassadeur d’Espagne, le marquis de Saint-Gilles171, pour le fils d’un grand d’Espagne, le comte de Moncade, et lui extorque une certaine somme d’argent pour les beaux
yeux d’une jeune comédienne aussi rusée que le jeune gentilhomme172.
Comme Mme du Haussay « affirme que l’histoire est vraie dans tous ses points » nous en concluons que le comte de Saint-Germain a connu les personnages qu’il met en scène et nous savons déjà que le comte de Saint-Germain et le marquis de Saint-Gilles sont des amis comme nous l’avons vu au chapitre premier173.
Chapitre III :
Mme d’Urfé et Casanova
Le comte de Saint-Germain n’était pas seulement accueilli et consulté par le roi Louis XV et la marquise de Pompadour174, il avait aussi accès dans les meilleures familles de la cour, et quoiqu’il acceptât les invitations à dîner qui lui étaient faites par ses amis « vivait d’un grand régime, ne buvant jamais en man-geant175 ». S’il s’asseyait à table, il refusait à peu de chose près les mets qu’on lui proposait, et se contentait de parler, ce qu’il faisait avec autant de grâce que de facilité.
Il allait souvent passer la soirée chez la marquise d’Urfé, qui habitait, tout près de la rue des Saints-Pères, un élégant hôtel, sur le quai des Théatins, aujourd’hui quai Voltaire. La marquise occupait un riche appartement, où elle vivait somptueusement ; son salon était connu de tout Paris, et l’un des mieux fréquentés de la capitale, où chacun tenait à honneur d’être admis.
La maison d’Urfé était l’une des plus anciennes, sinon des plus nobles et des plus puissantes de France,
et nombre de ses membres occupèrent les plus hautes dignités.
Jeanne Camus de Pontcarré, dernière marquise d’Urfé, avait à l’époque cinquante-trois ans : de taille élancée, très brune, un profil pur éclairé par de beaux yeux bleus, elle était encore séduisante ; avec cela, aimable, enjoué, très instruite, musicienne, la marquise charmait ses auditeurs.
Un soir [mai 1758] que le comte de Saint-Germain était venu dîner chez Mme d’Urfé, le trop célèbre Casanova s’y trouvait. Qui ne connaît « cette canaille insigne176 » dont le but dans la vie fut de paraître, de briller et d’exploiter autrui. Malgré sa superbe, Casanova avoue qu’il fut étonné par le comte de Saint-Germain177. Celui-ci, ne mangeant pas, ne faisait que parler du commencement à la fin du repas. « Il est vrai qu’il était difficile, dit Casanova, de parler mieux que lui… Il avait un ton décisif, mais d’une nature si étudiée qu’il ne déplaisait pas178, » et pour cette raison,
Casanova l’écouta avec la plus grande attention. En effet, on était fasciné par la conversation du comte : « Sur quelque sujet et sur quelque époque qu’on l’interrogeât, on était surpris de le voir connaître ou de lui entendre inventer une foule de choses vraisemblables, intéressantes, et propres à jeter un nouveau jour sur les faits les plus mystérieux179. » C’était un émerveillement, même chez les plus sceptiques que de voir et d’entendre le comte, tandis que les hôtes silencieux faisaient honneur au repas.
Le personnage du comte de Saint-Germain avait tellement surpris Casanova qu’il nous en a gardé le portrait suivant : « Il était savant, parlait parfaitement la plupart des langues ; grand musicien, grand chimiste, d’une figure agréable180. »
Nous avons dit que la marquise d’Urfé était très savante. « Alors qu’elle était toute jeune fille, Mlle de Pontcarré avait déjà laissé deviner les tendances de son caractère à rechercher tout ce qui lui paraissait en dehors des lois naturelles, fort instruite, connaissant les arts d’agréments à la mode, jouant du clavecin comme un maître, elle n’avait aucune frivolité de son âge. Élevée à Rouen, elle avait lu toute la bibliothèque de son père, préférant surtout les livres qui traitaient des sciences cabalistiques, parlaient en détails des travaux du moyen âge, des études récentes des alchi-
mistes célèbres en indiquant de précieuses recettes pour la fabrication des philtres enchanteurs181. » Ayant hérité la précieuse bibliothèque littéraire des seigneurs d’Urfé, « elle l’avait soigneusement conservée et même enrichie de nombreux manuscrits très rares lui ayant coûté plus de 100.000 livres182 » consacrés uniquement à l’art chimique.
« Dans une partie plus retirée de ses appartements, elle possédait un vaste laboratoire de chimie où étaient entassés des creusets, des alambics, des cornues, des fourneaux de toutes formes nécessaires aux mystérieuses préparations auxquelles elle se livrait. C’est dans ce lieu discret, son temple ainsi qu’elle le nommait, toujours et soigneusement fermé pour les vulgaires, prudemment ouvert à quelques initiés, qu’elle passait chaque jour de longues heures, tout entière à ses travaux sur les propriétés balsamiques des plantes en vue de la composition d’une sorte
d’élixir de longue vie, duquel elle attendait des effets surprenants183. »
On connaît la folle comédie jouée par Casanova à Mme d’Urfé par laquelle celle-ci devint la dupe du praticien de l’escroquerie à la magie. Il lui persuada que pour obtenir l’union avec les esprits élémentaires, il fallait se prêter à une hypostase, c’est-à-dire au passage de l’âme dans le corps d’un enfant mâle, né de l’union philosophique d’un immortel avec une mortelle. En réalité, cette expérience n’était qu’un subterfuge de Casanova lequel soutira à Mme d’Urfé une fortune rondelette ; celle-ci mourut persuadée qu’elle portait dans son sein l’enfant miraculeux sous la forme duquel elle devait revivre.
À l’encontre de Casanova184, le comte de Saint-Germain observa auprès de la marquise d’Urfé une grande prudence et jamais ne se prêta au moindre rôle de devin ou de prophète185. Du reste, rien n’a été dit
sur leurs relations, sauf une historiette « venimeuse » qui n’a même pas le mérite d’être curieuse. Un soir de réception chez la marquise, le comte s’y trouve. Entendant prononcer le nom de Créquy, il narre ses rapports, pendant la première session du Concile de Trente, avec le cardinal de Créquy, évêque de Rennes. — Pardon, évêque de Nantes, ratifie une invitée. Le comte se fâche et demande à la dame son nom. « Devinez ». Ne pouvant le dire, il répond : « Vous portez un nom dont la racine est cufique, hébraïque et samaritaine, un nom dépouillé, précipitable ! C’était la marquise de Créquy186. »
Casanova a dit dans ses Mémoires que la marquise d’Urfé détestait le comte de Saint-Germain187, ce qui nous paraît quelque peu étonnant quand on sait que le seul portrait existant du comte a fait partie du cabinet de Mme d’Urfé188.
Le comte y semble avoir de 30 à 40 ans ; il est de face, en justaucorps à brandebourgs, bordé de fourrures et comportant de grandes manches fourrées ; une cravate à jabot de dentelles s’échappant de son gilet déboutonné jusqu’à la cinquième boutonnière.
Visage ovale et glabre, aristocratique, intelligent et fin, légèrement tourné à gauche. Beaucoup de mystère et de raillerie, s’échappe de son regard perçant un peu à droite, au-dessus d’un nez qui pointe droit vers le menton189. Nous pensons que ce portrait a été peint par le comte Rotari, ami du comte de Saint-Germain, dont nous parlerons plus loin, et donné à Mme d’Urfé par notre personnage peu avant son départ pour La Haye, au début de 1760.
Ce ne fut pas la seule fois que le comte de Saint-Germain et Casanova se rencontrèrent. Ils se revirent chez le fermier général, M. de la Pouplinière. Ce dernier habitait l’été le château de Passy, ancien château de Boulainvilliers, situé sur le chemin d’Auteuil à Passy. M. de la Pouplinière était très riche ; cultivant la poésie et le dessin ainsi que la musique, il était dans ce dernier art un amateur possédant quelque talent. Il consacra à la musique une partie de sa fortune et fut très généreux envers les artistes.
Dans le salon du château de Passy se coudoyaient gens de cour, gens du monde, gens de lettres, artistes, acteurs et actrices. M. de la Pouplinière avait à sa disposition un théâtre spacieux, les premiers talents des théâtres, chanteuses et danseuses de l’Opéra et un orchestre excellent dirigé soit par Gossec, un des meilleurs artistes du temps, soit par Gaffre, un harpiste incomparable. Les concerts se tenaient dans la
grande galerie ; ils étaient très goûtés de l’assistance nombreuse et choisie.
Le comte de Saint-Germain qui était, nous l’avons déjà montré, un brillant violoniste pouvait aller à Passy autant comme virtuose que comme invité. Il avait été présenté à M. de La Pouplinière par le comte de Wedel-Fries, ambassadeur du Danemark, grand ami du fermier-général190. Au souper qui suivit le concert, le comte de Saint-Germain soutint la conversation avec beaucoup d’esprit et de noblesse191.
Il ne faudrait pas croire que le comte oubliait le motif réel ou apparent de son voyage en France. Il s’occupait activement de la future fabrique de couleurs de Chambord. C’est ainsi qu’au cours d’un voyage dans cette ville, le comte de Saint-Germain fit la connaissance de l’abbé Tascher de la Pagerie, chanoine de la cathédrale, ami du marquis de Marigny, lequel était gouverneur de Blois. L’abbé de la Pagerie écrivait à M. de Marigny à la date du 12 août 1758 : « On attend incessamment M. de Saint-Germain qui excite la curiosité dans le pays ; je me suis trouvé deux fois à dîner avec lui. Il me paraît avoir beaucoup de connaissances et raisonner par principes192, » et comme l’abbé s’étonnait de voir le comte à Chambord, le marquis de Marigny lui répondit de Versailles, le 2 septembre 1758 : « Il est vrai que le roi a accordé à M. de
Saint-Germain un logement au château de Chambord. Vous avez raison de dire que c’est un homme de mérite, j’ai eu lieu de m’en convaincre dans les entrevues que j’ai eues avec lui et on espère de la supériorité de ses lumières des avantages réels193. »
On remarquera par ces lettres combien était grande l’estime et la confiance témoignées au comte de Saint-Germain.
Cependant le transport des matières nécessitées pour la fabrication des couleurs n’ayant pu, croyons-nous, s’effectuer d’Allemagne en France, le comte revint à Chambord en décembre 1758, accompagné de deux gentilshommes, afin d’aviser194. Que fut-il décidé, nous l’ignorons ; ce qui est certain, c’est que le comte de Saint-Germain ne revint plus à Chambord195.
Le comte avait laissé au château les gens qu’il avait amenés pour faire le travail de manipulation des matières colorantes. Ce n’est que le 21 mai 1760 qu’une décision intervint à leur sujet. Le comte de Saint-Florentin, ministre de la maison du roi écrivit à
M. de Saumery, gouverneur du château « de bien vouloir avertir ces gens de se retirer, parce qu’ils sont inutiles et que personne n’a rien à leur donner196 ». En effet, à cette date le comte de Saint-Germain n’était plus en France mais en Hollande, comme on le verra ci-après.
Chapitre IV :
Les talents de M. de Saint-Germain
En 1759, le comte de Saint-Germain habitait à Paris, au 101 de la rue Richelieu, en l’hôtel de la veuve du chevalier Lambert, son banquier197.
Parmi les personnes reçues par la veuve du chevalier Lambert se trouvait le baron de Gleichen, de passage à Paris, au titre d’envoyé du margrave de Bay-reuth, avec lequel il venait de parcourir toute l’Italie. C’était la seconde fois que la veuve du chevalier Lambert le recevait, M. de Gleichen étant déjà venu à Paris en 1753198. Il nous a laissé de sa rencontre avec le comte de Saint-Germain, un récit tout à fait typique : « Je vis entrer un homme de taille moyenne, très robuste, vêtu avec une simplicité magnifique et recherchée. Il jeta son chapeau et son épée sur le lit de la maîtresse du logis, se plaça dans un fauteuil près du feu et interrompit la conversation en disant à l’homme qui parlait : « Vous ne savez pas ce que
vous dites, il n’y a que moi qui puisse parler sur cette matière, que j’ai épuisée tout comme la musique que j’ai abandonnée, ne pouvant plus aller au-delà199. »
D’après ce que nous savons du comte, de ses façons courtoises et polies de se présenter et de parler, le récit du baron de Gleichen nous paraît suspect. En effet, parmi ses contemporains, M. de Gleichen avait une réputation bien assise, laquelle a été définie par Mme du Deffand. « Son défaut c’est d’être menteur au suprême degré non qu’il déguise la vérité mais il l’altère200, » et confirmée par Louis Claude de Saint-Martin : « C’est un homme qui donnerait trente vérités pour un mensonge201
Quoi qu’il en soit, le comte de Saint-Germain et M. de Gleichen devinrent amis puisque ce dernier note : « Je l’ai suivi pendant six mois avec l’assiduité la plus soumise202. »
Le comte avait réuni chez la veuve du chevalier Lambert un certain nombre de tableaux ; il les montra à M. de Gleichen en lui disant que certainement il n’en avait pas vu de pareils en Italie durant son voyage : « Effectivement il me tint presque parole, car les tableaux qu’il me fit voir étaient tous marqués à un coin de singularité ou de perfection qui les rendait plus intéressants que bien des morceaux de la première classe, surtout une sainte famille de Murillo, qui égalait en beauté celle de Raphaël à Versailles203. »
Le comte fit de même admirer à M. de Gleichen : « une quantité de pierreries et surtout des diamants de couleur, d’une grandeur et d’une perfection surprenantes ».
« Je crus voir, dit ce dernier, les trésors de la lampe merveilleuse. Il y avait, entre autres, une opale d’une grosseur monstrueuse et un saphir blanc204 de la taille d’un œuf, qui effaçait par son éclat celui de toutes les pierres de comparaison que je mettais à côté de lui. J’ose me vanter de me connaître en bijoux, et je puis assurer que l’œil ne pouvait découvrir aucune raison
pour douter de la finesse de ces pierres, d’autant plus qu’elles n’étaient point montées205. »
M. de Gleichen ajoute que le comte « possédait plusieurs secrets chimiques, surtout pour faire des couleurs, des teintures et une espèce de similor d’une rare beauté. Peut-être même était-ce lui qui avait composé ces pierreries dont j’ai parlé, et dont la finesse ne pouvait être démentie que par la lime ».
Dans le même temps que M. de Gleichen quittait Paris pour le Danemark, le comte de Saint-Germain connut celle qui fut plus tard Mme de Genlis.
Stéphanie-Félicité du Crest est née le 25 janvier 1746 « dans une petite terre de Bourgogne, près d’Au-tun206 ». Reçue à l’âge de sept ans, chanoinesse du chapitre noble d’Alix, proche de Lyon, Mlle du Crest, selon les prérogatives du chapitre, prit le titre de comtesse de Lancy, son père étant seigneur de Bour-bon-Lancy. Sa jeunesse fut un enchantement : « Le matin, dit-elle, je jouais un peu de clavecin et je chantais ; ensuite j’apprenais mes rôles (car elle jouait la comédie), et puis je prenais ma leçon de danse, et je tirais des armes ; après, je lisais jusqu’au dîner207… » Grâce à cette excellente éducation, elle sut se créer
une place à part lorsqu’elle vint à Paris, après que son père se fut ruiné en de mauvaises spéculations.
La comtesse de Lancy venait d’avoir treize ans lorsqu’elle vint passer, avec sa mère, l’été de 1759, à Passy, chez le fermier général, M. de la Pouplinière : « C’était, dit-elle, un vieillard de soixante-six ans, d’une santé robuste, d’une figure douce, agréable et spirituelle208, » et elle ajoute naïvement : « qu’elle fut fâchée de n’avoir pas trois ou quatre ans de plus, car je l’admirais tant que j’aurais été charmée de l’épou-ser209. » Cependant le fermier général ne fut pas étranger au changement de situation de sa protégée qui parvint par la suite au faîte des honneurs.
Dans un chapitre précédent, nous avons vu que le comte de Saint-Germain était reçu chez M. de la Pou-plinière. Ce fut donc dans le salon du grand seigneur de la finance qu’eurent lieu les rencontres de la jeune comtesse, devenue Mlle de Saint-Aubin, avec « le personnage très singulier qu’elle vit presque tous les jours, pendant plus de six mois210 ».
« Ce personnage extraordinaire pour qui elle a conservé beaucoup d’intérêt211 » a excité au plus haut point la curiosité de la jeune du Crest, et si elle voit en lui « un charlatan, ou du moins, un homme exalté par quelques secrets particuliers qui lui avaient pro-
curé une santé très robuste et une vie plus longue que la vie ordinaire de l’homme212, » puisque le comte paraissait avoir à l’époque tout au plus quarante-cinq ans, bien qu’il eût certainement un âge plus avancé, elle avoue qu’elle a été subjuguée par « cet homme si extraordinaire par ses talents et par l’étendue de ses connaissances, et par tout ce qui peut mériter la considération personnelle, le savoir, des manières nobles et sérieuses, une conduite exemplaire, la richesse et la bienfaisance213 ».
Cette admiration que Mlle du Crest éprouve pour le comte de Saint-Germain est à nouveau confirmée par les lignes suivantes : « Il montrait les meilleurs principes, il remplissait avec exactitude tous les devoirs extérieurs de la religion, il était fort charitable, et tout le monde s’accordait à dire qu’il avait les mœurs les plus pures214. Enfin tout était grave et moral dans son maintien et dans ses discours215. »
De même que Casanova, la future Mme de Genlis nous a laissé un portrait du comte, mais ce portrait est moins banal et plus caractéristique : « Il était un peu au-dessous de la moyenne, bien fait et marchant fort lestement ; ses cheveux étaient noirs, son teint fort brun, sa physionomie très spirituelle, ses traits assez réguliers216. » C’est ce que confirment M. de Gleichen et Mme du Haussay. Si nous comparons ce portrait qui nous semble exact, avec celui tracé par C. de Courchamps, on demeure étonné d’apprendre que le comte avait le regard arrogant… qu’il portait « une forêt de cheveux blancs, la plus belle barbe et les sourcils de même217 ». Ce qui est certain, c’est que d’après la gravure de N. Thomas, le comte est glabre. De son côté, Lamothe-Langon nous décrit notre personnage sous l’aspect le plus flatteur : « Il avait une taille cambrée et gracieuse, les mains délicates, le pied mignon, la jambe élégante que faisait ressortir un bas de soie bien tendu. Le haut-de-chausse, fort étroit, laissant aussi deviner une rare perfection des formes ; son sourire montrait les plus belles dents du monde, une jolie fossette ornait le menton218. » Nous compléterons ce portrait par la description de M. de Gleichen qui le montre : « vêtu avec une simplicité magnifique et recherchée » et de Mme du Haussay qui
l’a vu plusieurs fois : « mis très simplement, mais avec goût » tandis que l’ironiste C. de Courchamps l’a vu « habillé comme au temps du roi Guillemot219 ».
Mlle du Crest eut de longues conversations avec le comte de Saint-Germain ; celui-ci « parlait parfaitement le français sans aucun accent » ; par contre, M. de Gleichen assure que le comte parlait notre langue « avec un accent piémontais220 », tandis que C. de Courchamps prétend que cet accent était alsa-cien221, mais tous les trois s’accordent pour nous dire qu’il parlait l’anglais, l’italien, l’espagnol, langues auxquelles il faut ajouter le portugais, et l’allemand d’après M. de Gleichen222. Quel que fût l’accent avec lequel le comte parlait notre langue, il fut un causeur séduisant ; Mlle du Crest qualifie sa conversation d’« instructive et amusante ; il avait beaucoup voyagé et il savait l’histoire moderne avec un détail étonnant, ce qui a fait dire qu’il parlait des plus anciens personnages comme ayant vécu avec eux ; mais je ne l’ai jamais rien entendu dire de semblable223 », et la jeune
du Crest, comme si elle voulait opposer sa parole aux folliculaires confirme la correction parfaite de l’attitude du comte en disant « que pendant les quatre premiers mois de notre intimité, non seulement il ne dit pas une extravagance, mais ne dit pas une seule phrase extraordinaire ; il avait même quelque chose de si grave et de si respectable dans sa personne, que ma mère n’osait pas l’interroger sur les singularités qu’on lui attribuait224 ».
On se souvient que le comte de Saint-Germain excellait en musique et Mlle du Crest tient à le signaler : « Il était excellent musicien il accompagnait de tête sur le clavecin tout ce qu’on chantait, et avec une rare perfection, dont j’ai vu Philidor étonné, ainsi que de sa manière de préluder225. » Un soir, il fit une curieuse réponse à la jeune du Crest ; celle-ci jouait des airs italiens que le comte accompagnait d’oreille, lorsque ce dernier lui dit que dans quatre ou cinq ans, elle aurait une belle voix, et il ajouta : « Et quand vous aurez dix-sept ou dix-huit ans, serez-vous bien aise d’être fixée à cet âge-là, du moins pour un très grand nombre d’années ? Comme elle répondait qu’elle en serait charmée, « Eh bien, reprit-il très sérieusement, je vous le promets226. »
La musique n’était pas le seul talent du comte. Il était bon physicien et très grand chimiste : « Il me
donnait sans cesse, dit Mlle du Crest, des bonbons excellents, en forme de fruits, qu’il m’assurait avoir faits lui-même ; de tous ses talents, ce n’était pas celui que j’estimais le moins. Il me donna aussi une boîte à bonbons très singulière, dont il avait fait le dessus. La boîte, d’écaille noire, était fort grande ; le dessus en était orné d’une agate de composition beaucoup moins grande que le couvercle ; on posait cette boîte devant le feu, et au bout d’un instant, en la reprenant, on ne voyait plus l’agate, et l’on trouvait à sa place une jolie miniature représentant une bergère tenant une corbeille remplie de fleurs cette figure restait jusqu’à ce qu’on fit réchauffer la boîte, alors l’agate reparaissait et cachait la figure227. »
L’habileté du comte n’était pas moins réelle en peinture. « Il peignait à l’huile, non pas de la première force, comme on l’a dit, mais agréablement ; il avait trouvé un secret de couleurs véritablement merveilleux, ce qui rendait ses tableaux très extraordinaires. Sa peinture était dans le genre des sujets historiques ; il ne manquait jamais d’orner ses figures de femmes d’ajustement de pierreries ; alors il se servait de ses couleurs pour faire ces ornements, et les émeraudes, les saphirs, les rubis, etc., avaient réellement l’éclat, les reflets et le brillant des pierres qu’ils imitaient. Latour, Vanloo et d’autres peintres ont été voir ces tableaux, et admiraient extrêmement l’artifice surprenant de ces couleurs éblouissantes, qui avaient
l’inconvénient d’éteindre les figures, dont elles détruisaient d’ailleurs la vérité par leur étonnante illusion. Mais pour le genre d’ornements, on aurait pu tirer un grand parti de ces singulières couleurs, dont M. de Saint-Germain n’a jamais voulu donner le secret228. »
Durant le temps qu’il connut M. de Gleichen et la future Mme de Genlis, le comte de Saint-Germain avait été admis aux petits soupers du roi, qui se tenaient au Petit-Trianon229.
Louis XV réunissait à ces petits soupers une société intime de gens aimables. Là, toute étiquette était bannie afin que chacun pût parler librement. Les mots spirituels, les saillies brillantes, les contes de la cour et de la ville étaient le passe-temps de ces soupers, où quelquefois furent cependant arrêtées des décisions importantes.
En ce lieu comme ailleurs, le comte de Saint-Germain étonnait son auditoire par l’originalité de ses idées et il était toujours prêt à improviser un apologue piquant230.
Nous rapportons, à titre de curiosité, quelques-unes des histoires qu’aurait contées M. de Saint-Germain.
Un jeune seigneur, très libertin, obtient au moyen d’une opération magique, les faveurs d’un vampire femelle. Ne pouvant se débarrasser de l’emprise du succube qu’il a suscité, le jeune imprudent s’adresse au comte de Saint-Germain qui, par une évocation contraire chasse l’entité. Le jeune seigneur repentant entre dans un monastère et quelque temps après meurt en odeur de sainteté231.
Une jeune veuve sachant que le comte de Saint-Germain ne vient jamais en visite qu’étant paré de fort beaux bijoux, cherche à l’empoisonner afin de s’emparer de ses pierreries. Le comte évente le piège ; la femme affolée appelle ses séides pour le faire assassiner, mais ceux-ci sont mis par lui dans l’impossibilité d’accomplir leur dessein. Les bandits sont arrêtés et pendus ainsi que leur complice232.
Un riche seigneur de Dalmatie donne à souper à ses amis. Survient un gentilhomme étranger. Chacun des convives à sa vue éprouve une répulsion extraordinaire. Toute joie disparaît. Les invités s’éloignent. Le nouveau venu est conduit dans une chambre donnant sur la campagne. Vers minuit un cri retentit, puis le silence. Le lendemain, on trouve proche du
palais, le cadavre d’un paysan des environs. L’étranger a disparu233.
Citons encore ces deux « anecdotes » dont la première est une pure fiction et la seconde, basée sur un canevas dont nous indiquons la source :
Une demoiselle, Hélène de Pal… est conduite au Parc-aux-Cerfs, avec le consentement de son père, malgré les efforts de son amant. Le désespoir envahit la jeune fille qui résout de s’empoisonner. Avec l’appui du comte de Saint-Germain, elle simule le drame et les médecins présents essaient vainement de la ranimer. À point nommé, le comte arrive, fait le simulacre de lui administrer un antidote, et la jeune personne est sauvée234.
Maître Dumas, ex-procureur au Châtelet, est prodigieusement riche. Il s’occupe d’astrologie dans une chambre haute, fermée par une double porte de fer. Chaque vendredi un homme mystérieux s’enferme avec l’ex-procureur et s’en va au bout d’une heure. Une fois, le visiteur vient un mercredi au lieu du vendredi, ce qui déroute maître Dumas et une discussion s’en suit. Après le départ du visiteur, l’ex-procureur s’enferme à clef dans sa chambre, et lorsque la femme et le fils ouvrent la porte, le lendemain, maître Dumas a disparu. Ceci se passait en 1700.
Louis XV qui connaissait l’aventure en fit part au comte de Saint-Germain. Sur ses indications, basées sur un thème horaire, on découvre un caveau auquel on accédait de la chambre haute par un escalier en vis, et dans ce caveau on voit le cadavre de maître Dumas endormi à jamais par un puissant narcotique235.
Nous avons trouvé dans les Mémoires secrets de Duclos une histoire qui s’apparente étrangement avec cette anecdote. Un nommé Pécoil, de Lyon, avait fait une fortune immense en partant des plus bas emplois de la gabelle, à la suite de quoi il avait acheté, pour son fils, une charge de maître des requêtes. Cependant, il ne profita jamais de ses richesses et ne songea qu’à les accumuler. Il avait fait faire dans sa maison un caveau fermé à trois portes, dont la dernière était de fer. Il allait de temps à autre dans ce caveau afin de jouir de la vue de son trésor. Sa femme et son fils s’en aperçurent. Un jour qu’il y était allé bien qu’on le crut sorti, il ne rentra pas le soir. La mère et le fils attendirent deux jours. Au bout de ce temps, ils se rendirent au caveau et enfoncèrent les deux premières portes, mais la porte de fer résistant, il fallut attendre au lendemain. Lorsqu’ils pénétrèrent dans le caveau, ils trouvèrent l’homme étendu à terre près des coffres, mort, les bras rongés, et à côté de lui une lanterne carbonisée236. Tout est identique, sauf la présence de notre personnage.
Le comte de Saint-Germain était vu, avec distinction dans presque toutes les bonnes maisons de la capitale.
C’est ainsi qu’il était reçu fréquemment chez le marquis de Béringhen, M. le Premier, de la petite écurie du roi, chez qui, nous l’avons vu, il raconta l’histoire du comte de Moncade, la seule vraiment qu’on puisse lui attribuer avec certitude237 ; de même chez la princesse de Montauban, épouse du lieutenant-général Charles de Rohan-Rochefort. C’est dans cette maison que le comte fit la connaissance de M. d’Af-fry, ambassadeur de France à La Haye, avec qui, plus tard, il eut des démêlés238 ; il avait ses entrées chez les demoiselles d’Alencé, parentes du comte Dufort de Cheverny, introducteur des ambassadeurs, lesquelles demeuraient rue Richelieu, vis-à-vis de la Bibliothèque royale. « Ces deux jeunes femmes fort aimables voyaient la meilleure compagnie de la capi-tale239 ; » on le rencontrait également dans la famille de M. d’Angeviller ; celui-ci parent et héritier de Mme de Béringhen, n’était à cette époque que maréchal de camp avant d’être nommé directeur des bâtiments du roi et membre de l’Académie des Sciences. « J’ai connu, dit-il, M. de Saint-Germain. J’étais bien jeune [il avait 29 ans], mais malgré ma jeunesse, quoique bien traité et caressé, par lui, loin de le laisser jouir
des hommages n’on rendait à son charlatanisme (?), je lui rompais sans cesse en visière sans aucun ména-gement240 » ; il allait aussi chez Mme de Marchais, fille du fermier-général de Laborde et parente de Mme de Pompadour, mariée au premier valet de chambre du roi, laquelle épousa, devenue veuve, M. d’Ange-viller, et tint un salon comme Mme Geoffrin. « Elle avait conservé de fort beaux cheveux dans l’âge le plus avancé241 : on prétendait que le fameux comte de Saint-Germain qui avait paru à la cour comme un des plus célèbres alchimistes (?), lui avait donné une liqueur qui conservait les cheveux et les préservait de blanchir avec les années242 » ; il était reçu chez M. de l’Épine Danican, armateur, descendant d’un corsaire malouin. « Celui-ci avait profité de ses lumières très étendues sur la métallurgie, pour connaître et mettre en valeur les mines que possédait la Basse-Bretagne sans les connaître243 » ; il allait souvent chez M. de Nicolaï, premier président de la chambre des comptes, lequel demeurait place Royale et aussi chez le comte Andréas Peter Bernstorff, conseiller de la légation danoise, etc.
Enfin un certain Ordre de la Félicité244, ayant à sa tête le duc de Bouillon « chercha à faire sa connaissance étant donné qu’on le prenait pour un supé-rieur245 ». Cet Ordre, dont le marquis de Chambe-nas était l’âme, se réclamait du système du comte de Gabalis, que l’abbé Montfaucon de Villars avait inventé246. Comme bien on pense, le comte de Saint-Germain déclina cet honneur247.
Chapitre V :
La grande colère de M. de Choiseul
Le comte de Saint-Germain fréquentait la maison de M. de Choiseul, et y était bien reçu.
Le duc de Choiseul était ministre des Affaires étrangères depuis le 3 décembre 1758, en remplacement du cardinal de Bemis. « Sa naissance, son ton, ses manières le faisaient considérer et il avait su gagner les bonnes grâces de Mme de Pompadour bien plus que tout autre248. »
Quand la politique n’était pas en jeu, seuls, les plaisirs de toutes sortes intéressaient le duc. « J’aime mon plaisir à la folie », dira-t-il249. Au contraire, Mme de Choiseul ne vivait que par l’esprit. Aimable et bonne, elle charmait sans être jolie. Lisant beaucoup et s’adonnant à la musique et à la peinture, elle avait fait mander au comte de Saint-Germain de venir chez elle, sachant par ouï-dire que l’on gagnait beaucoup à ses entretiens. En effet, l’étendue et la variété de ses connaissances ont été pour le comte des recommandations d’autant plus puissantes qu’en quelque art qu’il ait voulu briller, il a toujours réussi.
Tout d’abord, le duc de Choiseul ne s’étonna pas outre mesure des faits et gestes du comte de Saint-
Germain ; celui-ci vivait en France comme il avait vécu auparavant en Angleterre, c’est-à-dire grandement, réglant toutes ses dépenses sans qu’aucun envoi de fonds lui soit fait.
Naturellement la chose finit par surprendre et « comme sa richesse ne lui venait pas, en tout cas, du jeu ou de l’escroquerie, jamais aucune accusation de ce genre ne semble avoir été soulevée contre lui250, » on en vint à parler d’alchimie, de « pierre philosophale ».
Le duc ordonna une enquête afin de connaître l’origine des fonds dont disposait le comte, et dit à ceux qui s’adressaient à lui pour être renseignés, « qu’il leur montrerait bientôt de quelle carrière on extrayait cette “pierre philosophale” dont ils parlaient251 ».
Les moyens employés par le duc de Choiseul ne donnèrent aucun résultat bien que le lieutenant de police Bertin de Bellisle ait déployé tout son zèle.
Cette soi-disant « minière » d’où le comte de Saint-Germain extrayait ses fonds peut s’expliquer ainsi : il possède, nous le savons, un grand nombre de pierreries de toute beauté, il lui est donc facile de s’en dessaisir auprès d’une personne qualifiée, laquelle fera parvenir le joyau sur l’un des marchés de Londres ou d’Amsterdam, afin d’en tirer le maximum, et lui fera tenir les fonds chez son banquier, la veuve du chevalier Lambert.
M. de Choiseul vexé de ne pas connaître ce qu’il désirait le plus savoir, ne sut pas cacher son dépit, si bien qu’un soir, à souper, où se trouvaient réunis lui-même et sa femme, le baron de Gleichen que nous connaissons, et le bailli de Solar, ambassadeur de Sardaigne, le ministre fit une violente, sortie à sa femme : « Il lui demanda brusquement, pourquoi elle ne buvait pas ? et elle lui ayant répondu : qu’elle pratiquait, ainsi que M. de Gleichen ; le régime de M. de Saint-Germain avec bon succès, M. de Choiseul lui dit : « Pour ce qui est du baron, à qui j’ai reconnu un goût tout particulier pour les aventuriers (?), il est le maître de choisir son régime, mais vous, Madame, dont la santé m’est précieuse, je vous défends de suivre les folies d’un homme aussi équivoque (?). Il est étrange, ajouta-t-il en s’échauffant davantage, qu’on permette que le roi soit souvent presque seul avec un tel homme, tandis qu’il ne sort jamais qu’environné de gardes, comme si tout était rempli d’assassins252. »
Si les paroles du duc de Choiseul nous le montrent visiblement dépité de la confiance mise par le roi en notre personnage, son mouvement de colère provenait aussi de sa jalousie contre le maréchal de Belle-Isle, dont le comte de Saint-Germain était l’ami253. Le maréchal « ce vieux soldat à l’esprit jeune et hardi »
était le petit-fils du surintendant Fouquet254. Il tenait dans le ministère du duc de Choiseul les fonctions de ministre de la guerre. Les deux hommes se détestaient à cause de leurs ambitions politiques personnelles255.
La politique de M. de Choiseul tenait en deux lignes : combattre l’Angleterre et la vaincre ; garder l’indépendance de la Prusse et se garantir ainsi des visées ambitieuses des cours autrichiennes et russes256. Au contraire, M. de Belle-Isle intriguait pour se faire l’auteur d’une paix séparée avec l’Angleterre. « Le maréchal admirait les Anglais disant que ceux-ci sont courageux et aiment leur roi, et que dès qu’on les attaque, il n’y a plus de faction en Angleterre et l’esprit de patriotisme y règle les décisions de Westminster257. »
Or, tout ce qui touche de près ou de loin à l’Angleterre indispose le duc de Choiseul, et l’on va voir pourquoi le comte de Saint-Germain fut englobé dans cette réprobation.
Comme beaucoup d’autres, le comte faisait du commerce maritime et avait des intérêts dans une compagnie anglaise de navigation. Le bateau sur lequel il était intéressé, l’Ackerman, fut pris le 8 mars 1759, par le corsaire français, le Maraudeur, commandé par le capitaine dunkerquois, Thivier-Leclerc. Le jugement de l’Amirauté de Dunkerque avait reconnu la prise valable dont le montant s’élevait à près de 800.000 livres. Cependant, la maison Eymeri et Cie de Dunkerque se porta partie réclamante devant le conseil des prises, si bien que le dénouement de l’affaire fut porté devant le Conseil royal258. Le comte de Saint-Germain s’adressa à Mme de Pompadour afin qu’elle usât de son influence pour faire lever l’embargo sur l’Ackerman, sur lequel il avait option pour 50.000 écus.
Quelques mois plus tard, il était fortement question de mettre fin à la guerre qui durait depuis trois ans.
Un Écossais habitant Paris, nommé Crammont, reçut une lettre de Londres, lui parvenant via Bruxelles, dans laquelle était suggérée l’idée d’une paix séparée avec l’Angleterre, suggestion émanant de deux des secrétaires d’État du Royaume-Uni, le duc de Newcastle et lord Granville (Charles Foronshead). Cette lettre fut montrée au comte de Saint-Germain par Mme de Pompadour, à un moment où se trouvait aussi près d’elle le maréchal de Belle-Isle, ce dernier faisant cause commune avec la favorite du roi259.
Dans le même temps, le Bailli de Froulai, ambassadeur de Malte à Paris, vint trouver le duc de Choiseul et lui remit une lettre de Frédéric II260, par laquelle ce dernier lui mandait de bien vouloir recevoir le baron d’Edelsheim chargé de lui présenter secrètement des propositions de paix261. M. de Choiseul rejeta la proposition en disant : « Nous ne sommes pas en guerre contre le roi de Prusse et par conséquent nous ne pouvons pas traiter avec lui d’une paix particulière. Ce sont ses ennemis ou ses alliés qui peuvent faire sa paix, mais ce n’est pas nous262. »
Cependant le 25 novembre 1759, le duc Louis de Brunswick, feld-maréchal au service des Provinces-Unies et tuteur du jeune Stathouder, Guillaume V263, avait remis à M. d’Affry, notre ministre résidant à La
Haye, une déclaration signée par le comte d’Holder-nesse et par le baron de Kniphausen, « au nom et de la part de leurs Majestés Britannique et Prussienne tendant à témoigner de l’inclination des cours de Londres et de Berlin au rétablissement de la paix264 ». Malheureusement, « les prétentions de l’Angleterre étaient exagérées et la France fut obligée de leur opposer une certaine résistance265 » et les pourparlers furent rompus.
Mais M. de Belle-Isle, d’accord avec Louis XV et Mme de Pompadour, crut pouvoir réussir cette paix, souhaitée, dit-on, par tous, et dont lui-même tirerait un grand bénéfice, quant à sa position. Sachant que le comte de Saint-Germain était intimement lié avec M. Yorke, ministre d’Angleterre à La Haye, il le char-
gea de faire auprès de l’ambassadeur une démarche en vue d’essayer, à l’insu de M. de Choiseul, de reprendre les pourparlers de paix. Le comte accepta cette mission « secrète », en dehors de tout intérêt personnel, simplement pour rendre service à M. de Belle-Isle et surtout au roi et à Mme de Pompadour pour qui il avait la plus grande estime.
Le 14 février 1760, M. de Belle-Isle fit remettre au comte de Saint-Germain un blanc-seing signé du roi Louis XV, et celui-ci partit pour la Hollande.
Chapitre VI :
Mission diplomatique
Le 20 février 1760, le comte de Saint-Germain parvint à Amsterdam266, et descendit à « L’Étoile d’Orient », l’une des meilleures auberges ; après un instant de repos, il se rendit chez MM. Adrien et Thomas Hope, les plus riches négociants de la ville267. Ceux-ci, le lendemain, le présentaient au maire d’Amsterdam, M. Hasselaar, qui ne fit aucune difficulté pour l’admettre chez lui, et quelques jours plus tard, le comte devint le commensal des plus riches familles de la « Venise du Nord ». Entre-temps, il alla rendre visite à deux commerçants associés, les sieurs Coq et Vangiens, amis de la veuve du chevalier Lambert, son banquier de Paris.
Le 22 février, M. Astier, commissaire de la marine et du commerce de la France à Amsterdam, fit connaître à M. d’Affry, ambassadeur de France à La Haye, l’arrivée du comte de Saint-Germain268.
On sut bientôt que celui-ci était venu en Hollande, chargé d’une commission importante pour les finances de la France. Ce n’était, on le sait, qu’un prétexte pour donner le change sur sa véritable mission.
Quinze jours après son arrivée, le 5 mars 1760, le comte partit pour La Haye en compagnie de Mme Geel-vinck et de l’un des frères Hope269, afin d’assister aux fêtes données en l’honneur du mariage de la princesse Caroline, sœur du Stathouder, avec le prince Charles de Nassau-Weilburg. L’animation était grande à l’hôtel des Ambassadeurs270, situé vis-à-vis l’étang central de La Haye, le Vyver, et dans le même corps de bâtiment que le palais des États-Généraux.
Le comte de Saint-Germain fut reçu avec respect et attentions par l’ambassadeur, M. d’Affry. Celui-ci était un gentilhomme suisse, militaire par état et diplomate par occasion ; il servait la France depuis plusieurs années avec zèle et dévouement. On se souvient que nos deux personnages s’étaient connus à Paris et M. d’Affry avait conservé une haute opinion de son hôte.
D’autre part, la famille Hasselaar avait recommandé le comte à M. Pieck van Soelen, député aux États-Généraux, lequel de son côté le présenta à Mme de Byland ainsi qu’aux autres principales per-
sonnes de la haute société de La Haye. Il plut aussitôt et il fut considéré par toutes et par tous comme un homme de naissance.
Après avoir assisté au bal donné au palais du Sta-thouder, le comte voulut repartir le lendemain pour Amsterdam, mais il fut obligé de différer son départ sur les instances de ses amis. Durant ce temps, il fut journellement en la compagnie de M. d’Affry ; non seulement celui-ci l’invita à dîner, le conduisit dans sa loge au théâtre, mais lui fit même porter à deux reprises des provisions pour son voyage de retour271. Durant une partie de son séjour à La Haye, le comte logea à l’auberge du « Prince d’Orange ».
Par une coïncidence imprévue, le célèbre Casanova se trouvait au même endroit. Du reste, ce n’était pas la première fois que ce chevalier d’industrie venait à La Haye. Son premier voyage datait de fin 1758. Il avait obtenu, grâce l’obligeance de Mme de Rumain, une lettre de recommandation du vicomte de Choi-seul au duc de Choiseul dont le début a une saveur particulière : « Le sieur de Casanova, vénitien, homme de lettres, voyage pour s’instruire dans la littérature et le commerce depuis quelque temps. Ayant le projet de partir tout à l’heure pour la Hollande, malgré les bontés que lui a marquées l’année dernière M. d’Af-fry, il désirerait avoir une lettre de recommandation de M. le duc de Choiseul auprès de ce ministre comme un titre sûr pour en être bien traité. Le vicomte de
Choiseul prie M. de Choiseul de vouloir bien rendre ce service à M. de Casanova, et d’avoir la bonté de lui faire remettre sa lettre pour ce ministre272. »
Casanova obtint sa lettre de créance auprès de M. d’Affry, mais ce dernier fit connaître au duc de Choiseul : « que Casanova n’est pas du tout ce qu’il croit ; qu’il joue gros jeu ; qu’il est venu [à La Haye] pour une affaire d’intérêt — vendre des valeurs françaises273. »
En effet, notre homme avait reçu la mission de négocier sur l’ordre du contrôleur général, M. de Boullongne, vingt millions de papiers-monnaies de France. Cette négociation fut rapidement menée par le sieur Casanova et le trésor français récupérait 18.200.000 livres, partie liquide, partie valeurs excellentes274.
Casanova se trouvait donc une seconde fois à La Haye pour traiter une affaire d’emprunt à 5 %, mais, cette fois, il fut « brûlé » par M. d’Affry ; celui-ci avait écrit au duc de Choiseul : « que Casanova avait une tenue déplorable et a bavardé à tort et à travers sur
ses aventures personnelles et sur la cour de France, c’est-à-dire indiscret en ses propos ». Ce à quoi notre ministre répondit : « qu’il ne connaissait pas directement Casanova et que d’Affry ferait bien de fermer sa porte à cet intrigant275. »
Le comte de Saint-Germain reçut la visite de l’aventurier ; ce dernier nous en a laissé le récit suivant :
« Je me fis annoncer au comte qui avait deux hei-duques dans son antichambre.
— Vous m’avez prévenu, me dit-il, en me voyant entrer ; j’allais me faire annoncer chez vous. J’imagine, mon cher monsieur Casanova, que vous êtes venu ici pour tâcher de faire quelque chose en faveur de notre cour ; mais cela vous sera difficile, car la bourse est scandalisée de l’opération que ce fou de Silhouette vient de faire. J’espère cependant que ce contre-temps ne m’empêchera pas de trouver cent
millions. J’en ai donné ma parole à Louis XV, que je puis appeler mon ami, et je ne le tromperai pas ; dans trois ou quatre semaines, mon affaire sera faite.
— Je pense que M. d’Affry vous aidera à réussir.
— Je n’ai nul besoin de lui. Je ne le verrai même pas probablement, car il pourrait se vanter de m’avoir aidé, et je ne le veux pas. Puisque j’en aurai toute la peine, je prétends en avoir toute la gloire.
— Vous allez à la cour, je pense, et le duc de Brunswick pourra vous être utile.
— Qu’irai-je y faire, à cette cour ? Quant au duc de Brunswick, je n’ai que faire de lui et je ne veux pas faire sa connaissance. Je n’ai besoin que d’aller à Amsterdam. Mon crédit me suffit. J’aime le roi de France, car il n’y a pas dans tout le royaume un plus honnête homme que lui276. »
Le ton arrogant et familier des réponses prêtées à Saint-Germain est bien invraisemblable et cette conversation a été inventée de toutes pièces comme nous le verrons par la suite.
Le 6 mars 1760, le comte de Saint-Germain se rendit chez M. d’Affry avec lequel il eut une longue conversation touchant l’état de la trésorerie en France, disant : « qu’il avait un certain projet pour rétablir les finances, qu’il voulait en un mot sauver le royaume en tâchant de ménager le crédit des
plus gros banquiers hollandais en notre faveur277. » M. d’Affry lui demanda si M. Bertin, notre contrôleur général des finances, se trouvait au courant de ses démarches. La réponse du comte fut négative. Toutefois M. d’Affry prétend avoir vu, le lendemain, le projet financier apostillé par ce même M. Ber-tin278 ! Ce projet comportait l’indication d’une caisse d’escompte, laquelle caisse, fit remarquer M. d’Affry, pourrait devenir un trésor immense pour les gens qui la gérerait. Le comte répondit qu’il n’était venu en Hollande que pour achever de former une compagnie suffisante pour répondre de cette caisse, sans cependant la collaboration des frères Pâris279.
M. d’Affry demanda au comte de lui montrer les pouvoirs l’accréditant pour cette démarche. Ce dernier lui fit voir deux lettres de M. de Belle-Isle, datées l’une du 14 et l’autre du 26 février 1760. La première contenait le blanc-seing signé du roi Louis XV, et la seconde exprimait la grande impatience du maréchal à avoir des nouvelles du comte de Saint-Germain et toutes deux étaient pleines d’éloges sur son zèle, son
habileté et les espoirs qui sont fondés sur ce pourquoi il est à La Haye et dont M. de Belle-Isle attendait l’heureux résultat280.
Lorsque le comte de Saint-Germain eut quitté M. d’Affry, celui-ci envoya un courrier à M. de Choi-seul lui faisant part de la visite reçue et lui demandant des instructions sur la mission financière du comte. Durant ce temps ce dernier se présentait chez son ami, le ministre anglais, Sir Joseph Yorke.
L’entrevue des deux personnages fut très cordiale et le soir même, M. Yorke rendait au comte sa visite, à la suite de quoi une nouvelle rencontre fut décidée entre eux.
Ne pouvant garder plus longtemps le silence, le comte fit part alors à son ami le diplomate de sa véritable mission : « Il commença à parler du mauvais état de la France, de son besoin de la paix, son désir de la conclure et son ambition particulière de contribuer à un événement si désirable pour l’humanité en général281. » À ces mots, M. Yorke lui répondit d’un air grave : « Que ces affaires étaient trop délicates pour être traitées par des personnes non qualifiées. » Sur quoi le comte lui montra les deux lettres de M. de Belle-Isle et le blanc-seing du roi. Le ministre anglais se trouva fort embarrassé. S’il ne doutait pas de la qualité du comte, rien toutefois ne l’autorisait à le
croire effectivement, et pour ne pas s’engager, ne lui répondit qu’en termes généraux sur le désir de paix qu’avait l’Angleterre. Avant de prendre congé, le comte demanda à M. Yorke de tenir secrète leur conversation et de lui transmettre dès que possible une réponse à sa proposition282.
On était au 9 mars 1760. Le comte de Saint-Germain fit connaissance, ce jour-là, avec M. de Bentinck van Rhoon, résident du conseil des députés commissaires de la Hollande283, dont la famille était originaire de Arnheim, et qui habitait Leyde, à mi-chemin entre Amsterdam et La Haye.
Tout de suite les deux hommes sympathisèrent et dès leur premier entretien, qui eut lieu à La Haye, le comte mit M. de Bentinck au courant de sa mission : la paix nécessaire entre la France et l’Angleterre. Le comte eut le soir même une conversation analogue avec le résident du roi de Pologne, électeur de Saxe, M. de Kauderbach, avec lequel il dîna. Durant le souper, auquel assistait le chevalier de Bruhl, le comte, à son habitude, ne prit pas de viande, excepté un blanc de poulet, et borna sa nourriture aux gruaux,
aux légumes et aux poissons. « Il parla savamment, sans affecter aucun mystère, des plus beaux secrets de la nature et tâcha de convaincre, par ses démonstrations, les plus incrédules [de ses auditeurs], sans qu’il parût avoir aucun dessein. Il montra des pierreries d’un prix inestimable, surtout une opale d’une beauté remarquable et se déclara indifférent pour toutes les grandeurs du monde et n’aspirer qu’au titre de citoyen284. » Puis, changeant de thème, le comte en vint à sa commission qu’il exposa ainsi : « Le mal radical de la France est le manque de fermeté de Louis XV. Ceux qui l’entourent connaissent l’excès de sa bonté, en abusent et il n’est entouré que de créatures placées par les frères Pâris, qui seuls font tout le malheur de la France. Ce sont eux qui ont tout corrompu et traversé les dispositions du meilleur citoyen qui soit en France, le maréchal de Belle-Isle. De là, la jalousie et la désunion parmi les ministres qui semblent tous servir un monarque différent. Malheureusement, le roi n’a pas autant de sagacité que de bonté pour apercevoir la malice des gens dont ils [les frères Pâris] l’environnent, et qui connaissent son peu de fermeté, ne sont occupés qu’à flatter son faible, et par là même sont écoutés de préférence. Le même défaut se trouve dans la favorite. Elle connaît le mal et n’a pas le courage d’y remédier285. »
À la suite de ces divers entretiens, le comte crut devoir mettre Mme de Pompadour au courant de ses relations avec M. de Bentinck van Rhoon, le personnage, à ses yeux, le plus qualifié pour l’aider dans sa mission de paix, et voici cette lettre :
« La Haye, le 11 mars 1760.
« Madame,
« Mon attachement pur et sincère pour le roi, pour le bien de votre aimable nation et pour vous, non seulement ne changera jamais dans quelque endroit de l’Europe que je me trouve ; mais je n’y demeurerai pas un instant sans vous le prouver dans toute sa pureté, dans toute sa sincérité, dans toute sa force.
« Je suis actuellement à La Haye chez M. le comte de Bentinck, seigneur de Rhoon avec qui je suis entièrement lié. J’ay si bien fait que je ne crois pas que la France ait d’ami plus sage, plus sincère et plus solide. Comptez là-dessus, Madame, quelques informations que vous puissiez avoir du contraire.
« Ce seigneur est tout puissant tant ici qu’en Angleterre, grand homme d’état et très parfaitement honnête homme. Il s’est entièrement ouvert à moi. Je
lui parlai de l’adorable marquise de Pompadour dans toute l’abondance d’un cœur dont les sentiments pour vous, Madame, vous sont connus depuis longtemps, et sont très sûrement dignes de la bonté du cœur et de la beauté de l’âme qui les a fait naître. Il en a été charmé qu’il en est tout transporté, en un mot vous pouvez compter sur lui comme sur moi-même.
« Je crois que le roi peut en attendre de grands services, vu sa puissance, sa sincérité, sa droiture, etc. Si le roi pense que mes liaisons avec ce seigneur puissent lui être de quelque service, je ne m’épargnerai en rien mon zèle pour son service et mon attachement volontaire et désintéressé pour sa personne sacrée doivent lui être connus.
« Vous connaissez la fidélité que je vous ai vouée, Madame, ordonnez et vous serez obéie. Vous pouvez donner la paix à l’Europe sans les longueurs et les embarras d’un congrès. Vos ordres me parviendront en toute sûreté si vous les adressez chez M. le comte de Rhoon à La Haye ou si vous le jugez plus à propos chez MM. Thomas et Adrien Hope chez qui je loge à Amsterdam.
« Ce que j’ai l’honneur de vous écrire m’a paru si intéressant que je me reprocherais très fort de gar-
der le silence vis-à-vis de vous, Madame, à qui je n’ai jamais caché ni ne cacherai jamais rien.
« Si vous n’avez pas le temps de me faire réponse vous-même, je vous supplie de me la faire faire par quelqu’un de sûr et de confiance. Mais ne tardez pas un moment, je vous en conjure pour tout l’attachement, pour tout l’amour que vous avez pour le meilleur et le plus aimable des rois.
« Je suis, etc286. »
Le comte de Saint-Germain ajouta à sa lettre le post-scriptum suivant :
« Je vous supplie, Madame, de vouloir bien vous intéresser au jugement de la prise de l’Ackermann, la plus injuste et la plus scandaleuse qu’on ait jamais faite sur mer ; j’y suis intéressé pour 50.000 écus, et M. Emery et Cie de Dunkerque ont la commission de se faire restituer le vaisseau. Je vous en supplie encore une fois de faire rendre justice au Conseil royal où cette cause inique doit être bientôt rapportée. Il vous plaira de vous souvenir que vous m’avez promis de ne point souffrir qu’on nous fît injustice l’été dernier287. »
En même temps, le comte écrivit à M. de Choiseul, et lorsque M. de Bentinck lui demanda de quelle façon le ministre des Affaires étrangères recevrait les nouvelles, il lui répondit d’un air assuré et souriant qu’il
y aurait bientôt des changements à Versailles, faisant comprendre à M. de Bentinck qu’il n’était pas au pouvoir de M. de Choiseul d’empêcher longtemps encore la paix de se conclure288.
Malheureusement pour le comte de Saint-Germain, la lettre qu’il envoya à Mme de Pompadour ne parvint pas à cette dernière. Depuis le début de 1760, le duc de Choiseul ayant été nommé par Louis XV surintendant des postes, disposait du mystère infidèle de la poste289 ; aussi lorsque la lettre du comte parvint à Paris, le duc s’en empara tout de suite et envoya le message suivant à M. d’Affry :
« Versailles, 19 mars 1760.
« Je vous envoie une lettre de M. de Saint-Germain à Mme la marquise de Pompadour qui suffit seule pour faire connaître l’absurdité du personnage ; c’est un aventurier de premier ordre, qui de plus par ce que j’en ai vu est fort bête.
« Je vous prie, aussitôt ma lettre reçue de le faire venir chez vous, et de lui dire de ma part que j’ignore de quel œil les ministres du Roy chargés du département des finances envisageront sa conduite ridicule en Hollande relativement à cet objet mais que quant à moi, vous avez ordre de le prévenir que si j’apprends que près ni de loin, en petit ou en grand, il s’avise de se mêler de politique, je l’assure que j’obtiendrai l’ordre du roi pour qu’à sa rentrée en France, il soit mis le reste de ses jours dans un cul de basse-fosse.
« Vous lui ajouterez qu’il peut être certain que ces dispositions de ma part à son égard sont aussi sincères qu’elles seront exécutées, s’il me met dans le cas de tenir ma parole.
« Après cette déclaration vous le prierez de ne plus remettre les pieds chez vous, et il ne sera pas mal que vous lassiez publier et connaître à tous les ministres étrangers, ainsi qu’aux banquiers d’Amsterdam le compliment que vous avez été chargé de faire de cet aventurier insupportable…290. »
Avant que cette lettre ne parvint à son destinataire à La Haye, une scène s’y déroula entre M. Yorke et le comte de Saint-Germain. Celui-ci n’ayant pas reçu de réponse du ministre anglais, lui avait demandé une entrevue pour la matinée du 23 mars 1760. M. Yorke montra au comte la lettre qu’il venait de recevoir du ministre d’État, Robert d’Arcy, Lord Holdemesse,
dans laquelle le roi Georges II émettait des doutes sur l’authenticité de sa mission concernant la paix : « Sa Majesté ne pense pas impossible que le comte de Saint-Germain ait été réellement autorisé (peut-être même à la connaissance de S. M. très chrétiennes) par quelques personnes de poids au Conseil, de parler comme il l’a fait, et si le but désiré est atteint, il importe peu par quelle voie. Mais il ne doit pas y avoir d’autres conversations entre un ministre accrédité du Roi et une personne telle que le comte de Saint-Germain paraît être. Ce que vous dites est officiel taudis que Saint-Germain peut être désavoué sans cérémonie si la cour de France le juge nécessaire, et, d’après ses propres paroles, sa mission n’est pas seulement inconnue de l’ambassadeur de France à La Haye, mais encore du ministre des Affaires étrangères à Versailles qui, bien qu’il soit menacé du même sort que le cardinal de Bernis, est encore le ministre apparent… C’est donc le désir de Sa Majesté que vous informiez le comte de Saint-Germain… vous ne pouvez vous entretenir avec lui de sujets aussi intéressants à moins qu’il ne vous fournisse quelque preuve authentique que S. M. très chrétienne connaît et approuve sa mission291. »
Comme le comte de Saint-Germain ne pouvait montrer à l’ambassadeur d’Angleterre aucune lettre de créance, sauf les lettres de M. de Belle-Isle et le
blanc-seing signé du roi Louis XV, ce qui n’était pas suffisant pour l’accréditer, il fut obligé de se retirer.
Le lendemain, il vint chez M. d’Affry, accompagné de M. de Kauderbach et du chevalier de Bruhl, et devait, en leur compagnie, aller à Ryswick, chez le comte A. Golowkin292, chez qui M. d’Affry était lui-même invité à souper.
M. d’Affry prit à part le comte de Saint-Germain et lui fit connaître en termes mesurés les instructions de M. de Choiseul. Le comte, un instant stupéfait, demanda à ses amis de l’excuser auprès de M. Golow-kin et ayant pris congé de M. d’Affry, il se rendit chez M. de Bentinck. Là, chez son ami, le comte exhala son courroux, en disant : « Ce pauvre d’Affry qui pense me terroriser par ses menaces ! mais il s’adresse mal, car j’ai foulé aux pieds tout à la fois l’éloge et le blâme, la crainte et l’espérance. Moi qui n’ai pas d’autre objectif que de suivre l’impulsion de mes bons sentiments envers l’humanité et de lui faire autant de bien qu’il sera en mon pouvoir. Le roi sait très bien que je ne crains ni d’Affry ni M. de Choiseul293. »
Ce ne fut qu’une dizaine de jours après, le 5 avril 1760, non sans avoir été sollicité à plusieurs reprises par M. d’Affry, que le comte accepta une entrevue.
L’ambassadeur lui fit comprendre qu’il était tombé dans un piège, un très fâcheux piège à la cour en écrivant au sujet de M. de Bentinck294 à Mme de Pom-padour ; que s’étant immiscé dans une transaction qui ne le regardait pas, il doit avoir dorénavant, au nom du roi, l’obligeance de s’occuper de ses propres affaires, et que désormais sa porte lui sera fermée.
Le comte de Saint-Germain écouta M. d’Affry sans rien dire, mais quand celui-ci eut terminé son réquisitoire, il lui fit remarquer que, quant à ce qui lui était enjoint « au nom du roi », on ne pouvait rien lui ordonner n’étant pas sujet du roi de France. Il ajouta qu’il se doutait bien « que M. de Choiseul avait écrit tout cela d’après sa propre initiative et que le roi n’en savait rien, mais que si on lui présentait un ordre écrit du roi, il y croirait mais pas autrement295. »
Un autre des motifs qui avaient fait dicter à M. de Choiseul ses dispositions agressives envers le comte était plusieurs phrases soulignées dans une de ses dernières lettres à Mme de Pompadour, et que voici : « Je n’ai à rendre compte de ma conduite qu’à Dieu
et à mon Souverain » et plus loin : « Depuis trente ans, je suis membre de la noblesse et je suis connu pour n’avoir jamais fréquenté des aventuriers ni des imposteurs ni jamais reçu de coquins296. »
Durant ce temps, à Versailles, le duc de Choiseul agissait devant le Conseil royal. Après avoir produit la dépêche de M. d’Affry, « il lut ensuite la réponse qu’il lui avait faite, puis, promenant ses regards avec fierté autour de ses collègues, et fixant alternativement le roi et M. de Belle-Isle297, il ajouta : « Si je ne me suis pas donné le temps de prendre les ordres du roi, c’est parce que je suis persuadé que personne ici ne serait assez osé de vouloir négocier une paix à l’insu du ministre des Affaires étrangères de Votre Majesté298. »
Il savait que ce prince avait établi et toujours soutenu le principe que le ministre d’un département ne devait pas se mêler des affaires d’un autre. Il arriva de là ce qu’il avait prévu : le roi baissa les yeux comme un coupable, le maréchal n’osa pas dire le mot, et la demande de M. de Choiseul fut approuvée »299.
Fort de son droit, le duc de Choiseul, fit parvenir aussitôt à M. d’Affry les instructions suivantes :
« À Versailles, 11 avril 1760.
« … Le roi m’a ordonné de vous mander expressément, non seulement de décrier avec les termes les plus humiliants et les plus expressifs par vos propos et par vos actions ce prétendu comte de Saint-Germain, vis-à-vis de tous ceux que vous pourrez soup-
çonner de connaître ce fripon dans l’étendue de la domination des Provinces-Unies, mais S. M. désirerait de plus que vous puissiez obtenir de l’amitié des États-Généraux pour elle, qu’ils fissent arrêter cet homme300, pour qu’il puisse être transporté en France, et puni suivant la grièveté de sa faute. Il est de l’intérêt de tous les souverains et de la loi publique que l’on réprime l’insolence d’une espèce pareille, qui s’avise de traiter sans mission les affaires d’une puissance telle que la France. Je crois que le cas dont il s’agit doit être regardé comme étant au moins aussi privilégié que ceux qui exigent ordinairement la réclamation et l’extradition d’un malfaiteur, ainsi le roi a lieu d’espérer que sur votre exposition et en conséquence de [quoi]301 le sieur Saint-Germain sera arrêté et conduit sous bonne escorte jusqu’à Lille302. »
M. d’Affry suivit aussitôt les instructions de
M. Choiseul. Il prévint les principaux ministres de la République et les quelques ministres étrangers qui se trouvaient à La Haye, ainsi que M. Astier, à Amsterdam, en priant ce dernier d’avertir les banquiers de cette ville d’être en garde contre les propositions du comte de Saint-Germain303.
Le lendemain, une scène se jouait à Ryswick, chez le comte Golowkin. Le duc de Brunswick s’y trouvait ainsi que M. d’Affry et un autre personnage, M. de Reischach304. Le duc fit connaître à notre ambassadeur que le comte de Saint-Germain avait fait tout son possible pour le voir mais qu’il s’y était refusé ; toutefois il avait appris que le comte avait vu d’autres personnes, mais qu’il ne pouvait donner aucun nom. M. d’Affry fit alors savoir au duc de Brunswick que le comte était un homme désavoué par M. de Choi-seul et qu’on ne devait ajouter ni foi ni confiance à tout ce qu’il s’aviserait de dire sur les affaires de France ou sur le gouvernement. Il demanda au duc de faire la même déclaration à l’ambassadeur d’Angleterre, M. Yorke, tandis que lui-même l’avait déjà fait auprès du Grand-pensionnaire, M. Stein, et du Gref-
fier, M. Henri Fagel305. Le duc de Brunswick répondit qu’il irait au devant de tout ce qui pourrait aider M. d’Affry, mais qu’il désirait ne pas être mêlé à cette affaire306.
Rentré chez lui, à La Haye, M. d’Affry écrivit à M. Astier les lignes que voici :
« La Haye, 17 avril 1760.
« Le Prétendu comte de Saint-Germain, Monsieur, que vous avez vu à Amsterdam, et qui de là est venu ici, est un aventurier et un imposteur. Il a eu l’impudence de s’insérer sans aucun aveu ni mission de sa Majesté ni de son ministre, à travailler et à négocier sur les intérêts les plus essentiels de sa Majesté et du royaume. Sur le compte que j’en ai rendu au roi, et sur les lettres qu’il a écrites lui-même à Versailles, sa Majesté m’a fait donner l’ordre de réclamer cet imposteur effronté et d’en demander l’extradition pour nous être remis. Comme il est parti subitement hier de La Haye et qu’il est peut-être à Amsterdam, je vous autorise dans ce cas et vous commande au nom de sa Majesté de demander sur-le-champ à la magistrature d’Amsterdam l’arrêt de cet imposteur et sa détention sous bonne et sûre garde jusqu’à ce que nous soyons convenus de la manière de le traduire jusqu’aux Pays-
Bas autrichiens pour être ensuite conduit jusqu’à la première de nos places307. »
Les allées et venues ainsi que les mesures prises par M. d’Affry, lesquelles avaient duré quelques jours, permirent au comte de Saint-Germain de déjouer le complot de M. de Choiseul, et cela grâce au seul ami, resté fidèle, M. de Bentinck van Rhoon.
Aussitôt qu’il eut connaissance de la dépêche de M. de Choiseul, M. de Bentinck se rendit, chez le Grand-pensionnaire, M. Stein et lui exposa « que le comte était venu en Hollande comme tous les autres étrangers, confiant en la protection de la loi, et sûr de sa sécurité comme faisant partie de la chose publique. Qu’on ne pouvait donc accuser le comte d’un crime de nature tel qu’aucun souverain dût lui retirer sa protection, et que le droit d’asile était tenu comme très sacré en Hollande. » Le Grand-pensionnaire en convint mais parut très inquiet quant aux sentiments réels de M. de Choiseul308.
M. de Bentinck se rendit ensuite chez le Greffier, M. Fagel, accompagné par M. Stein. Le Greffier lui fit connaître qu’il avait conseillé à M. d’Affry de s’adresser directement aux États-Généraux ; toutefois il ne pensait pas que ces Messieurs livreraient le comte de Saint-Germain309.
D’autre part, M. de Bentinck ayant appris, de source sûre, que M. d’Affry et le ministre d’Angleterre, M. Yorke, s’étaient rencontrés à deux reprises résolut de voir ce dernier, bien que prévenu. En effet, au seul nom du comte, M. Yorke prit un air hautain et sévère, et d’une voix rude répondit « qu’il serait très heureux de voir le comte remis aux mains de la police ». Bien qu’un peu étonné de cette sortie de la part d’un ancien ami du comte de Saint-Germain et qui l’avait même encouragé dans ses démarches, M. de Bentinck répéta à M. Yorke, tout en prenant soin de ne pas l’offenser, sa manière de voir quant à l’arrestation du comte. M. Yorke persista en disant qu’il s’en lavait les mains et refusa de lui remettre un passeport pour le comte. M. de Bentinck insistant, M. Yorke finit par lui dire que si lui-même demandait ce passeport à titre personnel, il ne le refuserait pas à cause de la situation officielle de M. de Bentinck van Rhoon. Toutefois, celui-ci fit remarquer à M. Yorke que M. d’Affry pourrait leur causer une foule d’embarras lesquels seraient écartés s’il était donné au comte de Saint-Germain le moyen de quitter la Hollande. Devant cet argument310, M. Yorke appela son
secrétaire et lui ordonna d’apporter une feuille de passeport.
Il la signa et la remit en blanc à M. de Bentinck. Ainsi, le comte pouvait quitter la Hollande sous son nom ou sous tel autre qu’il lui plairait de prendre et éviter ainsi les poursuites de M. de Choiseul311.
M. de Bentinck emporta le passeport non sans être choqué et révolté par la scène précédente, et se rendit chez le comte de Saint-Germain, lequel habitait depuis peu à l’auberge : « Le maréchal de Turenne ». Ce dernier parut extrêmement surpris, « non pas tant que M. de Choiseul ait donné l’ordre de l’arrêter, mais que M. d’Affry l’exécutât 312. » Le comte fit à son ami plusieurs objections, ce dernier les éluda en disant que le temps pressait, qu’il devait partir immédiatement, sa sécurité en dépendant ; cependant, il avait jusqu’au lendemain pour se préparer, puisqu’au cas même où M. d’Affry aurait eu l’intention de prendre des mesures, il ne pouvait le faire avant dix heures du matin.
Le comte de Saint-Germain se rendant compte de la gravité des circonstances alla aussitôt chez le juif Boas auquel il emprunta deux mille florins sur garantie de trois opales313, et revint trouver M. de Bentinck.
Tous deux discutèrent des moyens de sortir de Hollande et de l’endroit où le comte pouvait se rendre. Ils convinrent de l’Angleterre.
Justement un bateau partait le lendemain d’Helle-voetsluis314 pour Harwich. Comme aucun des domestiques du comte ne connaissaient ni la langue hollandaise, ni les routes à suivre pour se rendre au quai d’embarquement, M. de Bentinck lui offrit l’un des siens315, et afin de dépister les curieux, loua à Leyde un carrosse à quatre chevaux. À cinq heures du matin le véhicule stationna devant l’auberge du comte ; celui-ci « dans sa hâte à partir oublia son épée et son ceinturon, un paquet de cœpeaux (sic) d’argent ou d’étain et deux bouteilles de liqueurs qu’on ne connaît pas316. »
En arrivant à Hellevoetsluis, le comte de Saint-Germain n’osant se loger dans la ville, monta immédiatement à bord du bateau-poste « Le Prince d’Orange » et y resta jusqu’au moment du départ. On était le 16 avril 1760317.
Le 2 mai suivant, M. d’Affry remit au comte de Steiden-Hompesh le mémoire suivant :
« Hauts et Puissants Seigneurs,
« Un inconnu qui se fait appeler le comte de Saint-Germain et auquel le roi, mon maître, a bien voulu accorder un asyle dans le royaume, en a abusé.
« Il s’est rendu il y a quelque temps en Hollande et depuis peu à La Haye, où sans aveu de la part de sa Majesté ni de son ministre, et sans aucune mission, cet impudent s’est avisé de débiter qu’il était autorisé à traiter des affaires de sa Majesté.
« Le roi, mon maître, m’ordonne expressément d’en faire part à vos Hautes Puissances et publiquement, pour que personne dans l’étendue de leur domination ne soit trompé par cet imposteur.
« S. M. m’ordonne de plus, de réclamer cet aven-
turier comme un homme sans aveu, qui a abusé au premier chef de l’asyle, qu’on lui avait accordé, en s’ingérant à parler du gouvernement du royaume, avec autant d’indécence que d’ignorance, et en débitant faussement et témérairement qu’il était autorisé à traiter des intérêts les plus essentiels du roi, mon maître.
« S. M. ne doute pas que vos H. P. ne lui rendent le service qu’elle a droit d’attendre de leur amitié, et de leur équité, et qu’elles n’ordonnent que le prétendu comte de Saint-Germain soit arrêté et traduit sous bonne escorte à Anvers pour être conduit de là en France318. »
Ce mémoire fut pris ad referendum par toutes les Provinces-Unies, étant donné que le comte n’étant plus dans la République, il suffisait que chaque Province fut instruite de la demande du roi de France, dans le cas où celui-là reparaîtrait319. « Ayant délibéré, MM. les députés des Provinces respectives ont pris copie du susdit-mémoire pour y être communiqué plus amplement. Il est convenu que le susdit-mémoire sera remis à MM. Pieck van Soelen et autres députés des affaires étrangères afin d’être examiné et en faire un rapport en vue du conseil réuni320. »
Comme il fallait s’y attendre, l’affaire fut classée.
M. d’Affry partit en congé pour Paris321, et M. de Bentinck van Rhoon put dire à son entourage : « Si le comte de Saint-Germain revenait à La Haye, je le verrais à nouveau, à moins que les États de Hollande ne me l’interdisent, ou bien que je sois convaincu que le comte ne soit pas digne d’être admis dans ma maison322. »
Le comte était parti si précipitamment de La Haye
qu’il n’avait pu prévenir aucun de ses amis d’Amsterdam, et c’est ainsi que l’un d’eux lui écrivait : « Si la foudre m’avait frappé, je n’aurais pas pu être plus abasourdi que je ne l’ai été quand j’ai su que vous en étiez parti. Je vais jouer mon dernier atout et faire tous les efforts possibles dans l’espoir d’être à même de vous présenter mes respects en personne, car je sais bien, Monsieur, que vous êtes le plus grand gentilhomme qui soit. Je suis seulement peiné que des gens de rien osent vous causer des soucis ; on dit que l’or et les intrigues de toutes sortes sont mis en jeu pour entraver vos efforts pacifiques. Quant à présent, je puis respirer un peu, car on m’assure que M. d’Affry est parti soudainement, jeudi dernier, pour se rendre à sa cour, et j’en conclus, et espère qu’il recevra ce qu’il mérite pour avoir manqué à ce qui vous est dû. Je le tiens pour être cause de votre longue absence et, par suite, de mon chagrin. Si vous pensez que le puisse, vous être utile, comptez sur ma fidélité : je ne
possède que mon bras et mon sang : je les mets joyeusement à voire disposition ». LE COMTE DE LA Watu323.
En somme toute cette affaire pouvait passer pour ce qui s’appelle en langage diplomatique « faire des sondages », puisque le comte de Saint-Germain n’était en aucune façon autorisé ni à conclure ni à négocier un accord quelconque.
Chapitre VII :
Aventure en Angleterre
Venant d’Hellevoetsluis par le « paquet-boot »324, le comte de Saint-Germain toucha terre à Harwich, petit port anglais situé sur la rive gauche de la large embouchure de la Stour, dans le comté d’Essex. Après quelques jours de repos, il prit place dans une des voitures à six chevaux, appelées « machines volantes », qui faisaient en un peu plus d’un jour les vingt-huit lieues qui séparent Harwich de Londres.
Le comte arriva dans la capitale anglaise entre le 26 et le 27 avril 1760325, hors d’atteinte, il est vrai, de l’acte de force du duc de Choiseul, mais non pas au terme de ses aventures. La Chancellerie de l’Empire crut tout d’abord qu’on l’avait laissé partir de La Haye afin de lui donner un prétexte de se rendre à Londres326. Toutefois « comme il est évident qu’il n’était pas autorisé par la section du ministre français
[M. de Choiseul] au nom duquel il prétend parler327, et que son séjour ici ne pouvait être d’aucune utilité et pouvait entraîner des conséquences désagréables — on parlait de tractations secrètes — il fut jugé préférable de se saisir de sa personne dès son arrivée328. »
C’est ainsi qu’à sa descente de voiture, le comte fut prié par un messager d’État, sur l’ordre du secrétaire d’État au ministère des Affaires étrangères, William Pitt, de se tenir à la disposition du gouvernement. Ce fut dans son appartement qu’il fut interrogé par un commis au ministère. Cet entretien n’apporta rien qui puisse être interprété contre lui sauf « que sa conduite et son langage sont étudiés et comportent un mélange étrange qu’il est malaisé de définir »329. Bien que le rapport fût favorable, le ministre jugea préférable de ne pas laisser le comte séjourner ni à Londres ni en Angleterre et l’invita à quitter le territoire dans les plus brefs délais330.
Dans son embarras, le comte de Saint-Germain se décida à s’adresser à M. de Knyphausen, ambassadeur du roi de Prusse à Londres331, et fit demander au ministre des Affaires étrangères de l’Angleterre de bien vouloir l’autoriser à s’entretenir avec cet ambas-sadeur332. M. Pitt ayant accédé à cette demande, le baron de Knyphausen se rendit chez le comte. Celui-ci lui déclara « qu’il ne pouvait, pour la raison de sa sécurité, retourner en Hollande, et avait décidé de se rendre auprès de Frédéric II, afin d’obtenir l’hospitalité dans ses états et d’être protégé ainsi contre les actes de violence de M. de Choiseul. Le comte ajouta que telle avait été sa première intention lors de son départ de Hollande, mais que le comte de Ben-tinck lui avait conseillé de se rendre au préalable en Angleterre 333. »
M. de Knyphausen fit connaître au comte, et en cela d’accord avec M. Pitt, qu’il devra se rendre à Aurich près d’Emden, sous le nom de comte Cea et attendre les dispositions de Frédéric II334.
Muni cette fois d’un passeport en bonne et due forme, le comte prit le coche pour Harwich, à l’auberge « Aux armes du Roi » dans Leadenhall-Street, et arrivé au port monta dans le bateau-poste qui se rendait à Hellevoetsluis. « Il s’y arrêta le moins qu’il fut possible, parce qu’au sortir de l’Angleterre la bourse des voyageurs est rarement assez garnie, pour résister aux sorties que font les cabaretiers de cette ville335. » Il gagna en diligence La Haye et reprit son ancien logement au « Maréchal de Turenne ».
Le comte de Saint-Germain eut d’abord l’intention de suivre à la lettre les prescriptions de M. de Kny-phausen « craignant de n’être pas en sûreté en Hol-lande336, » mais il changea d’avis comme nous le verrons bientôt.
Son aventure de Londres eut quelques échos dans la presse anglaise ; trois surtout parurent dans le London Chronicle, et sont à différents points de vue excessivement curieux.
Dans le numéro du 24 au 27 mai 1760, on lisait l’entrefilet suivant d’après une dépêche de Rotterdam, datée du 18 mai : « Le comte de Saint-Germain étant relevé de ses fonctions d’envoyé est arrivé ici. Pendant qu’il était en charge, il a eu plusieurs confé-
rences avec quelques-uns des lords du Conseil privé, ce qui ouvre un plus large champ aux conjectures337. »
Dans celui du 31 mai au 3 juin, on pouvait lire sous le titre : Anecdotes sur un mystérieux étranger, et sous la signature de Lady’s Magazine, les lignes suivantes : « J’espère que ce gentilhomme (au sujet duquel on n’a jamais pu découvrir la moindre chose déshonorante, et dont je respecte sincèrement la science et le génie) ne prendra pas ombrage de mes observations au sujet du titre qu’il a pris et que je ne crois pas être le sien par droit de lignée ou par faveur royale ; son nom véritable est peut-être l’un des mystères qui, à sa mort, surprendra le monde plus que tous les étranges incidents de sa vie. Mais lui-même ne niera pas, je le suppose, que le nom qu’il porte maintenant ne soit un nom d’emprunt.
« La patrie de cet étranger est aussi totalement inconnue que son nom ; mais au sujet des deux, ainsi que de sa jeunesse, de nombreuses suppositions ont toujours remplacé la connaissance et, comme il était facile d’inventer n’importe quoi, la perversité de la
nature humaine et peut-être aussi l’envie que ressentaient les curieux leur a fait choisir des passages sans doute moins favorables que ceux qui auraient été fournis par la vérité.
« Jusqu’à ce que des renseignements plus précis puissent être fournis, il serait juste que le monde suspendit sa curiosité et la charité demande qu’on ne croie pas certains détails qui n’ont pas de raisons338. »
Enfin dans le numéro du 30 juin au 3 juillet fut publiée la note suivante : « Nous apprenons de Paris que plusieurs personnes de distinction ont fait des démarches auprès du roi en faveur du comte de Saint-Germain dont il est tant question. Sa Majesté était sur le point de lui pardonner lorsqu’on découvrit qu’il était un espion du roi de Prusse à la cour de France et son représentant auprès de Mme de Pompadour339. »
Le comte ne fut certainement pas sans ignorer les contradictions du journal londonien. Il y répondit implicitement en restant en Hollande.
Chapitre VIII :
Retour en Hollande
Le comte de Saint-Germain ne s’était pas rendu en Allemagne ; « il errait depuis son retour d’Angleterre, dans les provinces de la République et ses environs, sous des noms supposés et en se cachant avec soin340. » Cette dernière information de l’ambassadeur de France, M. d’Affry, n’était rien moins qu’exacte. Le comte se cachait si peu qu’il habitait La Haye, rendait souvent visite à son ami, M. de Bentinck van Rhoon, dans sa propriété de Leyde, et allait chaque semaine à Amsterdam, voir le bourgmestre, M. Hasselaar. Il est vrai, cependant, que le comte se rendit à Altona, près de Hambourg dans le courant d’août 1760341. Ce voyage fut de courte durée, puisque nous trouvons dans la Gazette des Pays-Bas, à la date du 12 janvier 1761, la note que voici : « Le soi-disant comte de Saint-Germain, cet homme indéchiffrable, dont on ne sait au juste ni le nom, ni l’origine, ni l’état, qui a des revenus sans qu’on sache d’où ils proviennent, des connaissances sans qu’on sache où il les a acquises, des entrées dans les cabinets des Princes, sans qu’aucun l’avoue et le réclame, cet homme venu sur terre sans qu’on devine par où, est actuellement ici [La
Haye], ne sachant où poser le pied et comme exilé de tous les pays.
« Il s’est adressé dernièrement à M. d’Affry pour obtenir, par sa médiation la liberté d’exister quelque part.
« M. d’Affry a écrit en conséquence au maréchal de Belle-Isle342 dont la réponse porte que si le roi [Louis XV] voulait faire justice en rigueur à M. de Saint-Germain, il lui ferait faire son procès, comme à un criminel d’État ; mais que sa majesté voulant user d’indulgence, se contentait d’ordonner à M. d’Affry, « de n’avoir aucun commerce ni liaison avec lui, de quelque manière que ce puisse être c’est-à-dire, de ne point lui écrire, ni répondre à ses lettres, ni lui permettre l’accès auprès de lui ».
Donc le comte de Saint-Germain est bien à La Haye, à Leyde ou Amsterdam, suivant les circonstances ; or l’ineffable Casanova, lui, l’a vu à Paris, et voici la scène qu’il imagina s’étant rendu au bois de Boulogne avec Mme d’Urfé, avec laquelle il eut une conversation sur les anges des planètes, « nous nous acheminions, dit-il, vers la voiture quand tout à coup Saint-Germain s’offrit à nos regards ; mais dès qu’il nous eut aperçus, il rebroussa chemin et alla se perdre dans une autre allée. L’avez-vous vu ? lui dis-je. Il travaille contre nous, mais nos génies l’ont fait trembler. — Je suis stupéfaite. J’irai demain à Versailles pour donner
cette nouvelle au duc de Choiseul. Je suis curieuse de voir ce qu’il dira… Le lendemain, je sus de Mme d’Urfé la plaisante réponse que lui avait faite M. le duc de Choiseul lorsqu’elle lui avait annoncé la rencontre qu’elle avait faite du comte de Saint-Germain dans le bois de Boulogne. Je n’en suis pas surpris, lui avait dit ce ministre, puisqu’il a passé la nuit dans mon cabi-net343. » La réponse prêtée à M. de Choiseul par Casanova est peut-être spirituelle mais ne rend pas véridique son anecdote.
Un autre incident, mais celui-ci incontestable, se passa à La Haye, vers la fin de 1761. Un nommé Jaco-tet vint trouver M. d’Affry « Prétendant que le comte de [Saint-Germain] se cache dans Amsterdam et qu’il s’engageait à le faire découvrir344. » Tout d’abord l’ambassadeur de France crût sur parole ce Jacotet, mais ayant appris à ses dépens que le renseignement ne valait rien, puisque le comte était à La Haye, il considéra ce Jacotet comme un aventurier, d’autant plus que ce dernier était poursuivi par deux honorables commerçants d’Amsterdam, les sieurs Coq et Van-giens, à la requête de la veuve du chevalier Lambert, de Paris. C’était en quelque sorte une vengeance de ce Jacotet contre les amis du comte de Saint-Germain.
Six mois après, le 22 mars 1762, M. d’Affry informait M. de Choiseul que « sous le nom d’un négociant d’Amsterdam nommé Noblet ; le comte avait acquis
une terre en Gueldre nommée Huberg, que M. le comte de Welderen a vendue, et sur laquelle il n’a pourtant encore payé, qu’à peu près 30.000 francs, argent de France345. »
M. d’Affry demanda à notre ministre des Affaires étrangères s’il devait poursuivre le comte ou bien le laisser tranquille ? La réponse de M. de Choiseul ne nous est pas connue, mais il est probable que le ministre opta pour la seconde solution.
Le comte de Saint-Germain habitait Ubbergen, petite ville hollandaise à proximité de la frontière allemande, à très peu de distance de Nimègue. « Il avait établi dans sa maison un vaste laboratoire dans lequel il s’enfermait des jours entiers, absorbé par ses recherches sur les matières colorantes. On assure même que la ville d’Amsterdam manifesta le désir de lui acheter le droit exclusif d’utiliser ses découvertes, mais il refusa, ne voulant pas favoriser plus spécialement une ville ou une province de la République. Il a rendu de grands services à Gronsveld en l’aidant dans la préparation des couleurs pour sa manufacture de porcelaines à Weesp, près d’Amsterdam346. »
D’autre part, le comte avait acquis quelques domaines ruraux près de Zutphen, on pouvait croire que sa vie d’aventures était terminée et qu’il se fixerait dans les Provinces-Unies.
Si absorbé qu’il fût par ses expériences, il entretenait une importante correspondance avec tous les pays d’Europe, mais la France était toujours privilégiée, car il avait conservé dans notre pays ses plus chers amis.
Est-ce par humour ou pour avoir le dernier mot dans l’aventure de La Haye, que M. de Choiseul écrivit à M. d’Affry le 4 août 1762 : « Nous avons puni le prétendu comte de Saint-Germain de l’insolence et de l’imposture des propos qu’il avait tenus, et il faut laisser à cet aventurier le soin de perfectionner le discrédit général dans lequel nous l’avons fait tomber347. »
Cette satisfaction morale n’était pour M. de Choi-seul qu’une sorte de « chant du cygne » ; l’année suivante, il n’était déjà plus ministre des Affaires étrangères, tandis que le comte de Saint-Germain reprenait à travers l’Europe le cours de ses pérégrinations, et était partout reçu avec honneur et distinction.
Chapitre IX :
Apparition en Russie
Il est probable que ce fut au printemps de l’année 1762 que le comte de Saint-Germain se rendit en Russie.
Depuis le 5 janvier de la même année, à la mort de l’impératrice Elisabeth, l’empire russe était gouverné par Charles-Pierre Ulrich, duc de Holstein-Gottorp, sous le nom de Pierre III. Ce prince, qui réunissait en lui le sang de Pierre Ier et de Charles XII, avait épousé en 1745, Sophie-Auguste Frédérique d’Anhalt-Zerbst.
Dès le début de son règne, Pierre III s’était aliéné le clergé en préférant le luthéranisme à la religion grecque ; puis, suivant le projet de Pierre Ier, il avait réuni les terres de l’Église au domaine ; ensuite il contraignit les prêtres à prendre le costume des pasteurs luthériens, fit enlever des églises les images des saints, et enfin s’était abstenu de se faire couronner à
Moscou, selon les rites consacrés348. De plus, il se fit des ennemis dans l’armée, par des innovations dangereuses, à la manière de Frédéric II qu’il admirait. C’est alors que, par des propos semés avec art, on le rendit suspect au peuple.
Au contraire, sa femme, princesse allemande, qui avait pris le nom de Catherine, en embrassant la religion grecque lors de son mariage, s’identifiait à sa patrie d’adoption. Avec beaucoup d’adresse et de circonspection, armée d’une grande intelligence, elle résolut de prendre le pouvoir, et pour cela se fit bien voir des popes, sut attirer chez elle les gens qui pouvaient lui être utiles pour l’accomplissement de son œuvre. Ainsi pas à pas, Catherine organisa la conjuration qui devait l’amener sur le trône des tzars349.
Ce qu’il y a d’étonnant dans cette révolution russe, c’est qu’elle se soit faite sans la moindre opposition et sans qu’on ait été obligé d’employer la force.
Disons tout de suite pour couper court aux histoires
relatives à la participation du comte de Saint-Germain aux faits qui marquèrent la fin tragique de Pierre III, que le comte ne se trouvait plus à Saint-Pétersbourg « qu’il avait quitté avant cette époque350, » et qu’au surplus, il n’eut aucun rapport ni de près ni de loin avec Catherine II ; ajoutons que, après recherches faites dans le journal officiel de la cour du temps, « son nom n’est pas cité parmi les autres351 ».
Le comte était venu à Saint-Pétersbourg sur les instances de son ami, le célèbre peintre italien, comte Pierre Rotari352. Le peintre habitait la Grafsky pereont-lok (ce qui signifie petite rue), près du pont Anitchkoff, sur la Newsky, où se trouve le palais impérial. Pierre Rotari, que le comte connaissait depuis longtemps, était originaire de Vérone. Après avoir parcouru l’Europe et acquis une fortune considérable, il vint à Saint-Pétersbourg, appelé par l’impératrice Elisabeth pour être le peintre de la cour. Aidé de ses élèves,
Pierre Rotari peignit de 1757 à 1762, environ trois cents portraits des plus jolies femmes de la cour353.
Passionné pour son art, le comte Rotari n’avait qu’une idée : atteindre la perfection des maîtres, mais il doutait d’y arriver. « Un jour, dans le grand parc de Berlin, voyant un aveugle qui jouait supérieurement de deux giumbardes à la fois, dont il tirait des sons d’autant plus harmonieux qu’ils ne sont pas dans l’instrument même, le peintre s’écria : cet homme fait plus que moi, il est le seul de son art, et malheureusement il y a des Carraches et des Guidis avant de parvenir à la perfection354. »
Accompagné de l’artiste, le comte de Saint-Germain fréquenta le salon des plus illustres familles de Saint-Pétersbourg : les Razoumowsky et les Youssou-poff ; de même qu’à Londres, il enchanta ses auditeurs par sa virtuosité sur le violon « dont il se servait comme d’un orchestre ». On assure que le comte dédia à la comtesse Ostermann un morceau de musique de harpe dont il était l’auteur355.
Le comte connut aussi durant le peu de temps qu’il resta dans la capitale russe, un avocat de Genève,
M. Pictet, qui lui-même était reçu dans beaucoup de maisons. D’origine genevoise et magistrat de police, M. Pictet, n’ayant pu être du conseil des Cent, à cause de son jeune âge, vint à Paris, et de là s’engagea avec un Russe pour voyager durant trois années. Étant à Vienne, il rencontra Grégoire Orlof et alla avec lui à Saint-Pétersbourg. Dans cette ville, il trouva M. Magnan, négociant, dont il épousa la sœur, et s’associa avec lui. Une affaire louche à laquelle il fut mêlé, lui valut bien qu’innocent, une médiocre réputation. Il avait cependant de l’esprit et des connaissances.
Ce n’était pas surtout M. Pictet que le comte fréquentait, mais son beau-frère, M. Magnan, lequel s’occupait d’achat et de vente de pierreries. Ce dernier mettait à part toutes les pierres auxquelles il manquait quelque qualité et les remettait au comte afin que celui-ci puisse leur donner l’éclat voulu356.
Au bout de trois mois357, le comte regagna Ubber-gen et reprit ses travaux, après avoir fait ses adieux à son ami Pierre Rotari qu’il ne devait plus revoir.
Avant de poursuivre les incidents de la vie du comte de Saint-Germain, ouvrons ici une parenthèse.
Deux écrivains de nos jours358 ont voulu identifier
notre personnage avec le nommé Odard, qui joua un rôle connu à Saint-Pétersbourg, à la même époque.
D’après les Mémoires de la Princesse Daschkol, dame d’honneur de Catherine II et troisième fille du chancelier Voronzof, considérée surtout comme l’âme de la révolution de 1762, nous apprenons que « parmi les étrangers qui vinrent chercher fortune à Saint-Pétersbourg était un Piémontais du nom de Odard qui, sur la recommandation du gouverneur du grand-duc Paul, Nikita Panine, d’origine italienne, obtint d’être nommé avocat près la chambre de commerce de la ville. C’était un homme d’un certain âge, à l’aspect maladif, mais l’air rusé. Toutefois, l’ignorance de la langue russe le rendit incapable de tenir son emploi. Odard essaya par la suite de se faire admettre comme secrétaire auprès de l’impératrice, avec l’appui de la princesse Daschkof, mais la tentative échoua. Enfin, par l’intermédiaire du grand chambellan, comte Stro-gonof, il parvint à une place peu rémunérée d’intendant, dans la maison de plaisance de Pierre III, à Ora-nienbaum. La princesse Daschkof ajoute qu’elle n’a été qu’une seule fois en rapport avec Odart et que durant les trois semaines qui précédèrent la révolution, elle n’eut aucun contact avec lui359. »
Ces quelques renseignements nous semblent suffi-
sants pour que l’intrigant Odard ne soit pas confondu avec notre personnage.
Chapitre X :
M. de Surmont, industriel
L’année 1763 marque pour le comte de Saint-Germain la cessation des poursuites intentées contre lui par le duc de Choiseul, au titre de ministre des Affaires étrangères de France, celui-ci n’étant plus que ministre de la Guerre. La raison en est la suivante : Si la paix signée à Hubersbourg, le 15 février, entre l’Autriche, la Prusse et la Saxe finissait la guerre de Sept ans, le traité paraphé, le 10 du même mois, à Paris, entre la France et l’Angleterre mettait fin à la guerre maritime. On se souvient que c’est à cause de pourparlers concernant ce traité que le comte de Saint-Germain fut poursuivi par M. de Choiseul.
Le comte pouvait donc reprendre en toute sûreté sa liberté d’aller et venir en Europe, ce qu’il fit mais en changeant de nom. Comme il avait acheté, en Hollande, près de Nimègue, le domaine de Ubbergen, il en
francisa le nom pour son usage et devint ainsi M. de Surmont.
C’est dans les premiers jours de mars qu’il se dirigea vers la Belgique appelée à cette époque les Pays-Bas catholiques, et sous la domination de la maison de Habsbourg.
En passant à Bruxelles360, M. de Surmont alla rendre visite, un soir, très tard, car il ne sortait jamais la journée361, à M. de Cobenzl362, ministre plénipotentiaire de l’impératrice-reine Marie-Thérèse, près le gouverneur général, le prince Charles de Lorraine. Il n’ignorait pas qu’en 1746, M. de Cobenzl avait été le correspondent bénévole du prince de Galles, Frédéric-Louis, fils aîné de Georges II d’Angleterre363,
et comme nous l’avons dit, M. de Surmont ayant été l’ami du prince, il fut facile pour lui de se présenter à l’hôtel Mastaing, et d’être admis chez le ministre. Ce qui n’empêchera pas le neveu de M. de Cobenzl d’écrire plus tard : « Il s’introduisit auprès de mon oncle d’une façon très mystérieuse, grâce à des lettres de recommandation, je ne sais pas de qui364. »
M. de Cobenzl reçut M. de Surmont dans son grand cabinet. Les murs étaient ornés de quatre grandes pièces de savonnerie, représentant l’histoire de Psyché. Au milieu de la pièce trônait une magnifique table-bureau à pied de biche, incrustée de porcelaine de Sèvres, avec écritoires d’argent et de Sèvres. Dans les encoignures, des meubles précieux surmontés de porcelaines les plus rares.
M. de Surmont se rendit compte qu’il avait devant lui un amateur d’art et quand il apprit que celui-ci possédait une collection de tableaux remarquables, il lui exprima son admiration, « et comme je suis très susceptible pour l’amitié, dira M. de Cobenzl, je lui ai témoigné la mienne365. »
« Un jour que le ministre disait que peu de particuliers pouvaient se vanter de posséder un Raphaël authentique M. de Surmont répondit que c’était peut-être juste, mais que dans sa collection il en avait et, comme preuve, quinze jours ou trois semaines après, arriva un tableau dont il fit cadeau à M. de Cobenzl
comme provenant de sa collection, et quelques artistes de Bruxelles à qui ce dernier montra ce tableau, déclarèrent que c’était un Raphaël authentique.
M. de Surmont ne voulut pas le reprendre et le pria de l’accepter en signe d’amitié.
« Une autre fois, il montra à M. de Cobenzl un gros solitaire, qui avait des taches et dit qu’en peu de jours il le rendrait sans défaut. Et effectivement, quelques jours après, il apporta un solitaire, taillé de la même manière, qui était impeccable et sans taches, en assurant que c’était la même pierre. Après que M. de Cobenzl l’eut admiré et examiné, il voulut lui rendre la pierre, mais M. de Surmont ne voulut pas la reprendre et dit qu’il avait assez de diamants desquels il ne savait que faire, et pria le ministre de garder celui-ci comme souvenir. Ce dernier qui ne voulait accepter aucun cadeau, se débattit longtemps, mais devant l’insistance de son hôte finit par se laisser convaincre366. » Les premières impressions laissées par M. de Surmont sur M. de Cobenzl furent les suivantes : « J’ai trouvé en lui l’homme le plus étrange que j’ai connu dans ma vie. Il possède de grandes richesses et vit très simplement ; il est d’une probité
étonnante et possède une bonté digne d’admiration. Il a une connaissance approfondie de tous les arts. Il est poète, musicien, écrivain, médecin, physicien, chimiste, mécanicien peintre, bref il a une culture générale, comme je n’en ai pas trouvé chez aucun homme367. Et comme il était intéressant avec toutes ses connaissances, j’ai passé des heures agréables avec lui. Une seule chose que je peux lui reprocher, c’est de se vanter trop souvent de ses talents et de ses origines368 »
Leur point de contact étaient les connaissances de M. de Surmont en peinture et en dessin. La conversation, un soir s’engagea un peu plus loin et celui-ci vint à parler de ses découvertes. M. de Cobenzl lui ayant témoigné son incrédulité, il fit devant lui et quelques amis « Plusieurs expériences, dont l’une consistait à transformer un morceau de fer en un métal aussi beau que l’or369 et les autres, en divers procédés de teinture et de tannage du cuir370. »
Ces expériences eurent lieu à Tournai chez l’expert-fabricant Rasse, homme de confiance de M. de Cobenzl. M. de Surmont voulut bien les renouveler
quelques jours après, en procédant cette fois en ce qui concerne la teinture, sur la laine, la soie et le bois. « Il teignit entièrement du bois, de couleurs si vivantes, sans indigo ni cochenille, puis passant aux couleurs elles-mêmes, fit de l’outremer aussi irréprochable que celui qui est extrait du lapis-lazuli. Finalement il prit de l’huile ordinaire, de noix ou de lin, que l’on emploie pour la peinture, lui enleva l’odeur et le goût, et en fit la meilleure huile comestible qui soit371 »
M. de Cobenzl, en protecteur éclairé du commerce des Pays-Bas, s’enthousiasma devant un tel résultat, et comme le sens des affaires était inné en lui, il résolut d’en tirer des subsides pour le trésor impérial. Après avoir fait examiner soigneusement et rigoureusement tous les procédés de M. de Surmont, il mit ce dernier en rapport avec Mme de Nettine, trésorière de la cour.
Mme de Nettine372 ne fut « pas moins enthousiaste que moi de ses talents » dira M. de Cobenzl. De son
côté, M. de Surmont « lui a témoigné la plus grande amitié ainsi qu’à sa famille ; de ces faits, nous avons conclu qu’il dépendait que de nous, de nous approprier tous ses procédés secrets. Aussi nous sommes nous mis avec ardeur à examiner leur utilité, et nous avons trouvé que plus d’un de ses échantillons étaient remarquables. Son métal, la teinture du bois qui est plus beau que ce qui se fait en France, ses cuirs peuvent être d’une grande valeur, ainsi que ses chapeaux peuvent être un article très important. »
Et M. de Cobenzl ajoute avec quelque cynisme : « Il n’y a pas d’autres moyens de s’approprier ces procédés que de consentir à l’installation d’une usine, mais cela nécessite des dépenses373. »
Mme de Nettine avec son empressement habituel se lança dans l’affaire, en avançant les fonds nécessaires, et en principe, la manufacture fut fondée à Tournai dans le local du négociant Rasse, chez qui M. de Surmont logeait quand il venait pour ses travaux. C’est durant un de ses séjours à cet atelier que se déroula la scène « fantaisiste » que Casanova a narrée dans ses Mémoires :
« Sur la route de Tournai, dit Casanova, j’aperçois deux palefreniers qui conduisaient de superbes chevaux. Ils me dirent que cet attelage appartenait à M. le comte de Saint-Germain.
— Je désirerais être présenté à votre maître.
— Il ne reçoit personne.
Cette réponse me décida à tenter l’aventure. J’écrivis au comte en lui exprimant le vif désir que j’éprouvais de le voir. Sa réponse, écrite en langue italienne, et que j’ai encore sous les yeux, était ainsi conçue : « Mes occupations me mettent dans la nécessité de refuser toute espèce de visite, mais vous faites exception à la règle. Venez donc, vous serez introduit sur-le-champ. Seulement, ne vous nommez pas à mes gens. Je ne vous invite pas à partager ma table : elle ne vous conviendrait pas, surtout si vous avez conservé votre ancien appétit. »
Je me trouvais à huit heures à la porte du comte. Il était en robe d’Arménien374, en bonnet pointu ; une barbe épaisse et longue lui descendait jusqu’à la ceinture, et il tenait en main une petite baguette d’ivoire. Autour de lui, j’aperçus une vingtaine de bouteilles méthodiquement rangées, toutes remplies de différents élixirs. Je cherchais quelle pouvait être son occupation avec ce costume et au milieu de cette pharmacie, lorsqu’il me dit avec un grand sérieux :
— C’est le comte de Cobenzl, premier ministre d’Au-triche375, qui me donne de l’occupation. Je travaille, pour lui plaire, à l’établissement d’une fabrique.
— De verres ?
— De chapeaux. Son Excellence n’a encore daigné m’accorder que mille florins pour cette gigantesque entreprise, mais je comble le déficit au moyen de mes propres deniers.
— Vous attendez beaucoup de cette fabrique ?
— Encore deux ou trois ans, et pas une tête en Europe qui ne soit coiffée de mes mains.
— Ce sera un grand résultat.
— Immense !
— Et il se mit à parcourir la salle en se frottant les mains avec une vivacité de jeune homme.
— Il est fou, pensais-je.
— À propos, dit-il, avez-vous des nouvelles de la marquise d’Urfé ?
— Elle est morte.
— Morte ! Je savais bien qu’elle devait finir ainsi376. Et dans quel état est-elle morte ?
— Elle prétendait être enceinte.
— J’espère que vous n’en croyez rien.
— Je suis convaincu de son erreur.
— À la bonne heure ; mais, me consultant, elle l’eût été en effet. Seulement, il m’eût été impossible de
prédire le sexe de l’enfant. J’avoue humblement que ma divination ne va pas jusque-là.
— M. le comte conseille les femmes en couches ?
— Je donne des consultations pour toute espèce de maladie… Seriez-vous malade, par hasard ? Effectivement, vous avez la langue sèche, le pouls dur et les yeux gonflés ; c’est une pituite.
— Hélas ! non, c’est… Et je lui nommai ma vilaine maladie.
— Bagatelle ! reprit-il en me mettant dans les mains une petite bouteille pleine d’une liqueur blanche qu’il appelait l’archée universelle.
— Que ferai-je de cette liqueur ?
— Ceci vous semble une liqueur et n’en est pas une. C’est le simulacre du virus qui infecte vos veines. Prenez cette aiguille et percez le cachet de cire qui ferme la bouteille.
J’exécutai ce qu’il me prescrivait.
— Eh bien, reprit-il, en se rengorgeant, qu’en pensez-vous ?
Je ne savais que penser.
— Regardez ce qui reste dans la bouteille. Il n’y a plus rien, n’est-ce pas ? La substance blanchâtre s’est
évaporée. De même, en vous piquant à un certain endroit, tout votre mal s’évaporera..
On pense bien que je me refusai à l’opération. L’opérateur en parut contrarié.
— Vous êtes le premier homme qui doute de moi. Je pourrais vous en faire repentir, mais je suis humain. Je suis, comme le Père éternel, tout puissant et tout miséricordieux. Il est fâcheux pour vous de m’avoir témoigné si peu de confiance. Votre fortune était assurée. Avez-vous quelque argent en poche ?
Je vidai mon gousset dans sa main. Il ne prit qu’une pièce de douze sous ; puis, la posant sur un charbon ardent, il la couvrit d’une fève noire. Pendant qu’il attisait le feu en soufflant à. travers un tube en verre, je vis la pièce rougir, s’enflammer, entrer en fusion. Puis, quand elle fut refroidie il me dit en riant :
— Voici votre pièce, prenez là : la reconnaissez-vous ?
— Comment, c’est de l’or ! m’écriai-je.
— Du plus pur377.
Ma raison ne me permettait de croire au prétendu miracle, et je considérai cette transmutation comme le tour d’adresse d’un joueur de gobelets, mais sans lui en rien dire. Cet homme était si heureux de sa folie.
— Cela est si extraordinaire, monsieur le comte, que, s’il vous est arrivé de répéter souvent le miracle, vous aurez dû trouver souvent des incrédules.
—    Qui doute de ma science et de mon pouvoir n’est pas digne de me regarder en face.
Je le regardai fixement.
—    Vous êtes un digne homme ; revenez me voir dans quelques années. Et il me congédia en me serrant la main378. »
Laissons l’astucieux mémorialiste Casanova poursuivre sa route vers Bruxelles et revenons à Tournai.
Comme à point nommé, la fabrique de porcelaine de Péterinck passait par de nouveaux embarras. L’un des associés avait mal géré ses affaires, et sa part, dans
la fabrique était à reprendre, M. de Cobenzl résolut de remanier l’établissement379. Il demanda au prince Charles de Lorraine le droit d’utiliser une partie de la fabrique pour le peignage de la soie et la teinturerie en général, et obtint une concession de terrain380 afin d’adjoindre de nouveaux bâtiments à la fabrique, en fait une tannerie et une manufacture de chapeaux.
« Le fils cadet de Mme de Nettine âgé de 15 ans381, et son gendre M. Walckiers382, vont diriger celle entreprise qui s’annonce des plus intéressantes et sans grands risques. La direction du personnel sera assurée par M. Rasse ; ma sous-direction, par M. de Lan-noy et le secrétariat, par le fils de ce dernier »383.
D’ores et déjà, M. de Cobenzl prévoyait « un gain de un million étant donné que deux des plus importants commerçants de Tournai, Barbieri et Francolet, désirent lui confier toutes leurs soieries à teindre, c’est dire que celle affaire va être d’une très grande importance pour la prospérité de la monarchie384. »
Mais que devenait l’inventeur dans ces futurs bénéfices ? M. de Cobenzl avait profité de l’amitié que lui témoignait M. de Surmont pour lui soutirer tous ses
secrets, et bien mieux, « ces secrets, on les lui abandonne sauf à prétendre à une part proportionnée du bénéfice385. »
C’est alors que le ministre plénipotentiaire écrivit au ministre de la cour à Vienne, M. de Kaunitz, afin de l’intéresser dans l’affaire et obtenir, par son intermédiaire, la participation de l’ État aux frais nécessités par les achats de maisons et d’outillage. Si celui-ci se déclara satisfait d’apprendre l’appui bancaire de Mme de Nettine et le rôle administratif de M. Walckiers, il se montra réticent quant à l’affaire elle-même : « un modèle n’est pas une machine et une expérience en petit ne prouve rien en faveur d’une usine dont l’installation est très coûteuse et les capitaux investis très incertains386, » puis il s’étonna du choix de la ville de Tournai, trop ville-frontière pour l’établissement d’une usine ; ce à quoi M. de Cobenzl répondit : « que le coût de la vie à Tournai était très bon marché et que loin de Bruxelles on n’a pas à craindre les difficultés qui pourraient naître avec les diverses corporations de cette ville387. »
M. de Kaunitz ne s’en tint pas à ses observations techniques, il informa M. de Cobenzl de tous les bruits qui couraient sur M. de Saint-Germain, entre autres l’anecdote suivante : « En 1759, à Paris, un homme qui était, paraît-il, un proche parent d’un des
admirateurs du comte, obtint, par sa ténacité, l’autorisation de le surprendre chez lui. Il lui rendit visite et le trouva dans un logis bien sale et quand il l’eut questionné sur ses inventions, le comte lui montra quelques échantillons de couleurs et un vieux bouquin de magie dans lequel il y avait des formules absolument sans valeur388 ; » ce qui était manifestement faux quant au logis, le comte de Saint-Germain ayant habité à Paris dans l’hôtel de la veuve du chevalier Lambert, visité maintes fois par M. de Gleichen, à qui ces particularités n’auraient pas échappé. On disait aussi que le comte avait acheté à M. de Saint-Florentin une propriété d’une valeur de 1.800.000 fr. qu’il ne put payer et finalement quitta la France.
En réponse, M. de Cobenzl fit valoir que M. de Surmont « avait des valeurs engagées chez un armateur de Copenhague, pour plus d’un million et qu’en outre où il a été il a distribué des cadeaux magnifiques, dépensé énormément, n’a jamais rien demandé à personne, ni laissé de dettes389. »
Le 27 mai, le ministre fit parvenir à M. de Kaunitz, tous les échantillons : métal et teintures sur soie, laine, cuir et bois. « J’ai fait les petits paquets, en laissant dessus les inscriptions faites par l’inventeur et les explications qu’il a données390. »
Deux jours plus tard, le 29 mai, M. de Surmont par-
tit pour Tournai avec le jeune vicomte de Nettine afin que ce dernier soit mis en possession de tous les procédés secrets, et à son retour un projet de contrat fut rédigé entre lui et son commettant, M. de Cobenzl :
« Le comte de Surmont, durant toute sa vie, sera intéressé à la manufacture de Tournai, érigée actuellement par moitié.
« Des bénéfices qui lui reviennent seront soustraits les sommes qui lui ont été avancées et les dépenses qui ont été faites pour lui. Après le remboursement de ces sommes, il disposera librement de ses bénéfices.
« Le comte s’engage envers M. de Cobenzl de lui remettre les données pour la fabrication du bleu et vert, pour raffiner les huiles, le plissage du cuir pour fabriquer les chapeaux ou autres modes d’emplois qu’il connaît, ainsi que tout autre procédé secret ou moyen approprié pour amener la manufacture au plus haut degré de perfection »391.
Toutefois avant que ce contrat fût signé, Mme de Nettine s’était rendue à Paris pour consulter deux de ses gendres : le marquis de Laborde392 et M. de Lalive de Jully393 ; dans ses démarches, « elle n’apprit rien de défavorable sur le comte de Saint-Germain et acquit
l’assurance que l’on avait nulle crainte, à avoir de la part d’aucune entreprise394. »
Rien ne s’opposait donc à la validation de l’accord lorsque parvint le 8 juin, datée de Vienne, une dépêche adressée à M. de Cobenzl par M. de Dorn395, par laquelle il était fait part que M. de Kaunitz pris de « violentes coliques » (en l’espèce, maladie diplomatique) avait chargé le susdit, conseiller à la cour, de communiquer à son excellence « que tous les travaux préliminaires, qui devraient être déjà en cours pour la production en gros, doivent être arrêtés et qu’il n’y a pas de possibilité de conclure quoique ce soit avec M. de Surmont, tant que nous ne sommes pas en état de vous transmettre l’ordre exprès de Sa Majesté à ce sujet ».
C’était l’éviction pure et simple de M. de Surmont. À cette mise en demeure, M. de Cobenzl changea complètement de ton vis-à-vis de l’inventeur, et bien que le bourgmestre Hasselaar soit venu en personne d’Amsterdam à Bruxelles pour répondre de son ami, rien ne le fit revenir sur sa décision396. Bien plus, M. de Surmont ayant fait venir de Hollande divers objets précieux en garantie de l’argent avancé par
Mme de Nettine, M. de Cobenzl prétendit : « que ces objets n’avaient qu’une valeur insignifiante, et ceux qui restent en Hollande se composent de tableaux que lui [M. de Surmont] estime très cher, mais en réalité n’ont pas grande valeur397 ; » et ajouta, montrant ainsi son manque de bonne foi : « de sorte que nous ne pouvions que souhaiter de nous débarrasser de lui et nous emparer de ses inventions le moins cher possible, et d’éviter toutes autres dépenses et lui enlever la direction de l’entreprise398. »
Pour arriver à ce but, M. de Cobenzl rédigea un « mémoire » des dépenses engagées :
Dépenses pour la teinturerie et le dépôt ..... 56.135
la tannerie.......................... 19.300
l’usine de chapeaux ................... 5.700
Maison pour le comte .................... 13.500
Dépenses diverses ........................ 5.300
Total général en Gulden .............. 99.935
À ces dépenses vint se joindre le compte spécial de M. de Surmont :
Avances diverses de Mme de Nettine399 ....... 81.720
Débours de M. Rasse et de Mme de Nettine pour l’entretien du comte, ainsi que pour
ses voyages à Tournai, etc................. 12.280
Soit : Gulden ........................94.000
soit au total près de 200.000 Gulden400, et M. de Kaunitz, devant cette dépense exagérée, refusa le concours du gouvernement. M. de Cobenzl suggéra alors que Mme de Nettine pourrait reprendre l’affaire à son compte, ce qui fut tout de suite accepté et approuvé par l’impératrice Marie-Thérèse sur les conclusions de son chancelier, conclusions que voici : « Il résulte comme évident et absolument indispensables, que ces entreprises téméraires 401 ne répondent point aux exigences de l’État, ni par leur nature même, ni par la gérance qu’elles nécessitent, ni par leur activité. Mais comme Mme de Nettine a, de sa poche, fait les folles avances de 200.000 Gulden402
et qu’elle désire reprendre ces usines à son compte403, il serait juste et équitable que Votre Majesté les lui abandonne et charge, en même temps, son gouvernement de lui donner toutes les facilités et l’aide qui sont compatibles avec les intérêts des finances de l’État et conciliant ceux du pays en général404. »
L’Impératrice Marie-Thérèse écrivit aussitôt au gouverneur général des Pays-Bas, le prince Charles de Lorraine : « Mon chancelier de cour et d’État m’a fait un rapport sur toute sa correspondance avec le comte de Cobenzl au sujet des soi-disant procédés secrets pour fabriquer et manufacturer qu’un certain Surmont dit posséder, ainsi qu’au sujet de la manufacture que le comte de Cobenzl a en conséquence déjà montée à Tournai, avec l’assentiment de votre altesse.., j’autorise votre altesse à accorder à Mme de Nettine les autorisations voulues et de lui donner toutes les facilités et l’aide qui peuvent s’allier avec
les intérêts de mes finances et le bien de mes provinces belges405. »
On voit que M. de Cobenzl avait agi le plus adroitement du monde, en cela aidé par M. de Kaunitz, en présentant cette « affaire excellente » comme une escroquerie « industrielle406, » montée par M. de Surmont. Il en résulta que ce dernier dut quitter Tournai le plus rapidement possible :
« J’attends, écrit M. de Cobenzl, la nouvelle du départ de M. de Surmont et espère que Mme de Net-tine pourra récupérer les grandes avances qu’elle a faites. Certainement dans les procédés secrets, il y a du bon ; du moins, on l’a déjà constaté dans la fabrication des chapeaux et dans la tannerie, et tous nos marchands en soieries et toiles de lin trouvent les tissus teints merveilleux407. »
Alors pourquoi toute cette mise en scène ? Mystère. Nous sommes comme M. de Kaunitz : « Je ne comprends pas très bien ce que la phrase de votre rapport du 2 courant, signifie : “J’attends aujourd’hui la nouvelle du départ de M. de Surmont”. Part-il volontairement ou le chasse-t-on enfin ? Dans le premier cas, il pourrait bien non seulement emporter avec lui l’argent de Madame de Nettine, que je plains sincè-
rement, mais garder aussi par-devers lui, la libre disposition de ses beaux procédés secrets. Dans le deuxième cas, il est à espérer qu’on a pu encore lui avoir arraché le secret sur le raffinage des huiles408. »
« M. de Surmont n’a pas été chassé, répond M. de Cobenzl, mais en attendant la décision, si S. M. prendrait elle-même la manufacture ou la laisserait à Mme de Nettine, cette dernière avait gardé son fils à Tournai pour apprendre tous les procédés secrets de M. de Surmont. Comme on avait tout appris de lui de ce qu’il savait et que sa présence n’était plus nécessaire, je lui ai écrit au reçu des très hauts ordres, que S. M. ne voulait rien entendre quant aux procédés secrets. En même temps, le jeune Nettine lui a fait savoir, que sa mère gardait la manufacture pour se couvrir de ses avances, mais qu’elle n’en ferait plus. Il s’est alors décidé à partir en déclarant, toutefois, qu’il rembourserait le tout au courant des quelques mois à venir409. »
« D’autre part, on pouvait utiliser ses procédés secrets et, au cas où l’on ait besoin d’une explication quelconque, il serait prêt à la donner, où qu’il se trouve. Il est parti pour Liège et s’adressera probablement au Margrave de Bade-Durlach, à Carlsruhe410. Mme de Nettine espère encore récupérer au moins une partie de ses avances »411.
C’est ce qui arriva. Et si pour M. de Kaunitz : « le cas de M. de Surmont était liquidé412, » pour Mme de Net-tine l’affaire devenait excellente : « la manufacture fondée à Tournai commence à se développer. Je crois, écrit M. de Cobenzl, que Mme de Nettine pourra y retrouver son compte, ou tout au moins rentrer dans ses frais413. »
Ainsi se termina la soi-disant escroquerie « industrielle » qui eut son heure de célébrité dans la ville de Tournai.
Chapitre XI : Douze ans de silence
Après avoir quitté Tournai, le comte de Saint-Germain partit pour Liège. Alla-t-il à Carlsruhe, chez le margrave de Bade-Durlach, comme l’indique M. de Cobenzl, nous l’ignorons. Cependant ce qui est vraisemblable, c’est qu’il se rendit en Italie. Peu de documents existent sur le séjour qu’il fit en ce pays. Un de ses biographes occasionnels nous dira toutefois « que l’Italie le trouva digne de ses virtuoses et le considéra comme l’un des plus fins connaisseurs de son art ancien et moderne414. »
Un des rares documents que nous possédions sur ce séjour est constitué par les quelques pages que lui a consacrées le comte de Lamberg dans le Mémorial d’un mondain415, mélange de souvenirs sur l’Italie, les Italiens et la Corse.
À vrai dire nous sommes prévenus sur la valeur de ce document par le comte de Saint-Germain lui-même ; en effet, un de ses amis, le comte de Schag-man, lui demandant un jour ce qu’il pensait de l’auteur de l’ouvrage ci-dessus, s’attira cette réponse
catégorique : « C’est un fou, il n’a pas l’honneur de me connaître416. »
Quel était donc le personnage sur qui le comte émettait un jugement aussi sévère ?
Le comte Maximilien de Lamberg417, surnommé Democrites Dulcior418 par ses contemporains, après avoir été diplomate, joua au savant et finit littérateur. Malgré ses divers talents rien n’est plus vrai à son égard, que la remarque du comte de Saint-Germain. Ignorant à peu près tout du comte, M. de Lam-
berg rapporta dans son ouvrage des anecdotes plus que douteuses. Il se peut qu’il ait entrevu le comte de Saint-Germain, en 1760, à Versailles419, mais il est certain que vers 1761, il fit la connaissance, à Augs-bourg, de Casanova420 ; et de leurs conversations est, peut-être, né le tissu de mensonges qu’ils se plurent à débiter l’un et l’autre sur le comte421.
Quoi qu’il en soit, M. de Lamberg vint à deux reprises en Italie. En 1764, il était à Venise, en compagnie de son maître, le prince de Wurtemberg, pour complimenter Aloisio Mocenigo, le nouveau doge, élu l’année précédente. En 1770, il se trouvait à Florence pour son plaisir, de même qu’en 1773, à Venise. Ses anecdotes ont donc leurs places à ces trois dates. Nous ne les citons qu’à titre documentaire attendu
qu’elles sont inexactes d’après l’avis du comte de Saint-Germain.
« Un personnage rare à voir, dit-il, c’est le Marquis d’Aymar ou Belmar, connu sous le nom de Saint-Ger-main422 : il demeure depuis quelque temps à Venise, où il s’occupe au milieu de cent femmes, qu’une abbesse lui fournit, à faire des expériences sur le lin qu’il blanchit, et qu’il rend égale à la soie crue d’Italie : il croit avoir trois cents (sic) cinquante ans ; et pour ne pas trop exagérer peut-être, il dit avoir connu Thamas Koulikan423 en Perse. Lors de l’arrivée du duc d’York à Venise, il demanda au Sénat le rang sur ce prince, et donna pour raisons que l’on savait qui était le duc d’York, mais qu’on ignorait encore les titres du Marquis de Belmar424. »
Un seul renseignement est exact dans cette anecdote, celui concernant la venue à Venise, en mai 1764, d’Édouard-Auguste, duc d’York, frère de Georges III d’Angleterre, en l’honneur duquel de grandes fêtes furent données.
À l’époque, cette ville était le refuge de tout personnage qui désirait se cacher, le masque était invio-
lable, et le gouvernement laissait à chacun de se conduire à sa guise, si on ne se mêlait ni de politique ni de religion.
M. de Lamberg continue ainsi son histoire :
« Il [le comte] donna une papillote425 à un de ses amis ; auquel un banquier, qui ne connaissait pas le Marquis, paya à vue deux cents ducats comptant. Je demandais s’il retournerait en France ; il m’assura d’un air de conviction, que la bouteille qui soutenait le Roi dans l’état de vigueur où il est, devait être à sa fin, qu’à la suite de cela, il remonterait sur le théâtre par un coup d’éclat qui le ferait connaître à toute l’Europe. Il doit avoir été à Pékin, sans s’y donner de nom du tout ; et comme la police le pressa de se nommer, il s’excusa sur ce qu’il ne savait pas lui-même comment il s’appelait…
« Il recevait même à Venise des lettres sur l’enveloppe desquelles il n’y avait que le simple mot, Venise ; le reste était en blanc ; et son secrétaire demandait simplement à la poste les lettres qui n’étaient à personne426. »
M. de Lamberg prétendit que le comte de Saint-Germain lui aurait fait voir :
« Dans un espèce d’album, où se trouvaient plusieurs
signatures d’hommes célèbres, deux mots latins de mon aïeul Gaspard-Frédéric, mort en 1686, avec les armes blasonnées, et l’inscription que voici : Lingua mea calamus scribae velociter scribentis427. L’encre et le papier même très rembruni et brouillard me paraissaient anciens. La date est de 1678 ; un autre extrait de Michel Montaigne est de l’année 1580 : « Il n’est homme de bien qui mette à l’examen des lois toutes ses actions et pensées, qui ne soit pendable dix fois en sa vie : voir tel qu’il seroit très grand-dommage et très injuste de punir et de perdre428. »
Tout en traitant à la légère le comte de faussaire sous le prétexte d’une citation latine : habes scientiam quaestuosam429, M. de Lamberg avance que :
« Les deux inscriptions en question feraient croire à l’âge du Marquis, si la nature de l’homme ne prouvait contre430 : à toutes ses époques, on est rarement à même d’y relever une erreur ; il cite à leur place des dates très reculées, et ce n’est point avec présomption qu’il affirme : c’est un homme rare qui surprend ; et ce qui fait plaisir, c’est qu’il résiste à la critique : il joint le talent de persuader, à une érudition peu ordinaire,
et la mémoire la plus étendue, quoique locale. St. Germain dit avoir enseigné à Wildman le secret d’apprivoiser les abeilles, et de rendre les serpents attentifs à la musique et au chant431. »
Continuant son histoire, M. de Lamberg affirme avoir reçu, à Venise en 1773, une lettre du comte de Saint-Germain, expédiée de Mantoue. Que celui-ci se soit trouvé dans cette ville à l’époque indiquée, c’est fort possible, mais en tout cas, la lettre qui suit est sans doute sortie de l’imagination du pamphlétaire.
Parlant de la fabrication des pierres précieuses, M. de Lamberg fait dire par notre personnage :
« Le comte Zobor, chambellan de l’empereur défunt (prince immortel pour les qualités augustes jointes à la protection qu’il accorda aux arts432), en a fait [un diamant] avec moi : le prince T… en acheta un, il y a six ans environ, pour 5.500 louis, qui est de ma facture ; il l’a revendu depuis à un riche fou avec mille ducats de profit : il faut effectivement être roi ou fou, dit le comte de Barre433 pour employer des sommes considérables à l’achat d’un diamant. Comme ailleurs les fous au jeu d’échecs sont les plus près des rois, le proverbe grec : βαζιλευς η ονος, roi ou âne… et celui, aut Regem aut fatuum nasci oportet434, ne scan-
dalisent personne. Mad. de S*** en a un de la même eau bleuâtre, aussi mal taillé que le premier, et qui paraissait dans le chaton un gros verre de Bohême à facettes ternes… Or, M., un homme comme moi se trouve souvent fort embarrassé dans le choix de ses pratiques ; … L’homme éventuel, au reste, donne souvent à la nature certains élans dans les arts, seuls dûs aux artistes. Un Pott435, un Margraf436, Rouelle437, décident sur leur trépied, que personne n’a fait des diamants, parce qu’ils ignorent des principes opposés aux réussites. Que tous ces Messieurs (car il en est une horde entière) étudient plus les hommes que les livres, ils leur découvriront des mystères introuvables dans La chaîne dorée d’Homère 438, dans le Petit Albert, dans le Grand 439, dans le mystérieux volume Pica-
trix440, etc. ; les grandes découvertes ne se présentent qu’au voyageur441. »
Et partant de cette dernière hypothèse, M. de Lamberg imagine une soi-disant relation d’un voyage que le comte de Saint-Germain aurait fait en Extrême-Orient :
« Je dois celle [la découverte] de la fonte des pierres, au second voyage que je fis aux Indes en 1755, avec le colonel Clive, subordonné au vice-amiral Watson. Dans ma première course, je n’avais acquis que très peu de connaissances sur ce merveilleux secret en question : toutes mes tentatives faites à Vienne, à Paris, à Londres, ne passent que pour des essais ; le grand œuvre était réservé à l’époque dont je parle442.
« J’eus de très fortes raisons pour ne me faire connaître de l’escadre que sous le nom d’un comte de C…z443 ; jouis partout où nous abordâmes, des mêmes
distinctions que l’amiral ; le nabab de Baba444 surtout, sans me demander de quel pays j’étais, ne m’entretint que de l’Angleterre… Je me souviens du plaisir qu’il avait à la description que je lui fis des courses de chevaux de Nieumarket445. »
« Il [le nabab de Baba] me proposa de lui laisser mon fils que j’avais avec moi : il l’appela son mylord Bute446, à l’instar de ses courtisans qui avaient tous des noms anglais447. »
Nous nous demandons quel motif a fait agir M. de Lamberg quant à cette attribution d’un fils au comte de Saint-Germain448. On comprend maintenant l’exclamation de celui-ci.
M. de Lamberg termine sa narration en attribuant
au comte une certaine faculté se rapportant à l’art graphique :
« Un talent que M. de Belmar possède seul, qui mériterait d’être appris et cultivé dans les familles, c’est celui d’écrire des deux mains à la fois ; je lui ai dicté près de vingt vers de Zaïre qu’il écrivit recta sur deux feuilles de papier en même temps : on eût dit que les deux écritures simultanées fussent d’un même caractère : “Je ne vaux pas grand’chose, me dit-il, mais vous conviendrez que je ne nourris point mon secrétaire à pure perte449”. »
Il était pourtant réservé à M. de Lamberg de démentir une nouvelle, venant de Turin, et parue dans le Notizie del Mondo publié à Florence, en juillet 1770. Elle était ainsi conçue :
« Le comte Maximilien de Lamberg, chambellan de LL. MM. II et RR., ayant visité l’île de Corse pour y faire diverses recherches, s’est arrêté ici depuis fin juin, en compagnie du comte de Saint-Germain, célèbre en Europe, par l’étendue de ses connaissances politiques et philosophiques450. »
L’intéressé avoue que « M. de Saint-Germain n’était pas son compagnon de voyage en Afrique », mais qu’il était à Gènes, écrivant « à un ami de Livourne, qu’il comptait aller à Vienne revoir M. le prince Ferd. Lob-kowitz, qu’il avait connu à Londres en 1745 »451.
Ce démenti de M. de Lamberg est une confirmation du séjour du comte en Italie. Nous avons ainsi trois dates, 1764, 1770 et 1773 et trois villes, Venise, Man-toue et Gènes.
D’autres personnes viendront appuyer ce témoignage.
Ainsi le comte de Sagramoso, ambassadeur de l’ordre de Malte à Dresde, dira avoir rencontré le comte de Saint-Germain à Florence, Pise et Venise « car effectivement le comte a couru de çà et de là en Italie452 ». Le comte de Lehndorff, chambellan de la cour à Dresde, de son côté, nous fait connaître un détail particulier quant à la générosité du comte de Saint-Germain : « étant à Venise, il donnait annuellement 6.000 ducats sans que l’on sut exactement d’où cet argent venait453 ». Citons encore Mme de Gen-lis laquelle, vers 1767, « passant à Sienne, apprit que le comte habitait cette ville454 » et le baron de Glei-chen qui dit savoir qu’il apparut à Venise et à Milan, « négociant avec les gouvernements de ces pays pour leur vendre des secrets de teintures, et pour entreprendre des fabriques. Il avait l’air d’un homme qui cherchait fortune, et fut arrêté dans une petite ville du Piémont pour une lettre de change échue ; mais il étala pour plus de 100.000 écus d’effets au porteur, paya sur-le-champ, traita le gouverneur de cette ville comme un nègre, et fut relâché avec les excuses les plus respectueuses. En 1770, il repartit à Livourne, portant un nom russe et l’uniforme de général, traité
par le comte Alexis Orlof avec une considération que cet homme fier et insolent n’avait pour personne455. »
Ainsi nous avons la certitude que le comte de Saint-Germain résida en Italie un certain laps de temps qui peut se situer entre 1764 et 1773. Toutefois en ce qui concerne les trois années suivantes, 1773 à 1776, nous ignorons ce qu’il fit, aucun document italien n’étant là pour nous renseigner exactement. Le comte avoue lui-même « cela était ouvertement connu que souvent il disparaissait pour des années sans que l’on connût sa résidence. Il vivait retiré afin de dérouter les curieux qui ne cessaient de le harceler de questions456 ».
Chapitre XII :
Le comte de Welldone et les princes allemands
Quand le comte de Saint-Germain arriva en Saxe au mois d’octobre 1776, des bruits tendancieux sur sa personne commencèrent à circuler à Leipzig et à Dresde457.
On racontait qu’il était d’origine judéo-portugaise et qu’il avait plusieurs centaines d’années458 ; qu’il était né en France et de basse extraction459. On l’accusait de vouloir faire croire qu’il était le troisième fils du prince Rákóczi460,et de s’être présenté dans divers pays sous le nom de marquis de Belmar et de M. Castelane461.
Si on parlait peu de ses voyages en Europe, on affirmait « qu’il avait été sur les rives de l’Afrique, en Égypte et en Asie-Mineure, principalement à Constantinople et dans la Turquie462, et enfin « aux Indes et en Chine où il aurait entretenu durant quinze ans un
Français du nom de Boissy afin de se procurer par lui toutes les matières et connaissances dont il avait besoin463 ».
Par contre, « on ne savait lui reprocher aucun acte répréhensible464 ».
Le comte de Saint-Germain en se fixant à Leipzig prit le nom de Welldone, ce qui signifie en anglais, bienfaiteur465. Comme il vivait à l’écart et très modestement « ne prenant qu’un seul et léger repas par jour et ne buvant que de l’eau466, » on en conclut que n’étant plus si riche qu’autrefois, il manquait d’argent. Toutefois, « on assurait qu’il possédait une grande quantité de diamants467 ».
Dès que sa présence fut signalée dans la ville, le comte fut tout de suite en butte aux sollicitations quant à ses recherches chimiques, et c’est à ce sujet que le comte Marcolini, ministre de la cour électorale, vint lui rendre visite. Celui-ci arriva spécialement de Dresde pour proposer au comte de Saint-Germain, moyennant récompense, de confier à l’état saxon tous ses « secrets »468. Ce dernier lui répondit : « que l’on se
trompait si l’on supposait de telles choses chez lui. Son but unique était de rendre les hommes heureux ; s’il réussissait, il se sentirait suffisamment récompensé ». Le ministre étonné de cette réponse, comprit son erreur et n’insista pas469.
Durant près de six mois, le comte vécut dans une sorte de retraite, ne recevant que des amis. L’un de ceux-ci était M. de Sagramoso, ambassadeur de l’Ordre de Malte à Dresde, que le comte avait connu lors de son séjour en Italie, et qu’il avait retrouvé accompagnant le ministre saxon, au moment de sa visite470.
Un autre de ses amis était le comte Lehndorff, chambellan de la cour à Dresde. Celui-ci était venu à Leipzig pour la grande foire de Pâques. Ils eurent de nombreux entretiens. Le chambellan garda longtemps le souvenir de l’extraordinaire expression de vie spirituelle qui se remarquait sur le visage du comte de Saint-Germain lorsque celui-ci parlait. S’il vantait l’excellence de la vertu, de la sobriété et de l’amour du prochain, il affirmait la nécessité de l’équilibre entre l’âme et le corps afin d’éviter le dérèglement de la machine humaine. Invariablement le comte offrait à ses amis une certaine poudre que l’on
buvait comme du thé, ayant un léger goût d’anis et un peu purgative471.
En mars 1777, une rumeur circula dans Leipzig. Ne disait-on pas que la cour électorale avait proposé au comte le poste de ministre des Finances ? Celui-ci prévint ses amis en leur disant qu’il n’avait pas refusé ce poste attendu qu’on ne lui avait jamais offert et qu’au surplus : « lui, qui était prince serait très éloigné d’accepter une place qui avait été occupée par des gens de rien472. »
À ce moment, quelques princes allemands commencèrent à s’intéresser au comte de Saint-Germain. C’est ainsi que l’archiduc d’Autriche, Maximilien-Joseph Ier, écrivit de Munich à sa sœur, la princesse
veuve Marie-Antoinette de Saxe, pour lui signaler qu’à Leipzig résidait un homme « âgé de 200 ans, et que s’il avait cet âge sans lire cela paraisse, cet homme devait être un adepte473 ». Ce fut dès lors à qui inviterait le comte. D’abord, le prince Frédéric-Auguste de Brunswick, neveu de Frédéric II474, lui fit parvenir par l’entremise de son conseiller privé à Dresde, une invitation pressante de venir à Berlin475.
De son côté, Frédéric II demanda à son ambassadeur à Dresde, le comte d’Alvensleben, de s’informer du pourquoi de la présence du comte de Saint-Germain à Leipzig et de l’en avertir tout de suite, car la personne l’intéressait, mais « uniquement par curiosité476 ». Cependant, le roi fit part de la prochaine venue à Berlin, « de celui dont on raconte des choses merveilleuses », à sa nièce, la princesse Wilhel-mine, d’Orange, femme du Stathouder de Hollande, Guillaume V477.
M. d’Alvensleben se rendit donc chez le comte de Saint-Germain qui habitait Dresde depuis cinq semaines, et s’informa auprès de lui de ses antécé-dents478. Le comte, pour couper court à tous les inter-
views futurs, lui « avoua qu’il se nommait Prince Rádóczi, et pour lui prouver sa confiance particulière, lui dit encore qu’il avait deux frères dont les pensées seraient si triviales qu’ils se soumettent à leur misérable sort. Lui, par contre a pris à un certain moment le nom de Saint-Germain, ce qui signifie : le saint frère479 ». Il ajouta « Je tiens la nature dans mes mains et comme Dieu qui créa le monde, je puis moi aussi faire sortir du néant ce que je veux480. »
Le comte de Saint-Germain remit à M. d’Alvens-leben à l’intention de Frédéric II une liste de ses procédés secrets en y joignant quelques échantillons.
Cette liste intitulée : « Nouvelle physique relative à plusieurs articles du commerce qui sont aussi important que neufs, » comprend 29 articles :
— « 1o Procédé donnant à toutes sortes de peaux une solidité inconnue à ce jour, beauté, durée, etc., et particulièrement donnant aux peaux de mouton une valeur appréciable.
— 2o Procédé pour la bonification de la laine par
lequel elle devient plus solide, plus fine, meilleure, etc.
—    3o Procédé pour le blanchissage absolu du coton, du lin, du chanvre et leur tissus, infini supérieur à celui de Haaylem, de Hollande, un procédé qui n’attaque pas les étoffes comme là-bas et ne demande que peu de temps.
—    4o Procédé pour laver la soie par lequel la soie italienne, supérieure à toutes les soies du monde, devient plus brillante et plus résistante.
—    5o Procédé de l’amélioration des peaux de chèvres angora, de sorte que l’on peut en faire de l’excellente brillante camelotte qui ne se déchire pas comme l’ancienne alors que la peau devient presque aussi souple que la soie.
—    6o Procédé pour le blanchissage complet et la plus grande durée de la toile et des tissus en coton.
—    7o Procédé pour teindre des peaux et du cuir en bleu, vert, noir, vrai rouge pourpre, vrai violet et gris fin, de grande beauté et qualité.
—    8o Préparation de couleurs inchangeables pour la peinture en jaune, rouge, bleu, vert, pourpre, violet, etc., d’une beauté parfaite et de qualité.
—    9o Préparation d’un blanc pour couvrir d’une qualité insurpassable. Cette couleur, que l’on a cherché en vain de tout temps, reste toujours blanche, se lie avec toutes les bonnes couleurs avec lesquelles on
la mélange, l’embellit et la conserve. Bref, ce blanc est une véritable merveille.
—    10o Préparation du cuir noir avec de la couleur très pure et très belle tirée du bleu russe sans aucune autre adjonction. Cela donne un cuir noir immuable d’une beauté remarquable et de grande qualité.
—    11o Préparation de toile et de tissus de chanvre d’un jaune inimitable de pureté en plusieurs nuances et de brillant, que l’on peut laver avec de l’eau de savon, et qui ne passe pas à l’air.
—    12o Préparation d’étoffes en coton-laine et tissus d’un excellent jaune en plusieurs nuances, bien lavable et ne passant pas à l’air.
—    13o Préparation de toile en gris fin, lavable à l’eau de savon et ne passant pas à l’air.
—    14o Préparation d’étoffes de coton et de tissus en gris fin, lavable à l’eau de savon et ne passant pas à l’air.
—    15o Préparation de toile, de tissus de lin et de chanvre en vrai pourpre, vrai violet, vrai rouge, etc. ; ces diverses nuances bien lavables et ne passant absolument pas.
—    16o Préparation de très beaux, très durables et nouveaux tissus de soie.
—    17o Préparation de toile coloriée en de toutes nouvelles et belles couleurs, notamment en gris et
nuances qui ne passent ni par des acides, ni à l’air ni à l’eau de savon.
— 18o Préparation de tresses en argent, pour le moins un tiers meilleur marché et beaucoup plus blanches, plus brillantes et plus durables que les plus belles tresses de Lyon.
— 19o Divers procédés pour des métaux précieux, c’est-à-dire sans or ni argent, étant de grande utilité et d’une grande économie et qui font certainement l’étonnement de tout bon chimiste et qui diminuent aussi les énormes frais d’articles de luxe périssables.
—    20o Préparation d’un tout nouveau métal dont les qualités sont surprenantes.
—    21o Divers procédés pour des objets de prix, qui semblent parfaitement impossibles et sont tous la source de grande économie d’articles de luxe.
—    22o Préparation de papier, plumes, ivoire, os et bois teintés en des couleurs splendides très fines.
—    23o De bons procédés chimiques pour divers vins.
—    24o Préparation de liqueur Rossoli, de noyaux de fruits, etc., de qualité supérieure et à des prix avantageux.
—    25o Préparation d’autres choses utiles sur lesquelles je garde le silence481.
—    26o Moyen préventif contre les maladies et désagréments de toute sorte.
—    27o Vrais moyens purgatifs qui ne retirent du corps que les éléments nuisibles.
—    28o Véritables, sûrs et bienfaisants moyens cosmétiques.
—    29o Huile d’ olive superfine fabriquée en 12 heures en Allemagne.
En ce qui concerne l’agronomie, cela est réservé pour plus lard.
L. P. T. C. D. de Welldone.
Sur un autre point, on ne peut rien dire ici pour des raisons diverses. Il est réservé, etc.
L’exécution de ce nouveau plan industriel peut servir à l’économie politique au plus haut degré et amener une union indissoluble entre certaines grandes nations. »
de Welldone.
En même temps que cette liste, le comte avait promis de remettre à M. d’Alvensleben une lettre, « mais craignant que les détails sur lequel il aurait à entrer seraient trop longs », il lui remit simplement une demande d’introduction pour Frédéric II, que voici :
« Sire, parler de soi-même autrement que par des faits ne convient pas du tout quand on a le bonheur de s’adresser à un si grand Roi : votre Majesté m’enverra donc les ordres, dont il lui plaira d’honorer,
Sire, son très fidèle, très humble et très obéissant serviteur, »
C. de Welldone482.
Le 30 juin 1777, Frédéric II répondit à M. d’Alvens-leben qu’il ne désirait pas répondre au comte de Saint-Germain, mais qu’il l’autorisait à lui dire qu’il était libre de venir à Postdam. Le roi ayant communiqué la liste du comte à son frère, le prince Henri de Prusse, celui-ci lui écrivit :
« Je te remercie, cher frère, pour l’envoi du mémoire avec les merveilles que Saint-Germain veut accomplir. Il promet beaucoup, mais il sait aussi beaucoup ; il doit avoir fait des études approfondies et a toujours passé pour un homme étonnant. Il est donc possible qu’il possède le secret d’utiliser certaines matières et de les perfectionner. Un essai avec deux ou trois objets ne saurait coûter beaucoup et rapporterait, en cas de succès, un gain appréciable, naturellement pas les trésors de Crésus ou de Montézuma, mais l’on peut être riche sans se comparer à eux. La mesure de la richesse sont nos propres besoins. Qui trouve sa suffisance n’infirme pas sa joie, ni la paix de son âme, voir même il l’intensifie, s’il sait alléger le sort des malheureux et des nécessiteux. »483
Nous ignorons si le roi de Prusse suivit les conseils tout à fait désintéressés de son frère, les archives secrètes de Berlin sont muettes à ce sujet. En tout cas, la raison qui poussa le comte de Saint-Germain
à faire remettre à Frédéric II la liste de ses procédés secrets n’est pas la vénalité en effet ; ne dira-t-il pas à M. d’Alvensleben : « comme je dispose de grandes richesses, un souverain ne saurait me récompenser ni me préparer un destin qui pourrait me tenter puisque je suis moi-même prince484 ».
Le comte de Saint-Germain ne s’étant pas rendu à l’invitation de Frédéric-Auguste de Brunswick, ce dernier lui envoya un émissaire en la personne de son conseiller privé, M. du Bosc, marchand de soieries à Dresde. Or, cet émissaire ignorait que le comte « avait le pouvoir de lire sur le visage si quelqu’un était à même de le comprendre ou non ; dans ce dernier cas, il évitait de rencontrer à nouveau la personne485 ».
C’est ce qui arriva lorsque M. du Bosc se présenta au comte de Saint-Germain. Le conseiller privé crut que celui-ci allait lui montrer certains papiers que les « Adeptes » exhibent avec désinvolture ou se livrer devant lui à des expériences de transmutation. Le comte se contenta de lui faire son « portrait philosophique ». Le conseiller-privé étrangement surpris, voua, dès lors, au comte une grande aversion, et dans le dessein de lui nuire auprès de son maître, le présenta ainsi au prince Frédéric-Auguste : « Je ne vis en lui qu’un homme plein d’esprit, ayant beaucoup lu, beaucoup vu et tâté de bien des choses, un homme ayant en chimie quelques secrets et des connais-
sances décousues, sans être devenu, pour autant, un chercheur méthodique, bref, un homme sans système arrêté. Je reconnus qu’il n’était rien moins que Théo-sophe, qu’il était bien loin de voir le Tout infini dans la somme des détails ou de se former une idée juste de la Cause créatrice par l’analyse de la Création486. »
Du Bosc sut gagner à sa cause un certain Frölich, lequel demeurait à Gorlitz, et tous deux inventèrent dans leurs rapports au prince Frédéric-Auguste de Brunswick les histoires les moins véridiques. Frölich incita d’abord le prince à ne pas avoir de rapports avec le comte en lui faisant remarquer que celui-ci n’était : « ni Maçon, ni mage et qu’il n’avait aucune connaissance de la Maçonnerie487. » On sait que le prince de Brunswick était vénérable de la Loge « Aux Trois Globes de l’Univers » de Berlin, et grand prieur des Loges du système de la Stricte Observance.
M. du Bosc, de son côté, fit connaître au prince qu’un officier russe, David van Hotze488, aurait rencontré le comte de Saint-Germain « errant tristement
sur la route en Russie, à cause d’une blessure au pied, et comme il avançait péniblement, l’officier l’aurait fait monter dans sa voiture, et ramener à Moscou où le comte possédait une fabrique qui ne voulait pas mar-cher489 ». Le conseiller-privé insista même sur cette histoire en affirmant que le comte avait travaillé dans une fabrique d’indiennes à Moscou, à la fabrication des couleurs490. Ensuite il prétendit que les pierres que possédait le comte provenaient d’une mine qu’il aurait découverte en Russie, et dont il avait seul le droit d’exploitation, et que par conséquent il n’avait aucune connaissance au point de vue diamantaire491. Enfin, M. du Bosc fit courir le bruit que le comte, dénué de tout, n’ayant plus d’argent, avait cherché à lui soutirer une forte somme492.
Le comte de Saint-Germain trouva pour le défendre auprès du prince de Brunswick, deux amis dont l’un était le conseiller d’État, baron de Wurmb, et l’autre le chambellan du duc de Courlande, baron de Bis-chofswerder, tous deux habitant Dresde.
M. de Bischofswerder493 écrivit au prince Frédéric-Auguste de Brunswick, en lui disant : « qu’il était
étonné d’apprendre que le frère du Bosc n’a pas voulu prêter d’argent au comte de Saint-Germain. Ce frère doit pourtant bien savoir que d’après les renseignements de tous concernant le comte qu’il s’est souvent trouvé dans la situation d’emprunter mais qu’il a toujours rendu par des sommes importantes et qu’il ne voit pas le moindre danger de faire sa connais-sance494, » puis d’accord avec le duc de Courlande495, M. de Bischofswerder partit pour Leipzig, afin de rencontrer le comte de Saint-Germain496.
C’est alors que ce dernier envoya au prince Frédéric-Auguste de Brunswick, qui était à Berlin, la lettre suivante, datée du 8 mai 1777 :
« Monseigneur,
« Votre Altesse veut bien permettre que je lui ouvre mon cœur ; il est ulcéré depuis que M. le conseiller Du Bosc s’est servi d’une manière qui ne pouvait pas m’être agréable pour me signifier les ordres dont elle l’avait honoré, à ce qu’il dit dans sa lettre et qui sûrement ne pouvaient me regarder en aucune manière. M. le baron de Wurmb, ainsi que M. le baron de Bis-chofswerder seront toujours d’honorables témoi-
gnages de la bonté et droiture de ma démarche, que le respect et l’attachement zélé et fidèle, que je vous ai voué pour la vie, Monseigneur, m’ont absolument rendu nécessaire, quoique ma délicatesse m’est d’abord enjoint de ne rien dire du motif. Je presserai autant que possible de terminer des affaires aussi importantes qu’indispensables au lieu où je me trouve, pour avoir tout aussitôt après l’inexprimable joie d’aller vous faire ma cour, Prince incomparable ; quand j’aurai l’honneur de vous être bien connu, Monseigneur, je me promets, bien sûrement de votre justice et fin discernement toute celle qu’on me doit, et qui venant de votre part me sera extrêmement chère, je suis, comme mon devoir, mon inclination, et mon attachement respectueux et fidèle de votre altesse sérénissime,
Monseigneur, le très humble et très obéissant serviteur. »
Le C. de Welldone497
À partir de ce moment bien des détails manquent ou sont peu précis. Ainsi nous n’avons trouvé aucun renseignement sur les premières visites de M. de Bis-chofswerder avec le comte de Saint-Germain.
Par contre, nous possédons le récit de l’entretien que le conseiller d’État, M. de Wurmb, eut à Leipzig avec le comte :
« J’ai trouvé, dit-il, un homme de 60 à 70 ans, très vif pour son âge. Il se moque de ceux qui lui attribuent un âge extraordinaire. Grâce à sa vie réglée et aux médecines qu’il possède il se peut qu’il vive encore longtemps. Malgré cela son apparence extérieure n’est pas celle de la longévité. On ne peut pas nier qu’il possède de belles connaissances. Je travaillerai avec lui à quelques articles de teinture, l’emploi de la laine et du coton, pour me rendre compte si pour nos manufactures quelque avantage pourrait en être tiré.
« Après avoir gagné sa confiance, j’orientai la conversation sur la Maçonnerie. Sans empressement, sans avoir l’air d’y attacher grand’chose, il m’avoua avoir atteint le quatrième degré498, mais ne
se souviendrait plus des signes. Pour cette raison, il me fut impossible d’aller plus à fond sur ce sujet, car il paraissait ne rien connaître du système de la Stricte-Observanc499. »
Le comte de Saint-Germain ayant manifesté de la curiosité sur l’affaire Schrepfer, M. de Wurmb qui fut un des principaux acteurs de cette aventure tragique, lui fit connaître ce qu’il pouvait en dire.
Schrepfer500, garçon de salle dans une auberge de Leipzig, se maria vers 40 ans. Avec la dot de sa femme, il ouvrit, en 1772, dans la même ville, Klostergasse, un cabaret. Ayant été admis dans une Loge, « il y soutint qu’on ne pouvait être un véritable Franc-Maçon sans exercer la magie501. » C’est pourquoi, « il lui vint à l’idée de répandre le bruit qu’il possédait la puissance de conjurer les esprits502, » et d’établir dans la salle de billard attenant à son café une académie de magie ou de fantasmagorie, comme on disait à l’époque.
Il fut tout de suite regardé par les Saxons « comme un nouvel Apollonius de Thyane503, » et la foule accourut dans le cabaret de Schrepfer pour assister à ses expériences « où il citait des esprits qui non seulement se montraient mais parlaient même aux specta-
teurs504. » On assure qu’à un moment, « il jeta l’épouvante dans la Prusse et à Berlin, en faisant prédire par des fantômes la mort de certaines personnes connues, mort qui, par parenthèse, se réalisait souvent505. »
La Loge dont Schrepfer était membre lui ayant interdit ses jongleries, il passa outre et prétendit avoir été autorisé par le duc de Courlande à faire tout ce qu’il faisait. Celui-ci mécontent, le fit bâtonner par ses gens. Loin d’être abattu par ce coup du sort, le soi-disant sorcier redoubla d’audace dans l’art de faire des prodiges.
Après s’être éloigné quelque temps de Leipzig, Schrepfer y revint pour la foire de Pâques de 1774, sous le nom de « baron de Steinbach, prétendu colonel au service de la France et recommença de plus belle ses évocations et ses conjurations ; il paraît, d’ailleurs, qu’il procédait à ses momeries avec une certaine habileté de mise en scène506 ».
Ce qu’il y a de plaisant, c’est que les gens de distinction recherchèrent sa connaissance. Parmi eux se trouvaient trois des personnages que nous avons cités auparavant. MM. du Bosc, de Wurmb et de Bis-
chofswerder507. Schrepfer fit croire à M. du Bosc qu’il avait été chargé par le duc de Chartres508, de qui disait-il, il tenait son brevet de colonel au service de la France, et le duc de Brunswick509, tous deux grands maîtres des Loges Françaises et Allemandes, d’opérer la fusion de la Maçonnerie avec la société de Jésus, dissoute par le Saint-Siège, dont il détenait une partie du trésor. Ce trésor, d’une valeur de plusieurs millions, déposé à Francfort chez les frères Bethmann, devait servir à récompenser ceux qui l’aideraient dans sa tâche510.
MM. du Bosc et de Wurmb remirent à Schrepfer de grosses sommes d’argent, pour ses dépenses et son entretien ; celui-ci vint à Dresde habiter l’hôtel de Pologne et mena grande vie.
Mais le résident de France à Dresde, M. de Mar-bois, vint troubler le triomphe du magicien : « Il pria notre homme de lui montrer son brevet de colonel au service de la France, le menaçant en cas de refus de
le traiter publiquement d’imposteur et de réclamer son arrestation511. » Tout Dresde fut en émoi, mais grâce à l’intervention du duc de Courlande, qui perdant toute retenue, s’était promené en public avec Schrepfer, celui-ci revint à Leipzig. Là, nouvel avatar. MM. du Bosc et de Wurmb le sommèrent de montrer le trésor des Jésuites. Un rendez-vous fut pris ; le sorcier ne venant pas, nos deux personnages ouvrirent le paquet, envoyé par la banque Bethmann frères, de Francfort, et s’aperçurent qu’il ne contenait « que du papier blanc et différentes pièces qui renvoyaient à d’autres documents absents512 ». MM. du Bosc et de Wurmb par crainte du ridicule, se tinrent cois. Cependant l’aventure touchait à sa fin.
Le 7 octobre 1774, Schrepfer réunit à souper quelques-uns de ses derniers amis, entre autres M. de Bischofswerder : « Cette nuit, leur dit-il, en se levant de table, nous ne nous coucherons pas, car demain matin à la pointe du jour, avant le lever du soleil, je vous ferai voir quelque chose de tout à fait extraordinaire. » Vers cinq heures du matin, il fit signe à ses amis en disant : Allons, Messieurs, il est temps de partir, et tous se dirigèrent vers le parc Rosenthal, situé aux portes de Leipzig513.
En route, il leur montra un pistolet : « Je l’ai fait faire exprès sur le modèle imaginé par Comus514 et
je l’emploie à ma célébrité. Je vous ferai voir que je ne suis point un farceur de foire515. » Ayant assigné à chacun sa place, il s’éloigna vers un buisson en leur disant : vous allez apercevoir une étrange apparition. Ses compagnons, tous yeux et tous oreilles ouverts pour ne rien perdre du miracle annoncé, entendirent un coup de pistolet mais ne virent rien… le silence régna. Schrepfer venait de se tuer516.
L’aventure tragique coûta au conseiller-privé, M. du Bosc, la. somme de 4 à 5.000 thalers. Nous comprenons maintenant pourquoi il ne voulut rien prêter au comte de Saint-Germain l’ayant certainement pris pour un émule de Schrepfer517.
M. de Wurmb après son récit prit congé du comte et nous ignorons la suite de leurs entretiens. Quant à M. de Bischofswerder, qui obtint de la part du comte de Saint-Germain la faveur de posséder quelques-uns de ses plus importants secrets chimiques518, il eut la grande joie d’apprendre au prince Frédéric-Auguste de Brunswick : « qu’aux essais, ces procédés étaient d’un effet surprenant519 ».
Le comte quitta la Saxe dans le courant de juillet 1777 et s’en fut à Berlin520.
G. Lenotre, il est espion du roi de Prusse. Cf. Prussiens d’hier et de toujours. Paris, Perrin, 1917, pp. 133-157, tandis que pour Jean Moura et Paul Louvet, c’est un émissaire d’une puissance occulte qui protégeait la Prusse. Cf. Saint-Germain, le Rose-Croix immortel. Paris, Gallimard, 1934, pp. 169-221.
Chapitre XIII : Salons berlinois
Le comte de Saint-Germain s’était rendu dans la capitale de la Prusse sur l’invitation du prince Frédéric-Auguste de Brunswick521, et aussi avec l’assentiment de Frédéric II. Toutefois le roi lui avait fait dire, par l’entremise de M. d’Alvensleben, avant son départ de Leipzig, « que l’on était très incrédule à Postdam et que l’on ne croit d’une façon générale qu’aux choses tangibles. Il [le comte] ferait donc bien de se demander s’il est disposé de présenter sa science et ses procédés. Autrement il perdrait certainement son temps alors que par ailleurs, il en trouverait un emploi plus utile522 ».
Le comte alla-t-il rendre visite au roi523 et à son neveu dans leur résidence de Sans-Souci, à Postdam ? aucun document ne l’atteste. Ce qui est certain, c’est qu’il resta plus d’un an à Berlin, du mois d’août 1777 au début d’octobre 1778524.
Lorsqu’il arriva à Berlin, « le comte était un vieillard dont on ignorait l’âge ; mais il était encore très vigoureux quoique peu chargé d’embonpoint. Il prit un petit appartement dans une des premières auberges de la ville : il y vécut fort retiré, avec deux domestiques, ayant à sa porte une voiture de remise qui y passait la journée tout entière, qu’il payait bien, mais dont il ne se servait jamais525 ».
La première visite que le comte reçut fut celle du baron de Knyphausen, directeur général du commerce à Berlin. On se souviendra que c’est grâce à ce personnage, alors ambassadeur à Londres, que notre héros put quitter cette ville en 1760526. Le baron alla donc voir le comte « comme une ancienne connaissance, et l’invita instamment à dîner.
— Je veux bien, répondit M. de Saint-Germain, mais à condition que vous m’enverrez votre voiture. Je ne puis me servir des remises : ce sont des voitures bien mal suspendues527. »
Une des caractéristiques du comte, c’est qu’il ne
donnait jamais d’autre titre à son interlocuteur que celui de « mon fils528 ».
Bien que peu claironnée, la venue du comte de Saint-Germain à Berlin avait fait un certain bruit. Aussi fut-il sollicité de part et d’autre à venir dans les salons de la capitale prussienne. C’est ainsi que la princesse Amélie, sœur de Frédéric II, voulut le voir.
Le comte se rendit à « Mon Bijou », palais de la princesse, aux portes de Berlin. Il se trouva en présence d’une personne, au teint maladif, mais qui cependant avait dû être jolie. La princesse reçut le comte dans sa bibliothèque, splendidement aménagée et considérable, avec cette particularité non moins curieuse, que presque tous les volumes comportaient des notes de sa main. De plus, excellente musicienne, elle connaissait à la perfection cet art, où le comte lui-même était passé maître. C’était un excellent terrain d’entente. Malheureusement, cet accord fut détruit par la curiosité de la princesse.
— « Monsieur, lui dit-elle, de quel pays êtes-vous ?
— Je suis, Madame, d’un pays qui, pour souverains, n’a jamais eu d’hommes d’une origine étrangère. »
Ce fut avec cette adresse, et de cette manière énigmatique, que le comte répondit à toutes les questions que lui fit la princesse, qui en fut à la fin interdite, et le renvoya sans en avoir rien appris529.
Une autre personne, moins illustre par la naissance, désira aussi rencontrer le comte de Saint-Germain. C’était la confidente de la princesse Amélie, Mme du Troussel, connue sous le nom de « la belle de Kleist ». C’est de cette dame que Frédéric II disait : « Il y a 30 ans que je la vois, elle est toujours une des plus belles femmes de la cour : outre qu’elle a un éclat que les autres n’ont pas, il ne semble pas qu’elle vieillisse530. » Si Mme du Troussel avait une préférence pour l’astrologie — elle fréquentait un tireur d’horoscope qu’elle nommait « le planétaire » et qui, selon elle, était un homme merveilleux531 — la princesse Amélie, elle, recherchait tous les spécialistes de la cartomancie. On raconte même que « durant la guerre de Sept ans, surtout aux époques les plus critiques pour la Prusse, la princesse avait passé des jours à se faire tirer les cartes pour le roi Frédéric II, et qu’elle avait envoyé les résultats et les annonces à son frère532 ».
Or donc un soir le comte de Saint-Germain vint souper chez Mme de Troussel533 ; il y avait bonne com-
pagnie. « On hasarda à lui parler de la pierre philosophale. Il se contenta d’observer que ceux qui s’en occupaient faisaient, pour l’ordinaire, une gaucherie bien étonnante, en ce qu’ils n’employaient guère d’autre agent que le feu, ne songeant pas que le feu divise et décompose, et qu’il est par conséquent absurde d’y recourir quand on cherche à former une composition nouvelle : il insista beaucoup et assez longuement sur cette idée534. » La conclusion alchimique émise par le comte, conclusion absolument exacte quant aux données traditionnelles, intrigua au plus haut point le profane qu’était l’auteur de cette anecdote qui assistait lui-même ce soir-là au souper chez Mme de Troussel ; il remarqua, après avoir examiné le comte pendant toute la soirée que celui-ci « avait la physionomie fine et spirituelle ; on voyait en lui l’homme bien né et de bonne société535 ». Et notre anecdotier dit avec justesse que si « le comte a été, dit-on, le maître de Cagliostro, jamais le disciple n’a valu le maître. En effet, celui-ci s’est maintenu jusqu’à sa mort sans aucune fâcheuse aventure au lieu que Cagliostro a terminé sa carrière dans les prisons de l’Inquisition à Rome ». Toutefois il ajoute : « Dans l’histoire du comte de Saint-Germain, on voit un charlatan (!) plus prudent et plus sage ; elle n’offre aucun trait qui blesse directement l’honneur ; rien n’y
est contraire à la probité ; il y a partout du merveilleux, mais il n’y a ni bassesse ni scandale536. »
« Dans le temps que cet homme singulier était à Berlin [dit encore notre anecdotier], je hasardai un jour de parler de lui à l’envoyé de France, M. le marquis de Pons Saint-Maurice. Je lui témoignai être en particulier fort surpris que cet homme ait eu des liaisons particulières et étroites avec des personnes de haut rang, tel que le cardinal de Bernis, dont il avait, disait-on, des lettres confidentielles, écrites à l’époque où ce cardinal avait le portefeuille des Affaires étrangères, etc. M. de Pons ne me répondit rien sur ce dernier article mais il me fit une suite de suppositions dont l’application était facile et sensible : « Je suppose, me dit-il, qu’un homme vraiment original résolve de se créer et de jouer dans le monde un rôle extraordinaire, un rôle qui étonne les esprits et fasse une sensation générale ; je suppose que cet homme, uniquement occupé de cette idée, et s’y livrant tout entier, ait de l’esprit, des connaissances, et autant d’attention aux moindres circonstances, que de persévérance à suivre son plan ; je suppose surtout qu’il sache habilement donner le change sur tout ce qui le concerne, et que jamais la présence d’esprit et la souplesse ne lui manquent ; enfin, je suppose qu’il ait acquis ou reçu une fortune aisée, vint cinq mille livres de rentes, par exemple, voyons la conduite que cet homme pourra tenir. Il ne parlera, du moins avec
franchise, ni de son âge, ni de son pays, ni de sa personne, et étendra le voile le plus épais sur tout ce qui le concerne. Il aura épargné quelques années de ses revenus ; disposant de cette sorte d’un capital qu’il confiera à des banquiers sûrs et peu connus, il arrivera à Berlin, ayant ses fonds à Leipzig, par exemple un banquier de Berlin aura ordre de lui payer vingt mille francs ou plus : il les recevra, les renverra de suite à un banquier de Hambourg, qui les lui fera repasser sans délai. Il aura le même jeu à faire jouer par des banquiers de Francfort et de quelques autres villes ; ce sera toujours le même argent, sur lequel il ne perdra que quelque pour cent, et il aura rempli son objet ; car on saura que chaque semaine il reçoit des sommes considérables, et l’on ne concevra pas l’emploi qu’il en fait, vu que d’ailleurs il fera très peu de dépenses, et ne se mêlera d’aucune affaire. Tous les autres faits merveilleux que l’on cite de ces hommes inconnus et extraordinaires peuvent aussi simplement être ramenés à des explications naturelles que celui des sommes que le comte de Saint-Germain reçoit continuellement537. »
La dernière visite que le comte accueillit à Berlin
fut celle de Dom Pernety, conservateur de la bibliothèque de la ville, membre de l’Académie et abbé de Burgel, en Thuringe, par la grâce de Frédéric II538.
Dom Pemety était un fervent de l’alchimie. Étant bénédictin, il avait trouvé dans la bibliothèque de l’Abbaye, un exemplaire de l’ouvrage de l’hermétiste Michel Maier : Arcana Arcanissima i.e. hieroglyphica Aegypto-graeca539. Il prit soin de traduire cette œuvre, d’un véritable adepte, et de la publier, avec quelques modifications et additions540, sous le titre : Les Fables
Égyptiennes et grecques dévoilées et réduites au même principe, avec une explication des hiéroglyphes et de la guerre de Troie541. Juste un an avant son départ pour la Prusse, il avait fondé à Avignon un Rite hermétique, divisé en six degrés, avec un symbolisme se rapportant aux légendes grecques, expliquées d’après les principes de son ouvrage. Il créa même un septième degré, dont le rituel contient un cours complet d’hermétisme et de gnose.
On peut dire que Dom Pernety était très savant (de la science qui tient à la mémoire) ; mais sa science n’était que rudis indigestaque moles542, et nous croyons que ce fut la raison pour laquelle le comte de Saint-Germain n’eut avec lui que peu de relations bien que Dom Pernety allât le voir « en qualité d’adepte543 ».
Chapitre XIV :
Les hésitations du prince de Hesse
Ce fut dans le courant d’octobre 1778 que le comte de Saint-Germain vint se fixer à Altona. Ce gros bourg, dont le nom signifie : beaucoup trop près, est situé sur les bords de l’Elbe, et communique avec Hambourg, la grande ville hanséatique, par une large chaussée. Altona était le siège du gouvernement du duché de Holstein, lequel, à l’époque, dépendait du Danemark. Depuis 1767, ce duché, ainsi que celui du Schleswig, était gouverné par le landgrave Charles, prince de Hesse544. Celui-ci avait l’esprit grave et était fortement attaché aux doctrines chrétiennes. Sa devise était : Omnia cum Deo545.
Le comte de Saint-Germain logeait, dans Altona, à l’auberge du Kaisershof, qui était alors le rendez-vous ordinaire de tout ce que le bourg comptait d’hommes remarquables dans les arts ; l’étroite et longue pièce du rez-de-chaussée qui servait de salle aux buveurs suffisait quelquefois à peine à la foule des hôtes, étrangers et nationaux, qu’attiraient soit la renommée de la maison, soit les habitués qui la fréquentaient.
Dès l’arrivée du comte, chacun désira le connaître, mais ce fut difficile, car il se tenait sur la réserve et se familiarisait peu. Un avocat de Hambourg, Philippe Dresser, essaya, mais en vain, et de ce fait garda rancune au comte546. Comme ce dernier menait grand train, ne manquant pas d’argent, payant tout comptant et ne recevant pas de traites, les langues se délièrent. Un conseiller de la légation danoise affirmait l’avoir connu à Paris, à Londres et à La Haye ; que, là-bas il s’était comporté comme ici ; que partout il avait été reçu à la cour et avait été l’objet de distinctions particulières. Toutefois, on n’avait jamais réussi à savoir qui il était. D’autres disaient que ses serviteurs questionnés ne savaient rien de lui pour la raison qu’il s’en débarrassait aussitôt qu’il quittait
un endroit. Enfin, on prétendait qu’il écrivait jour et nuit et correspondait avec les plus grandes têtes couronnées547.
Deux personnes étaient devenues cependant ses intimes : la comtesse de Bentinck, née comtesse d’Oldemburg, et le ministre de France à Hambourg, le baron de la Housse. Grâce, à l’amabilité de ce dernier, très lié avec le prince de Hesse, une rencontre fut ménagée par lui entre le landgrave et le comte de Saint-Germain. Cette rencontre eut lieu en l’hôtel du gouverneur, dans le courant de décembre 1778.
« Il [le comte] parut se prendre d’affection pour moi, dira plus tard le prince de Hesse, surtout lorsqu’il apprit que je n’étais point chasseur, ni n’avait d’autres passions contraires à l’étude des hautes connaissances de la nature. Il me dit alors : « Je viendrai vous voir à Schlesvig et vous verrez les grandes choses que nous ferons ensemble548. »
Le prince de Hesse ayant fait comprendre au comte qu’il avait bien des raisons pour ne point accepter, pour le moment, la faveur qu’il voulait lui faire, celui-ci lui répondit : « Je sais que je dois venir chez vous, et je dois vous parler ». Le prince ne sut aucun autre moyen pour éluder toute explication, « que de lui dire que le colonel Koeppern, qui était resté en arrière,
malade, suivrait dans une couple de jours, et qu’il pouvait lui en parler549 ».
Quelques jours après, le colonel Koeppern, qui était le maréchal de la cour du prince de Hesse, se présenta au comte de Saint-Germain, afin de lui faire part du désir de son maître : le prévenir et le dissuader de venir à Schleswig. Mais le comte lui répondit : « Vous n’avez qu’à dire ce que vous voulez, je dois aller à Schleswig, et je n’en démordrai point, le reste se trouvera », et il termina en disant au colonel Koep-pern d’avoir l’obligeance de faire préparer un appartement pour le recevoir. Rentré à Schleswig, le colonel transmit la réponse du comte au prince de Hesse ; celui-ci, stupéfait, demeura interdit550. Toutefois, s’étant informé de ce qu’était le comte de Saint-Germain auprès d’un officier de l’année prussienne, le colonel Frankenberg, ce dernier lui répondit : « Vous pouvez être persuadé que ce n’est point un trompeur, et qu’il possède de hautes connaissances. » Et pour preuve de cette allégation, le colonel informa le prince de Hesse du fait suivant. Étant en Dresde, en 1777, avec sa femme, ils avaient fait la connaissance du comte ; ce dernier leur rendit un grand service. « La femme de l’officier voulait vendre une paire de boucles d’oreilles. Un joaillier lui en offrit une bagatelle. Elle en parla devant le comte, qui lui dit : « Voulez-vous me les montrer ? ». Ce qu’elle fit. Alors, il lui
dit : « Voulez-vous me les confier pour une couple de jours ? Il les lui rendit, après les avoir embellies. Le joaillier, auquel sa femme les montra ensuite, lui dit : « Voilà de belles pierres, elles sont tout autres que les précédentes que vous m’avez montrées et il les paya plus du double551. »
Le prince de Hesse remercia le colonel Franken-berg de son récit, mais, en lui-même, souhaita que le comte ne vînt pas à Schleswig.
Chapitre XV : Le disciple
Le prince de Hesse habitait le vieux manoir féodal appellé Gottorp, situé près de la ville de Schleswig, à l’extrémité ouest de la baie de la Schley, sur la côte orientale du Schleswig.
Le comte de Saint-Germain arriva au château, en août 1779. Dès ses premières entrevues avec le prince de Hesse, le comte lui fit part des grandes choses qu’il voulait faire, pour le bien de l’humanité. « Je n’en avais aucune envie, dit le prince, mais enfin je me fis un scrupule de repousser des connaissances très importantes à tout égard, par une fausse idée de sagesse ou d’avarice, et je me fis son disciple552. »
Quelque temps après un hôte de marque vint rendre visite au prince de Hesse. C’était le duc Ferdinand de Brunswick553 et voici ce que ce dernier écrivit au prince Auguste de Brunswick : « J’ai fait la connaissance du comte de Saint-Germain et j’en suis très heureux. Trois fois j’ai été chez lui. Il a acquis de grandes connaissances dans l’étude de la nature… Ses
connaissances sont très vastes et, comme on le pense, sa conversation est pleine d’enseignements554. »
De même que le duc de Brunswick, le prince de Hesse « estimait le comte et le prisait de toutes ses forces et de tout son cœur, prenant journellement trois heures de leçons avec lui555 ». « Le comte parlait beaucoup de l’embellissement des couleurs, qui ne coûtaient presque rien, de l’amélioration des métaux, ajoutant qu’il ne fallait absolument point faire de l’or, si même on le savait, et resta, absolument fidèle à ce principe556. Les pierres précieuses coûtent à l’achat ; mais quand on entend leur amélioration, elles augmentent infiniment de valeur. Il n’y a presque rien dans la nature, qu’il ne sût améliorer et utiliser. Il me confia presque toutes les connaissances de la
nature557, mais seulement leur entrée, me faisant alors chercher moi-même, par des épreuves, les moyens de réussir, et se réjouissait extrêmement de mes progrès. Cela se rapporte aux métaux et aux pierres, mais pour les couleurs, il me les donna effectivement, ainsi que plusieurs connaissances fort importantes558. »
« Il prétendait avoir ses connaissances par sa propre application et ses recherches. Il connaissait les herbes à fond, et avait inventé les médecines dont il se servait continuellement, et qui prolongeaient sa vie et sa santé559. »
En effet, le comte de Saint-Germain avoua au prince de Hesse avoir atteint l’âge de 88 ans, quoiqu’il parût un peu plus jeune.
Le prince de Hesse avait mis à la disposition du comte un médecin nommé Lossau, ancien apothicaire ; celui-ci préparait les médicaments dont le comte lui avait dicté les compositions. L’un de ces médicaments était une préparation à base de thé que les riches de Schleswig achetaient mais que les
pauvres de la ville recevaient pour rien560, ainsi que les soins médicaux du Dr Lossau, « si bien, dira le prince de Hesse, qu’une grande quantité de gens furent guéris et qu’à son su personne ne mourut561 ». À ses yeux, le comte de Saint-Germain était un des plus grands philosophes qui aient existé : « Ami de l’humanité, ne voulant de l’argent que pour le donner aux pauvres, ami aussi des animaux, son cœur ne s’occupait que du bonheur d’autrui. Il croyait rendre le monde heureux en lui procurant de nouvelles jouissances, de plus belles étoffes, de plus belles couleurs, à bien meilleur marché. Je n’ai jamais vu, ajoute le prince de Hesse, un homme avoir un esprit aussi clair que le sien562. » D’après ce dernier, les principes philosophiques du comte par rapport à la religion se
résolvaient en un pur matérialisme, « mais qu’il savait représenter si finement, qu’il était bien difficile de lui opposer des raisonnements victorieux. Il n’était rien moins qu’adorateur de Jésus-Christ, et se permettait des propos peu agréables pour moi à son égard :
—    Mon cher comte, lui dis-je, il dépend de vous, ce que vous voulez croire sur Jésus-Christ, mais je vous avoue franchement que vous me faites beaucoup de peine en me tenant des propos contre lui, auquel je suis si entièrement dévoué.
Il resta pensif un moment, et me répondit :
—    Jésus-Christ n’est rien, mais vous faire de la peine c’est quelque chose, ainsi je vous promets de ne vous en reparler jamais563. »
Chapitre XVI :
Le rideau retombe
Le comte de Saint-Germain ayant manifesté le désir d’établir, dans le Schleswig, une fabrique de couleurs, le prince de Hesse acquit à son intention, à Eckemfœ-rde564, les bâtiments de l’ancienne teinturerie de feu Otte565, et l’y installa. C’était au début de 1781.
« J’achetai, dit le prince de Hesse, des soies, des laines, etc. Il y fallut avoir bien des ustensiles nécessaires à une fabrique de cette espèce. J’y vis teindre, selon la manière dont je l’avais appris et fait moi-même dans une tasse, quinze livres de soie dans un grand chaudron. Cela réussissait parfaitement. On ne peut donc dire, que cela n’allait point en grand566. » Chaque fois qu’il rendait visite au comte, à la teinturerie, il lui posait de nombreuses questions et ne rentrait jamais au château de Gottorp, sans s’être enrichi de connaissances nouvelles et fort intéressantes.
Le prince de Hesse avait pour tous une mansué-
tude égale. Il avait fait, en mai 1781, la connaissance par voie épistolaire, d’un commerçant en soieries de la ville de Lyon, en France, avec lequel il s’était senti une similitude d’un caractère religieux. Ce dernier se nommait Jean-Baptiste Willermoz567.
Ayant appris que les affaires commerciales du soyeux lyonnais n’étaient pas brillantes, il lui écrivit en lui proposant de quitter la France et venir à Eckemfœrde fonder une fabrique de draps de soie, de coton et de lin, auprès de la fabrique de couleurs du comte de Saint-Germain, dont il lui vanta l’excellence des produits, lesquels : « étaient de belles couleurs toutes fines, d’une durée éternelle, sans que rien de ce qui altère ordinairement les autres couleurs comme acides, soleil, air, temps pluvieux, puisse les endommager le moins du monde568 ».
Le prince de Hesse ne doutait pas que la collaboration de ces deux personnes appliquée au tissage et à la teinture ne donnât des résultats fructueux. Wil-lermoz refusa de s’expatrier, même pour refaire sa fortune ; cependant, il accepta l’offre de l’exclusivité des teintures du comte de Saint-Germain. C’est alors
qu’il demanda des échantillons569 et l’affaire en resta là malgré l’insistance du prince de Hesse570.
Durant ce temps, le comte de Saint-Germain ne ménageait ni son temps, ni sa santé, si bien qu’en août 1782, il contracta un rhumatisme aigu, par suite d’un séjour prolongé dans une chambre humide du rez-de-chaussée de la teinturerie, et malgré tous ses remèdes, il ne s’en remit jamais entièrement. « Je le trouvai un jour, dit le prince de Hesse, au début de 1783, très malade et se croyant sur le point de mourir. Il dépérissait à vue d’œil. Après avoir dîné dans sa chambre à coucher, il me fit asseoir, seul devant son lit, et me parla alors bien plus clairement sur bien des choses, m’en pronostiqua beaucoup, et me dit de revenir le plus tôt possible, ce que je fis, mais je le trouvai moins mal à mon retour, cependant il était fort silencieux571. »
Dans l’une des dernières conversations que le prince de Hesse eut avec le comte, celui-ci lui avoua qu’il était : « le plus ancien des Maçons ». Cette affirmation étonna beaucoup le prince de Hesse étant
donné que le comte avait toujours fait semblant de ne rien savoir de la Maçonnerie. Le prince de Hesse lui ayant posé alors diverses questions sur certains points de détails, le comte lui répondit avec une précision et une promptitude surprenantes :
— Est-ce que vous avez connu un certain Marschall de Bieberstein ?572
— Oui, très bien.
— Où l’avez-vous connu ?
— À Varsovie.
— Est-ce qu’il savait quelque chose ?
Relata refero573. Me comprenez-vous, mon enfant !
— Oui, mon cher comte ; je vois que cela veut dire qu’il avait des papiers et que cette instruction, il pouvait la donner à d’autres.
Le comte ayant approuvé cette réponse, le prince de Hesse poursuivit :
— Feu Hund574 ne voulait pas nous tromper pourtant, n’est-ce pas ?
— Non, c’était un bon homme.
Brusquement le prince de Hesse lui demanda :
— Qui était le prédécesseur de Marschall de Bieberstein ?
— Le baron de Rod, à Kœnigsberg.
Cette dernière réponse du comte de Saint-Germain donna au prince de Hesse la certitude que son interlocuteur appartenait à la Maçonnerie, et il écrivit à son ami, Jean-Baptiste Willermoz, après lui avoir conté l’anecdote : « Voici de toutes les preuves de notre filiation la seule bonne que j’ai jamais eue ; mais elle ne saurait l’être pour d’autres575. »
Avant de partir pour Cassel, au mois de décembre 1783, le prince de Hesse eut encore deux entrevues avec le comte celui-ci lui fit connaître à la première : « Au cas qu’il mourût pendant son absence, il trouverait un billet fermé, de sa main, qui lui suffirait 576. » À la deuxième, qui se passa deux jours avant son départ, le prince de Hesse pressa le comte de lui faire part du contenu de ce billet, ce à quoi ce dernier lui répondit, d’une voix affligée : « Ah, serais-je malheureux, mon cher prince, si j’osais parler577. » Celui-ci n’insista pas et prit congé du comte qu’il ne revit jamais.
Le comte de Saint-Germain mourut d’une attaque de paralysie, à Eckernfœrde, le 27 février 1784. Il recommande au Dr Lossau, qui l’assistait dans ses derniers moments, de dire au prince de Hesse, sachant que cela lui ferait plaisir : « Que Dieu lui avait fait la grâce de lui faire changer d’avis encore avant sa mort, et que le prince de Hesse ferait beaucoup pour soit bonheur dans un autre monde578, » et le Dr Lossau ajoutera : « Le comte est mort en pleine connaissance579. »
Les obsèques eurent lieu le 2 mars, dans la mati-née580. D’après les registres paroissiaux de l’église
Saint-Nicolas, la cérémonie ne comporta qu’une messe basse et le corps fut déposé dans le caveau de l’église581. On peut lire sur le registre des décès, la mention suivante, sans autres indications : « Celui qui se nommait comte de Saint-Germain et Welldone est décédé ici, et a été inhumé à l’église de notre ville ».
En date du 3 avril 1784, le bourgmestre d’Ecker-
nfœrde fit afficher dans la ville l’avertissement suivant : « Nous, bourgmestre et conseil de…. portons à la connaissance de chacun que cela intéresse : Celui qui était connu à l’étranger comme ici, sous le nom de comte de Saint-Germain et Welldone, et qui vécut dans notre pays durant les quatre dernières années, est décédé récemment en notre ville ; la succession a été légalement mise sous scellés, précaution jugée nécessaire envers ses héritiers ab intestat, puisque jusqu’à présent, on n’a pas trouvé de testament, etc. ».
En foi de quoi, le bourgmestre invitait tous les créanciers, ou soi-disant tels, de bien vouloir présenter un état de leur doit, au terme fixé au 14 octobre 1784582.
Ce fut justement dans le courant du même mois que le prince de Hesse, rentrant à Schleswig, apprit, non sans un serrement de cœur, le décès de celui qu’il considérait être plus qu’un ami. Il se porta aussitôt garant des sommes dues par le comte Saint-Germain. Une seule chose l’intéressait : le billet que devait avoir laissé le comte, mais on n’en trouva aucune trace. D’après lui : « ce billet a pu être confié à des mains infidèles583. »
On a prétendu que le prince de Hesse « avait hérité de tous les papiers du comte de Saint-Germain et reçu les lettres arrivées depuis, au défunt »584, cependant rien ne le prouve celui-ci ne fait mention dans ses Mémoires que de la possession de recettes médicamenteuses, lesquelles recettes lui amenèrent des
désagréments de la part des médecins de Schleswig, si bien qu’après la mort du Dr Lossau, le prince de Hesse : « dégoûté des propos qu’il entendait de tous côtés retira les recettes et ne remplaça pas son médecin »585
Ainsi se termina la vie du comte de Saint-Germain, honni par les uns, admiré par les autres, et dont la renommée a porté aux quatre coins du monde le nom mystérieux sous lequel il est connu. Reprenant à notre compte les qualificatifs que lui décerna Casanova, nous dirons avec lui : Le comte de Saint-Germain fut grand, prodigieux et singulier. Grand par ses talents, prodigieux par son savoir et singulier par sa vie vagabonde. Il vint, il vécut, il passa, et son nom, comme celui de tous les personnages énigmatiques s’auréola d’une légende586.
TROISIÈME PARTIE
IL ÉTAIT UNE FOIS
Les Mages réels, s’ils dédaignent de vivre, se dispensent aussi de mourir.
Villiers de l’Isle Adam
Chapitre premier : Saint-Germain l’immortel
Nous nous sommes efforcé, dans les pages qui précèdent, de suivre le comte de Saint-Germain dans toutes les vicissitudes de son existence, depuis 1743, époque à laquelle nous le trouvons mentionné pour la première fois, jusqu’au 27 février 1784, date de sa mort « officielle ». Avec tout autre personnage, notre tâche serait presque terminée et il ne nous resterait plus qu’à soumettre au lecteur nos conjectures sur la naissance et la jeunesse de notre personnage, mais il en va tout autrement avec le comte de Saint-Germain. À peine la tombe d’Eckernfœrde est-elle refermée que va se former une légende qui, ne cessant de se développer jusqu’à nos jours, finira par atteindre les limites les plus extrêmes du fantastique, à ce point qu’il existe aujourd’hui de par le monde des gens, plus nombreux qu’on ne pense généralement, qui attendent chaque jour que le comte de Saint-Germain leur apparaisse pour leur conférer quelque mystérieuse initiation et des pouvoirs plus mystérieux encore.
Renonçant plus ou moins à tout esprit critique, nous allons recueillir, dans l’ordre chronologique les
éléments de la « légende » du comte de Saint-Germain depuis son origine jusqu’à ses derniers développe-ments587. Circonstance singulière, les ennemis et les admirateurs du comte de Saint-Germain ont également contribué à la formation de la « légende », mais il semble bien que ce soient ses ennemis qui aient commencé.
C’est ainsi que le 6 avril 1784, la Gazette de Brunswick (Neuen Braunschweigischen nachrichten), dans son no 56, publia l’entrefilet suivant sous la signature du Dr J. A. Remer, professeur d’histoire au collège Karo-lin, de Brunswick : « Le grand chimiste Pierre-Joseph Macquer est mort à Paris le mois dernier [15 février !] ainsi que le fameux voyageur charlatan, le comte de Saint-Germain. » Cette calomnie ne tarda pas à être relevée. En effet, quelques jours après, le 12 avril, dans le no 59 de la même gazette, on pouvait lire ce qui suit : « Le comte de Saint-Germain, dont la mort a été mentionnée dans ces feuilles, ne mérite pas les adjectifs employés. Il avait des particularités que l’on trouve chez tous les génies. Des personnes qui l’ont connu de près et dont le jugement ne peut être suspecté, certifient qu’il était un homme d’une grande profondeur en matière de connaissance de la nature, qui employa ce qu’il savait, jusqu’à la fin de sa vie, pour le bien de l’humanité. De grands princes, pleins de discernement, lui accordèrent leurs bienveillance
et protection. Lorsqu’il fut atteint de paralysie, il resta pleinement conscient et supporta la décision du grand Être causal du Tout avec une soumission particulièrement illuminatrice et exemplaire588. »
Il ne fut opposé aucune réponse à cette mise au point, anonyme et mesurée.
Toutefois, « un espèce de journal (soit dit sans injure), voleur et compilateur », dira plus tard Sainte-Beuve, intitulé L’Esprit des Journaux, et paraissant à Paris, inséra la note suivante, dans son numérodu 6 juin 1784 : « On apprend de Sleswick que le fameux comte de Saint-Germain qui s’était retiré à Hambourg, il y a quelques années, et qui depuis quatre ans avait quitté cette ville pour se rendre auprès du prince de Hesse, vient d’y mourir. » Cette note était suivie du commentaire suivant : « Une érudition et une mémoire prodigieuse le secondaient parfaitement, dit un papier public [?], dans l’attention qu’il ne perdait jamais de vue de laisser tout le monde dans l’ignorance absolue sur son origine, son âge et le lieu de sa naissance. Il prétendait avoir connu beaucoup Jésus-Christ et s’être trouvé à côté de lui aux noces de Cana, lorsqu’il changea l’eau en vin. À ce compte, il avait vécu plus de 2.000 ans ; et on s’étonne qu’il n’ait pas jugé à propos de vivre encore quelques milliers, car en cela il n’y a que le premier mille qui coûte589. »
C’était un excellent début pour un « légendaire » concernant le comte de Saint-Germain.
En janvier 1785, le journal de Berlin (Berlinische Monatsschrift), dénonça au public l’estampe qui représente notre personnage590. Ce portrait, gravé au burin par N. Thomas en 1783, est tiré du cabinet de feue la marquise d’Urfé591, et dédié au comte de Milly, de l’Académie des Sciences592. L’auteur de cet écrit le Dr Biester, s’exprimait ainsi : « Le comte de Saint-Germain, cet aventurier, mort il y a deux ans dans le Holstein [erreur, le décès est du 27 février 1784, à Eckernfœrde, dans le Schleiswig] était une digne réplique de feu le comte Cagliostro [nouvelle erreur, Cagliostro ne mourut que le 26 août 1795] ; lui aussi trouva des admirateurs et des disciples en quantité, et sur quel ton fut-il admiré ? Précisément, maintenant,
je reçois une gravure, sur laquelle on le voit avec un visage de cour insignifiant [?], dans un splendide vêtement de fourrure, et sous laquelle il se trouve des vers curieux qui méritent l’attention, pour rendre mieux connue la façon de penser de tels hommes qui n’ont pas honte de répandre de temps à autre de telles choses.
« Je savais parfaitement bien que beaucoup de grands et de gens du peuple se laissaient leurrer par cet homme, lequel ne possédait ouvertement, ni en secret, de véritable art et science quoiqu’ils ont le secret de faire accroire qu’il était un homme miraculeux.
« Cet homme qui savait une foule de choses mais rien à fond, que personne de sensé ne respectait à Dresde et à Berlin, cet homme était assez audacieux pour faire soupçonner qu’il savait tout, pouvait tout. Il se trouva malheureusement même parmi les princes allemands des gens qui le croyaient. Il était soi-disant un virtuose musical, et aurait joué du violon avec un tel brio qu’on croyait entendre trois violons alors qu’il jouait assez médiocrement. Non seulement, il devait être à même d’améliorer le cuir, la laine, mais aussi savoir supprimer les taches aux diamants défectueux
et parvenir à fondre plusieurs diamants en un seul. Il était aussi réputé pour savoir faire de l’or. Il avait trouvé enfin le secret de rajeunir voire même de ne pas mourir593. Il acheta des immeubles et des terrains et l’on se demandait d’où provenait tout cet argent, etc.
« Je connais tout cela fort bien. Je sais également qu’il trouvait encore crédit, en faisant répéter, ou en faisait comme par mégarde ou en l’affirmant ouvertement, qu’il était extrêmement âgé. Tantôt il avait seulement échangé des lettres avec l’empereur Léopold, tantôt avec les frères de la Rose-Croix d’Or, tantôt il avait vécu dès l’enfance amicalement avec Frédéric Gualdo594, voire même avec N. S. Jésus-Christ, auquel il aurait donné toutes sortes de conseils relatifs à son attitude.
« J’en connais qui aujourd’hui encore, alors qu’il est mort, croient qu’il vit encore et réapparaîtra bien vivant. Comme il est bien mort et enterré ainsi qu’un homme ordinaire, incapable de faire des miracles, que jamais prince ne salua ou saluerait, je n’aurais jamais pu supposer que l’on put l’honorer au point que voici :
le comte de saint-germain
CÉLÈBRE ALCHIMISTE
Ainsi que Prométhée, il déroba le feu
Par qui le Monde existe, et par qui tout respire ;
La Nature à sa voix obéit et se meut :
S’il n’estpas dieu lui-même, un dieu puissant l’inspire.
« Qui aurait pensé que de nos jours le nom d’alchimiste pourrait être un titre d’honneur pris au sérieux. Au fait, mérite bien d’être nommé célèbre alchimiste celui dont la nature écoute la voix et lui obéit. La nature ! sait-on ce que l’on dit en se servant de tels mots ? Mais la dernière ligne :
S’il n’est pas dieu lui-même, un dieu puissant l’inspire.
« L’expression conditionnelle du premier membre de la phrase prouve que l’on accepte comme vraie ou du moins comme vraisemblable cette pensée. Je ne suis certainement pas intolérant ni hérétique, je n’aime pas employer des mots sévères ni porter de lourdes accusations là où la moquerie peut se substituer mais je craindrais d’être indigne du nom d’adorateur de Dieu si je ne déclarais pas sérieusement qu’il s’agit ici du plus honteux blasphème dont s’est jamais fait jour l’esprit de l’erreur. Même si l’on admettait que cet homme fut si sage, d’esprit si pénétrant qu’il fut fou ou ignorant ; si noble, si grand et modeste qu’il fut enfantin, orgueilleux et vantard ; si noble de pensée qu’il fut égoïste ; si ouvert et vrai qu’il fut fourbe et trompeur, etc. Il n’en reste pas moins vrai que tout homme devrait se refuser de telles louanges et termes que j’ai honte à simplement répéter à son égard. Un
athéisme avéré quoique lourd, tel qu’il commence à se faire jour à nouveau, est moins nuisible qu’une telle adoration d’un homme. C’est certainement triste d’avoir à vivre parmi des concitoyens qui n’ont jamais atteint les pensées les plus élevées, qui ignorent le Père universel, créateur de la nature et des hommes, sur la moralité desquels je ne saurais compter qu’en tant que sentimentalité ou pour raison de peur du châtiment ! Mais, mille fois bien venue me soit votre société contre de tels gens qui croient possible, imaginable, qu’un faible homme comme vous et moi puisse dominer la nature, qu’un être limité aie pouvoir sur tout ce qui vit et par quoi le monde existe. Je frémis lorsque je me représente les conséquences que de telles croyances peuvent amener.
« Et qui se sert de telles expressions ? non pas des sauvages, dont l’esprit rudimentaire s’est fait une image triviale de Dieu, en admettant qu’un homme de boue puisse également atteindre une telle stature, mais des européens cultivés qui savent pourtant que l’esprit le plus sagace s’évertue en vain pour s’imaginer même l’ombre d’une qualité divine. De plus, ce sont de pieux chrétiens qui emploient de tels termes à l’égard d’un homme595. »
De son côté, l’éditeur et écrivain berlinois, Frédéric Nicolaï écrit : « Saint-Germain fut considéré comme
un dieu et attira l’attention des princes ainsi que d’autres personnes ne manquant pas d’esprit596. »
Parmi d’autres écrits satiriques consacrés au comte de Saint-Germain, il en est plusieurs dus à la plume d’un pamphlétaire sur qui nous croyons utile de donner quelques renseignements.
Jean-Pierre-Louis de Luchet, fils de Fr.-Louis de Luchet, écuyer, lieutenant d’infanterie dans le régiment du Perche, et de Marie-Anne Revillaud, est né à Saintes le 13 janvier 1739. Après avoir fait ses études dans sa ville natale, il entra, comme deux de ses frères, dans les ordres, et se fit jésuite. À la suppression de l’ordre en 1763, il rentra dans le monde et embrassa la carrière des armes. Étant officier de cavalerie, il fut connu sous le nom de « marquis de la Roche-du-Maine ». Après avoir donné sa démission en 1765, il épousa Mlle Delon, fille d’un négociant de Genève, peu fortuné, et prit le titre de « marquis de Luchet ». En 1766, il publia une Histoire d’Orléans, qui devait avoir deux tomes. Toutefois, le tome premier ayant fait grand bruit à son apparition, en raison des attaques qui étaient dirigées contre la mission providentielle de Jeanne d’Arc, la suite ne parut jamais.
De Luchet s’occupa ensuite d’orpaillerie. Il donna à Paris le plan d’une entreprise pour tirer d’une rivière du Languedoc un prétendu sable d’or et emporta l’argent de beaucoup de gens, entre autres
de la duchesse de Villeroi, qui lui avait confié 80.000 livres597.
De son côté, la « marquise » de Luchet eut une aventure fâcheuse. Comme maîtresse de maison, elle ne sut pas tenir ses amis dans la limite où la plaisanterie cesse d’être inoffensive et devient une injure598. Sur la plainte de l’offensée, la marquise de Crussol, elle fut réprimandée par la police devant laquelle elle avait été appelée, flétrissure dont on ne se relevait point, et qui la chassa de Paris599.
Les de Luchet partirent ensuite pour Chambéry. Dans cette ville, l’ancien officier essaya d’une exploitation de mines qui ne réussit pas, non plus que dans la fondation d’un journal qui n’eut aucun succès.
C’est alors que ruiné, il vint avec sa femme habiter chez Voltaire, à Ferney. Mme de Luchet tâcha de payer son hospitalité « par des petits soins qu’on reconnaît, lors même qu’ils fatiguent un peu600 ».
En 1777, le landgrave de Hesse-Cassel, Frédéric II, à qui de Luchet avait été recommandé par le patriarche de Ferney, l’engagea à venir à Cassel comme chambellan, bibliothécaire et directeur des spectacles. Il y resta jusqu’en 1785. Le 14 août 1781, il prononça un
discours dans la Loge « Frédéric de l’Amitié » à l’occasion du jour anniversaire de la naissance de son protecteur. À la mort de Frédéric II, il passa au service du prince Henri de Prusse, et ne revint à Paris qu’à la fin de 1786 ; il y mourut le 6 avril 1792. Le « marquis » de Luchet s’avisa dans un premier écrit, publié anonymement, de mettre en présence le comte de Saint-Germain et Cagliostro, dont l’affaire du « Collier » venait de mettre le nom en vedette : « Il est vrai, dira-t-il, que nos mémoires n’en font aucune mention, et que cette aventure ne se trouve que dans le roman, mais il a dû nécessairement avoir pour base quelques faits réels601. » Or, que nous sachions, dans aucun écrit pour ou contre Cagliostro, il n’est fait mention d’un séjour de celui-ci dans le Holstein, soit avant ou après le premier ou le deuxième voyage à Londres. Et cela est si vrai, qu’un autre auteur, lui aussi anonyme, écrira : « C’était un coup de théâtre que d’imaginer cette rencontre ; en voilà assez pour en suspecter la réalité602. »
D’après de Luchet, Cagliostro et sa femme viennent d’Italie, se rendant en Russie, en passant par Vienne et le Holstein, pour arriver à Saint-Pétersbourg603. Ce
qui est inexact, puisque selon le Dr Marc Haven, le voyage de Cagliostro en Russie se fit par Amsterdam, Bruxelles, Francfort, Leipzig, Berlin, Kœnigsberg et Mittau604.
Cagliostro demanda une audience secrète au comte de Saint-Germain, le dieu des croyants ! 605 La réunion fut fixée pour deux heures du matin. Cagliostro et sa femme ayant revêtu une tunique blanche, « coupée par une ceinture aurore », se présentèrent au château « habité par le comte de Saint-Germain depuis plusieurs années, où il faisait en paix le bonheur de trois personnes, qui l’abreuvaient des vins de Champagne et de Hongrie, en reconnaissance du pactole qu’il avait amené dans leurs terres606 ». Ils sont introduits dans un salon mal éclairé : « Tout à coup, deux
grandes portes s’ouvrent, et un temple resplendissant de mille bougies frappe leurs regards. Sur un autel était assis le comte ; à ses pieds, deux ministres tenaient des cassolettes d’or d’où s’élevaient des parfums doux et modérés. Le dieu avait sur sa poitrine une plaque de diamants dont à peine on supportait l’éclat. Une grande figure blanche diaphane, soutenait dans ses mains un vase sur lequel était écrit, élixir de l’immortalité 607 ; un peu plus loin, on apercevait un miroir immense, devant lequel se promenait une figure majestueuse, et au-dessus du miroir était écrit, dépôt des âmes errantes608.
Le silence régnait dans l’enceinte ; une voix qui n’en était pas une609, fit cependant entendre ces
mots : « Qui êtes-vous ? d’où venez-vous ? que voulez-vous ? » À ces injonctions, Cagliostro et sa femme se prosternèrent puis le premier se relevant s’écria : « Je viens invoquer le dieu des croyants, le fils de la nature, le père de la vérité. Je viens demander un des quatorze mille sept cents secrets qu’il porte dans son sein. Je viens me faire son esclave, son apôtre, son martyr. Le dieu ne répondit rien. Mais après un assez long silence, une voix se fit entendre, et dit : Que se propose la compagne de tes voyages ? Elle répondit : obéir et servir610. » On sépara alors Cagliostro de sa femme. Les premières épreuves terminées, ils furent ramenés dans le temple, où on leur déclara qu’on allait les admettre aux divers mystères ! Un homme prononça le discours suivant que chaque adepte est obligé de retenir sans pouvoir le copier : « Sachez que le grand secret de notre art est de gouverner les hommes, et que l’unique moyen est de ne jamais leur dire la vérité. Ne vous conduisez pas suivant les règles du bon sens ; bravez la raison, et produisez
avec courage les plus incroyables absurdités. Quand vous sentirez ces grands principes s’affaiblir, mettez-vous en retraite, recueillez-vous, et parcourez la terre vous y verrez que les plus absurdes extravagances y obtiennent un culte… Le tombeau de saint Médard a remplacé l’ombre de saint Pierre611, le baquet de Mesmer, la piscine du philosophe Nazaréen ; souvenez-vous que le premier ressort de la nature, de la politique de la société est la reproduction, que la chimère des mortels est d’être immortels ; de connaître l’avenir lors même qu’ils ignorent le présent, d’être spirituels tandis qu’eux et tout ce qui les environne, est matière612. »
Cagliostro et sa femme subirent ensuite les deuxièmes épreuves : pour elle, les cérémonies essentielles du culte Otahitien, et pour lui, ceux de l’infâme Antinous, « orgie, qui dément le faux frère, inventeur de ces facéties dégoûtantes613 ». Un festin termina ces grossières cérémonies, au cours duquel on leur apprit « qu’il fallait fuir, détester, calomnier les gens d’esprit ; flatter, chérir, aveugler les sots ; répandre avec mystère que Saint-Germain était âgé de 500 ans, faire de l’or, du thé et des dupes surtout614 ».
C’est à la suite de la publication de cette soi-disant « entrevue » qu’on fit courir le bruit que Cagliostro
avait été le valet de chambre et aussi l’élève du comte de Saint-Germain615. Et pourtant quelle différence entre ces deux personnages, dira Max. de Lamberg : « Cagliostro est impénétrable et aussi singulier que le comte de Saint-Germain dont il est dit être l’élève, alors même qu’il est très loin de son maître en talent et en génie. Celui-ci doit sa célébrité à son savoir celui-là la doit à la chance et aux intrigues616. »
De Luchet ne se contenta pas d’induire en erreur son public en lui contant une fausse entrevue, il voulut aussi faire croire qu’il en savait beaucoup plus sur les faits et gestes du comte de Saint-Germain, et écrivit : « C’est un fou sérieux, peu d’esprit, quelques connaissances en chimie, n’ayant ni l’impudence qui convient à un charlatan, ni l’éloquence nécessaire à un fanatique, ni la séduction qui entraîne les demi-savants617 ; » puis pour corser ces renseignements ajouta l’anecdote suivante : « Étant à Chambéry, il [le comte] offrit sa chimie au marquis de Bellegarde618. Ils se mettent à souffler, le creuset donne une matière qui avait la couleur et le poids, mais non la ductibilité de l’or. Les opérations se faisaient dans une terre, où dans l’espace de sept mois le comte fut trois fois père.
L’argenterie devint incomplète ; il avait emprunté de tous les côtés ; on lui conseilla de partir619. » En réalité, cette anecdote reflète plutôt une mésaventure survenue à de Luchet lui-même. Se trouvant à Chambéry en 1775, il essaya de s’enrichir dans les mines, en cherchant de l’or. Ayant fait faillite, il dut s’enfuir à Lausanne pour éviter la poursuite de ses créanciers620.
Une autre anecdote, contée par de Luchet, n’a de rapport avec le comte de Saint-Germain que parce qu’elle a trait à une mystification de ses contemporains : « Il [le comte] s’était lié avec un escroc célèbre, autrefois espion du maréchal de Belle-Isle, et retiré depuis à Bercy où il portait la croix de saint Louis sur des haillons et du mortier sur son dos. Ils se mirent à faire de l’huile de vitriol. C’était le prétexte pour faire de l’or. La discorde s’en mêla. Le comte fut vaincu et quitta une ville [Paris] qui ouvre son sein à tous les imposteurs de la terre621. » L’homme dont il est question ici est le fameux persifleur Gauve, dit milord Gor, dont nous avons parlé précédemment622.
De Luchet récidiva dans un dernier écrit publié à nouveau anonymement623, en mettant en cause le
comte de Saint-Germain et son ami et protecteur, le landgrave Charles de Hesse, en décrivant comme suit leur rencontre et ce que furent leurs relations : « Ce Saint-Germain, après avoir scandalisé trente villes et dupé deux cents apprentis chimistes rencontre un Grand, né libéral et sensible : il se résout de terminer par lui le cours de ses jongleries. Voici le discours qu’il lui tint : “Depuis près de quatre-vingts ans [il en avait alors soixante-dix-sept], je cherche un homme, un homme dont je puisse faire un vase d’élection, et le remplir de la céleste rosée que j’ai ramassée dans la terre promise. Il doit ne rien savoir, et être propre à tout. D’autres connaissances tiendraient dans sa mémoire la place de celles que je dois y introduire ; et la lumière et les ténèbres, le pur et l’impur, Dieu et l’homme ne s’allient pas ensemble. Je vous connais peu par moi-même, et beaucoup par ceux que vous ne connaissez pas, mais que vous connaîtrez un jour.
Le Ciel mit dans votre âme pure les germes de toutes les qualités ; laissez-moi les développer ; devenez le récipient céleste dans lequel découleront les vérités surnaturelles. Vous êtes invité, ou du moins vous le serez, à gouverner des royaumes ; prêtez vos soins et votre génie aux humains, mais donnez votre temps et votre étude au Maître Suprême. À l’âge de vingt-sept ans, vous vous trouverez, dans peu de mois, en avoir quatre-vingt-dix. J’aurai excité, travaillé, réalisé par, vous ; devenu un prodige pour le reste des humains, vous ne ferez rien aux yeux de Dieu, si vous vous contentez d’être la lumière d’une planète. Dépositaire des plus étonnants secrets, vous pourrez arrêter la marche des étoiles, et tiendrez dans vos mains le destin des empires ; mais la science n’est un trésor qu’autant que celui qui la donne en dirige l’usage.”
« Le Grand, étonné d’être un génie, enchanté de devenir un prodige, hors de lui en pensant qu’il allait régenter l’Europe, baisse les yeux, se prosterne, et ne se relève que pour aller faire préparer un château digne du thaumaturge. Quand il fut bien établi, les préparations commencèrent, et le grand jour fut fixé. Quels sont les secrets que l’on vit éclore ? L’art de donner au cuivre plus d’éclat et de ductilité, la manière d’épurer les pierres fines, deux merveilles que trois chimistes allemands ont enseignées dans leurs savantes leçons. Que vit-on encore ? Un purgatif que chaque pharmacopole compose et vend au peuple ; une foule de liqueurs, dont plus d’un distillateur avait déjà payé le secret en France et en Italie.
D’ailleurs, les étoiles roulèrent comme à l’ordinaire, l’Europe n’éprouve aucune révolution, pas même une très petite partie qui s’obstina à refuser la médecine politique qu’on lui préparait. On vécut de promesses pendant plusieurs années, rien ne s’effectua ; on surprit même le Dieu dans ses fonctions très humaines. Jamais les yeux ne se dessillèrent, et tout en enterrant le Prophète, on crut à son ascension miraculeuse624. »
Ailleurs laissant exploser toute sa haine, de Luchet écrit : «… Pourquoi donner une espèce d’existence à des hommes qui auraient plutôt mérité l’animadversion des lois, que de la confiance ; aventuriers sans naissance, sans éducation, sans esprit naturel, sans talents acquis ; sortis de la lie, errants sous des noms supposés, n’ayant pour protecteurs que des imbéciles, pour adeptes que des fanatiques, pour soutiens que des dupes625. »
Un auteur que nous avons déjà cité, mais dont l’anonymat n’a pas été percé, émit l’hypothèse suivante : «… pour moi, je suis fort porté à croire qu’il [le comte de Saint-Germain] n’est point mort. Ses ennemis auront fait courir ce bruit par pure malice, et sûrement ce Patriarche erre encore parmi les ombres : je veux dire nous autres… Je ne voudrais même pas gager dix contre cent que ce vénérable ne soit enca-gliostré et embastillé à l’heure où je parle626. » Remar-
quons que c’est la deuxième fois que cette idée de la survivance est évoquée.
La qualification de « célèbre alchimiste » donnée au comte de Saint-Germain devait avoir aussi son écho. Dans un recueil poétique publié par le libraire-écrivain, Mercier, de Compiègne627, on peut lire un sonnet sur « la Création », d’un caractère nettement hermétique, et dont l’original, dit-on, est de la main même du comte. Ce « sonnet philosophique » est ainsi conçu :
« Curieux scrutateur de la nature entière,
J’ai connu du grand tout le principe et la fin,
J’ai vu l’or en puissance au fond de sa minière,
J’ai saisi sa matière et surpris son levain.
« … J’expliquai par quel art l’âme aux flancs d’une mère,
Fait sa maison, l’emporte, et comment un pépin
Mis contre un grain de blé, sous l’humide poussière ;
L’un plante et l’autre cep, sont le pain et le vin.
« Rien n’était, dieu voulut, rien devient quelque chose, J’en doutais, je cherchai sur quoi l’univers pose, Rien gardait l’équilibre et servait de soutien.
« Enfin, avec le poids de l’éloge et du blâme,
Je posai l’éternel, il appela mon âme
Je mourus, j’adorai, je ne savais plus rien628. »
Malheureusement, Mercier oublie de nous faire connaître comment ce sonnet parvint entre ses mains.
La thèse avancée par de Luchet, qui voyait dans le comte de Saint-Germain un émissaire des Illuminés, fut reprise par Cadet de Gassicourt, et celui-ci nous apprend que « chaque chapitre [des Illuminés] a un membre voyageur qui visite les autres chapitres, et établit entre eux une correspondance. Le fameux comte de Saint-Germain le fut pour Paris629 ; » de plus comme « étant l’un des trois chefs célèbres et accrédités des Illuminés modernes, il est connu par ses visions et ses prédications à Paris630 ».
Un autre écrivain, Artaud de Montor, amplifia à nouveau cette thèse en disant : « Quelques-uns des principaux adeptes des Illuminés se sont fait connaître de nos jours. Le comte de Saint-Germain, Cagliostro, Lavater, etc., ont fixé l’attention de toutes les nations européennes. Les talents de Cagliostro et
de Saint-Germain consistaient à s’emparer des esprits faibles, à les nourrir de folles espérances de richesses et de grandeur, et à fuir de royaume en royaume, quand après avoir épuisé les libéralités des personnes crédules qui les avaient accueillis, ils étaient arrivés à l’époque par eux fixée pour réaliser les espérances ridicules qu’ils leur avaient fait concevoir631. »
Mais tout ceci n’égale en rien l’extraordinaire histoire imaginée par l’abbé Barruel632. Celui-ci avait appris par une coupure extraite du Courrier de l’Escaut, du 9 mai 1785, qu’une société mystérieuse se réunissait à Ermenonville « cherchant la pierre philosophale, ayant des mœurs impossibles, présidé par le chevalier du Plain, dont on fit un gentilhomme portugais et que ses disciples auraient appelé le Père Eternel. Il aurait été un nouveau comte de Saint-Germain633 ».
L’occasion était excellente pour une glose sur cette fable calomnieuse, et voici ce que notre abbé écrivit : « On sait que le château d’Ermenonville, appartenant au sieur Gérardin, à dix lieues de Paris, était un fameux repaire de l’Illuminisme. On sait que là, auprès du tombeau de Jean-Jacques [Rousseau], sous prétexte de ramener les hommes à l’âge de la nature, régnait la plus horrible dissolution de mœurs. Le fameux charlatan Saint-Germain présidait à ses mystères ; il en était le Dieu… Rien n’égale la turpitude des mœurs qui régnaient dans cette horde d’Ermenonville. Toute femme admise aux mystères devenait commune aux frères. Celle qu’avait choisie Saint-Germain était appelée vierge. Elle avait seule le privilège de n’être pas livrée au hasard ou au choix de ces vrais Adamites, si ce n’est quand il plaisait à Saint-Germain de se nommer une autre vierge. Ce vil charlatan, plus adroit que Cagliostro, avait réellement persuadé à ses adeptes qu’il était en possession de l’élixir de l’immortalité ; que cependant il avait subi divers changements par la métempsycose ; qu’il était mort jusqu’à trois fois, mais qu’il ne mourrait plus ; que depuis son dernier changement, il avait déjà vécu quinze cents ans634. »
Or, il résulte d’une enquête faite à l’époque par le gouvernement que toute cette histoire n’était qu’un tissu de calomnies, dont fit justice le personnage
public chargé de l’enquête : « J’ai vu par les informations les plus scrupuleuses qu’il n’existait dans la société d’Ermenonville, qu’une décente et honnête réunion de deux familles et de quelques amis, composée de personnes respectables par leur âge, leur mérite et leurs qualités635. » Au surplus, le petit cercle d’Ermenonville, présidé par le marquis et la marquise de Gérardin, n’avait que des préoccupations mystico-scientifiques, et en particulier s’intéressait à l’électricité « considérée comme l’analogie du fluide vital, sinon l’élément des êtres organisés, et l’âme même636 ». On affirme que parmi les assistants de ces réunions se trouvaient : Quesnay de Saint-Germain, petit-fils de l’économiste Quesnay, et partisan de Mesmer : « Tous ceux qui l’ont connu peuvent assurer qu’il n’a jamais donné ni des exemples, ni des leçons de libertinage637, » et le chevalier de Boufflers, qui dira lui-même que « ces assemblées n’avaient pour but que de donner des principes de vertus et qu’elles consistaient principalement dans la bienfaisance et la sensibilité, éclairés du flambeau de la raison638 ».
On trouve encore dans les Mémoires de l’abbé Bar-ruel d’autres renseignements aussi fantaisistes sur notre personnage : « Dès l’année 1781, il s’était formé à Paris, rue de la Sourdière, un club tout composé de
cette espèce d’Illuminés639. Le fameux comte de Saint-Germain avait aussi ses rendez-vous dans cette même Loge640. » Quand on se souvient que ce dernier était à l’époque à Eckernfoerde, que valent des affirmations pareilles ? Il en est de même de celle qui prétend qu’il assista au second convent des Philalèthes641, en avril 1785, bien qu’il fût décédé depuis plus d’un an.
Il est encore un fait de nature à expliquer le rôle maçonnique que l’on attribue au comte de Saint-Germain, en se souvenant qu’il se fit appeler « prince Rákóczi ». Or, à la fin du XVIIIe siècle, un ministre d’État allemand, Charles-Auguste Ragotzky, a été reconnu pour son zèle maçonnique642. La ressemblance du patronyme est assez frappante pour être signalée.
Désormais la « Légende » sous toutes ses formes est créée : elle entre dans l’histoire.
Avant de montrer quels furent les prolongements de cette légende, de 1800 jusqu’à nos jours, nous pensons qu’il convient d’exposer la singulière histoire du « maître » du cartomancien Etteilla, le « dernier sorcier », comme l’appelle son biographe, J. B. Millet-Saint-Pierre643.
Etteilla est le patronyme retourné du Français Alliette, originaire de Paris : « Je suis né, dit-il, le premier de mars (entre l’aurore et le Soleil levant) en mil sept cent trente-huit644. » Dès ses premières études, Alliette montra une grande aptitude pour les jeux mathématiques, les combinaisons de chiffres. À la suite d’une crise morale qu’il explique ainsi : « Je touchais à peine au sortir de l’âge d’or, je fis des vœux indiscrets. La vérité m’abandonna dans la fausse vertu, alors mettant le comble à mes folies, je quittai celles des extatiques pour entrer dans celles des démonomanistes », il se livra à la magie, « jusqu’à faire des évocations »645.
En 1753, à l’âge de 15 ans, il donnait des leçons d’arithmétique, d’algèbre et de géométrie. Trouvant que les profits de son enseignement étaient très bor-
nés, il eut l’idée de chercher une autre source de profits en disant la bonne aventure par les cartes. L’idée lui en vint après être allé consulter une tireuse de cartes, et quelque temps après, il publia son premier ouvrage, un cahier de 8 pages, intitulé : Abrégé de Car-tonomancie646, qui eut un certain succès. À la suite de cette publication, « il rechercha toutes les occasions de voir et de connaître les hommes qui possédaient cette sublime science divinatoire, afin de devenir lui-même devin647 ». C’est à partir de ce moment que « la vérité, dit-il, m’appela de nouveau et la science que j’entrevis me conduisit à elle648 ».
N’ ayant pas rencontré dans Paris les sommités qu’il cherchait, il résolut de voyager pour les trouver. C’est pourquoi il alla à Rouen, puis à Lorient et enfin à Lamballe. Dans cette dernière ville, « il fit la connaissance d’un nommé Alexis qui lui donna des notes par écrit sur le jeu de Tarots, qu’il appelait Livre Égyptien649. » Ce fut pour lui toute une révélation qu’il cacha avec soin aux yeux du vulgaire.
La curiosité et le désir de connaître le portèrent en 1759, vers Dunkerque, Bergues et Lille. Tout en voya-
geant, il s’adonnait à la lecture de tous les ouvrages sur les sciences conjecturales qu’il put acquérir650, et ainsi dépense le reste de son patrimoine. « N’ayant trouvé, dit-il, dans ma patrie que des fous et des ignorants, j’entrepris d’aller chercher les Doctes dans les pays éloignés651 ; » c’est alors qu’il parcourut durant huit années, de 1759 à 1767, « le Danemark, la Russie, la Turquie, La Pologne, l’Allemagne, la Hongrie, l’Espagne, l’Italie, la Sardaigne, le Piémont652 ». Ces longs et pénibles voyages furent infructueux pour lui : « voyageur sans fortune, je cheminais le jour à la merci de l’intempérie des saisons, et je m’arrêtais les nuits sans avoir d’abri pour goûter le repos. En errant ainsi, j’ai tout perdu, et je n’ai rien trouvé653 ».
Alliette rentra en France par Marseille, en 1768654 ; on le retrouve, en 1771, à Strasbourg, s’intitulant : « Astro-philastre »655. Revenu à Paris, il reprend ses leçons d’algèbre et donne des consultations de car-tonomancie. Il change alors son nom en celui d’Et-
teilla, et publie successivement : Etteilla ou la seule manière de tirer les cartes656, et son curieux ouvrage : Le Zodiaque mystérieux657. Il fit encore un voyage à Francfort-sur-le-Mein, en 1778658.
Fixé définitivement à Paris, il édita de 1783 à 1785 son œuvre maîtresse : Manière de se recréer avec le jeu de cartes nommées Tarots, en neuf cahiers, dont le vrai titre, censuré, était : La Cartonomancie Égyptienne ou les Tarots659.
Lorsqu’en 1784, les journaux annoncèrent la mort du Comte de Saint-Germain, Etteilla soutint publiquement que c’était une fausse nouvelle prétendant qu’il existait deux personnages du même nom : « celui qu’il nomme son cher maître, le vrai cabaliste vivant, et non le comte de Welldon, dit de Saint-Germain qui est bien véritablement mort en odeur d’excellent chymiste, mais non pas d’alchymiste ». Malheureusement Etteilla. ne nous dit rien de précis sur cet autre Saint-Germain, sauf l’affirmation qu’il est « son maître directement depuis plus de vingt ans »,
mais qu’il « ne donne guère plus par écrit que de vive voix, quoiqu’il témoigne qu’il dit tout plus clairement qu’un autre660 ». D’après Etteilla, cet autre « M. de Saint-Germain, de magicien hermétiste qu’il était est devenu cabaliste », c’est-à-dire, qu’« il réunissait en lui la connaissance parfaite de l’esprit des trois sciences humaines661 », et qu’il était « le vrai et unique auteur du Philalèthe : L’entrée au palais fermé du roi662 ». Quand on songe que cet ouvrage a été écrit en 1645, cette affirmation d’Etteilla, nous laisse rêveur.
Etteilla rend hommage à son maître dans l’invocation suivante : « Agréé de la Rose-Croix, savant et sage Saint-Germain, le favorisé de bientôt 65 lustres, qui m’avez confié la première éducation de l’une de vos parentes, rendez-vous à ma prière en m’aidant de vos sages conseils, à éclairer sur les hautes sciences mes inestimables contemporains663. » Comme on avait
émis des doutes sur son affirmation de la survivance du comte de Saint-Germain, dont il se disait l’élève, Etteilla écrit ironiquement : « Lorsque j’ai dit, Ier janvier 1784, dans l’épître à M. Court de Gébelin, que mon maître serait à Paris du 20 au 21 juillet, on a dit : bon ! il est mort ; et lorsque le journaliste a dit qu’il venait de mourir : Ah ! Ah ! a-t-on dit, il n’était donc pas mort ! non, et il ne l’est pas, et doit être à Paris en 1787 ou 1788 au plus tard664. » Et pour appuyer ce qu’il avance, il déclare que « le 22 juillet 1784, lui-même avait déjeuné avec M. de Saint-Germain, le vrai adepte et non le chymiste qui peut bien être mort mais non celui qui vit et est de présent en Amérique », soit l’an 1785665.
Par la suite, Etteilla ne revit pas son maître ; cependant, il nous fait connaître, en 1790 que : « Le comte de Saint-Germain, le vrai alchymiste, est encore de ce monde et très bien portant666. »
Notre cartonomancien, après avoir visité Lyon dans les premiers jours de 1789, ouvrait le 1er juillet 1790,
à Paris une école publique et gratuite de magie667. D’immenses affiches annonçant cet enseignement couvrirent les murs de la capitale668, et les élèves furent assez nombreux pour lui procurer de grands profits.
Etteilla mourut le 12 décembre 1791669. Ajoutons que la qualité de coiffeur qu’on lui donne provient du fait qu’il habita vers 1790, rue du Chantre, dans la maison d’un perruquier, au troisième étage670.
Sur un autre sujet, cette fois bibliographique, nous devons aussi des explications à nos lecteurs.
S’il est avéré que le comte de Saint-Germain soit l’auteur d’un certain nombre de morceaux de musique, qui ont été édités, et d’un manuscrit sur la technique musicale, rien n’est moins sûr que l’attribution qu’on lui fait des deux manuscrits suivants, vraisemblablement de la première moitié du XVIIIe siècle.
Le premier est intitulé : La Magie Sainte révélée à Moy[s]e, retrouvée dans un Monument égyptien, et précieusement conservée en Asie sous la devise d’un dragon ailé671. Ce manuscrit, composé en caractères d’écri-
ture secrète, tracés dans des triangles, est illustré de 5 figures cabalistiques. C’est un rituel de magie cérémonielle donnant des indications « pour opérer trois merveilles : 1o trouver les choses perdues dans les mers depuis le bouleversement du globe ; 2o découvrir les mines de diamants, d’or et d’argent, dans le sein de la terre ; 3o prolonger la vie au-delà d’un siècle avec la force et la santé ». Viennent ensuite : manipulation et exorcisme ; invocation des esprits ; révélations. Le faux titre porte la mention suivante : dans une figure triangulaire au-dessus d’un dragon ailé : « Ex dono sapientissimi comitis Saint-Germain qui orbem terrarum percucurit (offert par le très sage comte Saint-Germain qui a parcouru le monde). Cette dédicace ne garantit aucunement l’attribution, bien que l’on affirme que cette œuvre soit du comte de Saint-Germain, « initiateur de Cagliostro à la Franc-Maçonnerie672 ».
Le second manuscrit porte le titre de La Très Sainte Trinosophie, et serait paraît-il, d’après une note inscrite au faux titre, « la seule copie existante » de cette œuvre, « que de Saint-Germain détruisit lui-même dans un de ses voyages673 ». Cette mention est signée :
« J. B. C. Philotaume, auteur de plusieurs ouvrages ». Nous ne croyons pas que ce nom soit le patronyme du scripteur ; il a plutôt l’allure d’un pseudonyme674. Ce manuscrit n’est autre qu’un livre d’alchimie cabba-lisée. On y trouve nombre d’inscriptions hébraïques, des mots arabisés ou vaguement sanscrits, des hiéroglyphes, et même des cunéiformes de fantaisie. Le symbolisme de cet ouvrage est égyptianisé selon la mode de l’époque675. « L’auteur, fidèle à la méthode synthétique de ses devanciers, s’appuie sur le texte biblique de la formation du Cosmos, pour expliquer, à la façon traditionnelle des cabbalistes, les principes
de la science676. » Le titre enluminé de ce manuscrit présente dans les nombreux symboles de son encadrement une sorte de résumé de la science hermétique. On prétend que cet ouvrage aurait été trouvé au château Saint-Ange, à Rome, dans les papiers de Cagliostro (qui y fut emprisonné677), par les soldats de Masséna678. Lors de la vente après décès du maréchal, le manuscrit acheté par un tiers, fut offert à la Bibliothèque de Troyes679.
Revenons maintenant à la légende et voyons ce qu’elle est devenue sous la plume des écrivains admirateurs ou détracteurs du comte de Saint-Germain.
Ainsi le député aux États Généraux, Jean-Joseph Mounier, nous apprend que : « Saint-Germain parcourait les Loges de Francs-Maçons pour vendre l’immortalité et racontait ce qu’il avait fait plusieurs siècles auparavant, aimant à se faire admirer par des récits surprenants, à passer pour un homme extraordinaire, à tromper ceux qui voulaient des prodiges680. »
Pour A. Boileau, Franc-Maçon notoire : « Le comte de Saint-Germain est un des chefs des Illuminés de Berlin avec Schrepfer et Cagliostro. Tous trois cherchaient des dupes et non des séides681. »
Selon l’historien F. Tastavin : « Le fameux Saint-Germain, de la secte des Illuminés, fut l’animateur du coup d’état de 1762, qui coûta à l’empereur Pierre III le trône d’abord, la vie ensuite682. »
D’après Mlle Lenormand, la célèbre cartomancienne du Ier Empire : « Quelques cabalistes prétendent que le fameux comte de Saint-Germain vit encore ; et les adeptes de cette science hermétique vous assurent de la meilleure foi du monde et avec le sentiment de la conviction, que ce grand alchimiste s’occupe journellement à faire de l’or, et passe ainsi son temps très agréablement, qu’il voyage tantôt dans un pays, tantôt dans un autre ; qu’il n’a point de demeure fixe, que l’univers est maintenant sa patrie. Comme nouveau Sosie, il jouit du privilège immuable de revoir ses amis, mais sous la forme et les traits d’un adolescent. » En note, Mlle Lenormand ajoute : « Le cabinet du comte de Saint-Germain renfermait les choses les plus rares et les plus curieuses ; il avait comme Socrate un génie familier, et à entendre ses adorateurs enthousiastes, il doit renaître sept fois683. »
Si on en croit le littérateur J. F. Barrière : « Saint-Germain, ainsi que tous les charlatans de cette espèce, se paraît d’une magnificence théâtrale, et d’une science encore plus trompeuse. La fantasmagorie le servait au mieux ; et comme il évoquait, par des effets de catoptrique, des ombres demandées et presque toujours reconnues, sa correspondance avec l’autre monde était une chose prouvée par beaucoup de gens.
« Il joua le même rôle à Londres, à Venise, en Hollande ; mais il regretta constamment Paris, où jamais on ne chicana ses miracles684. »
Dans un passage de ses Mémoires, le cynique Casanova, prétend que « Saint-Germain était maître de se rendre toutes les femmes dociles ; car, en même temps qu’il leur donnait du fard et des cosmétiques qui les embellissaient ; il les flattait, non de les faire rajeunir, car il avait la modestie d’avouer que cela lui était impossible, mais de les conserver dans l’état où il les prenait, au moyen d’une eau qui, disait-il, lui coûtait beaucoup, mais dont il leur faisait présent685. »
Une affirmation bizarre, car elle est la première de ce genre, est celle que nous avons extraite d’une œuvre signée du pseudonyme A. Erdan : « Des personnes dignes de foi m’ont raconté avoir entendu
Coessin affirmer qu’il était une incarnation du comte de Saint-Germain686. »
Moins extraordinaire est l’idée émise par le célèbre écrivain russe A. Pouchkhine qui, parlant de notre personnage dans une de ses meilleures nouvelles : La Dame de Pique, le fait simplement possesseur d’un secret pour gagner au jeu687.
Mais ce que nous pourrions qualifier de « chef-d’œuvre » de l’art divinatoire du comte de Saint-Germain a été forgé de toutes pièces par l’un de ces astucieux écrivains qui mirent en vogue, les Mémoires historiques « apocryphes », le baron Etienne-Léon de Lamothe-Langon. Ce « romancier » après avoir composé les soi-disant aventures du Comte de Saint-Germain et de Mme de Pompadour, récidiva dans les Souvenirs sur Marie-Antoinette par Mme la comtesse d’Adhémar688, souvenirs qui ne sont en réalité que des échos « revus et corrigés » des Chroniques de l’Œil-de-Bœuf, des Mémoires de Casanova, de Mme du Hausset et autres689. Lamothe-Langon, afin de nous en faire accroire, met tout d’abord en cause son confrère,
Cousen de Courchamps, l’auteur des faux Mémoires de la marquise de Créquy690 : « Je ne suis pas d’accord avec Mme de Créquy, sur le comte de Saint Germain ; elle en fait un charlatan imbécile, et il m’a paru rusé et spirituel. Quelle diversité de jugements sur le même personnage, et pourtant nous l’avons vu toutes deux691. Moi j’ai, à la vérité, été liée plus intimement avec lui. Il m’a laissé un manuscrit curieux que je publierai peut-être un jour, si les événements ne s’opposent pas à ce projet692. » Lamothe-Langon, se souvenant que Cousen de Courchamps avait publié des soi-disant extraits des mémoires inédits de Cagliostro dans les Mémoires de la marquise de Créquy, n’a pas voulu être en reste avec son confrère693.
Le « chef-d’œuvre » se divise en deux épisodes. Le premier se situe aux environs de l’année 1775 et se passe d’abord à Paris, en l’hôtel de la comtesse d’Ad-hémar694. La comtesse est seule dans ses appartements, son mari étant parti voir des parents dans le Languedoc : « C’était un dimanche à huit heures du matin ». Le comte de Saint-Germain se présente et se fait annoncer sous le nom de comte de Saint-Noël695.
« Le comte parut. Je le trouvai frais, bien portant et presque rajeuni. Il m’adressa le même compliment, mais je doute qu’il fut aussi sincère que le mien.
—    Vous avez perdu, lui dis-je, un ami, un protecteur dans la personne du feu roi.
—    Je regrette doublement cette perte pour moi et pour la France.
— La nation n’est pas de votre avis, elle attend son bonheur du nouveau règne.
— C’est un tort ; ce règne lui sera funeste.
— Que dites-vous là ? répliquai-je en baissant la voix et regardant autour de moi.
— La vérité… Il se forme une conspiration gigantesque qui n’a pas encore de chef visible, mais il paraîtra avant peu. On ne tend à rien n’a moins qu’à renverser ce qui existe, sauf à le reconstruire un nouveau plan. On en veut à la famille royale, au clergé, à la noblesse, à la magistrature. Cependant, il est temps de déjouer l’intrigue ; plus tard ce serait impossible696.
— Où avez-vous vu tout cela, est-ce en rêvant, ou éveillé ?
— Partie à l’aide de mes deux oreilles, et partie par révélation. Le roi de France, je le répète, n’a pas de temps à perdre.
— Il faut demander une audience à M. de Maure-pas, lui communiquer vos craintes, car il peut tout, ayant l’entière confiance du roi.
— Il peut tout, je le sais, hors sauver la France, ou plutôt ce sera lui qui précipitera sa ruine. Cet homme vous perd, Madame.
— Vous m’en dites assez pour qu’on vous envoie à la Bastille, passer le reste de vos jours.
— Je ne parle ainsi qu’à des amis dont je suis sûr.
— Cependant, voyez M. de Maurepas, il a de bonnes intentions à défaut d’habileté.
— Il se refuserait à l’évidence, d’ailleurs il me déteste. Ignorez-vous le sot quatrain qui lui valu son exil… La marquise de Pompadour sut que M. de Maurepas en était l’auteur, et lui prétendit que je lui avait enlevé le manuscrit original pour le remettre à l’altière sultane697. Son exil suivit la publication de ces mauvais vers, et dès lors il m’enveloppa dans ses projets de vengeance. Jamais il ne me pardonnera. Néanmoins, madame la comtesse, voici ce que je vous propose. Parlez de moi à la reine, des services que j’ai rendu au gouvernement dans les missions qu’on m’a confiées auprès des divers cours de l’Europe698. Si S. M. veut m’entendre, je lui révélerai ce que je sais ; alors elle jugera s’il convient de me mettre en présence du roi, sans l’intermédiaire toutefois de M. de Maurepas c’est mon sine qua non.
« J’écoutais avec attention M. de Saint-Germain, et je compris tous les dangers qui retomberaient sur
ma tête, si je me mêlais d’une pareille affaire. D’une autre part, je savais le comte parfaitement instruit de la politique européenne, et je craignais de perdre l’occasion de servir l’État et le roi. Le comte de Saint-Germain devinant, mon embarras, me dit : « Réfléchissez à ma proposition ; je suis à Paris incognito ; ne parlez de moi à personne ; et si vous voulez demain venir me trouver dans l’église des jacobins de la rue Saint-Honoré, j’y attendrai votre réponse à onze heures précises.
— Je préférerais vous voir chez moi.
— Volontiers donc, Madame, à demain.
« Et il partit. Je rêvais toute la journée à cette espèce d’apparition, et aux paroles menaçantes du comte de Saint-Germain. Quoi ! nous touchions à une désorganisation sociale ; ce règne, qui s’annonçait sous d’aussi heureux présages, couvait la tempête !… Après avoir longtemps médité ce texte, je me déterminai à présenter à la reine M. de Saint-Germain, si elle y consentait. Il fut exact au rendez-vous et parut enchanté de la résolution que j’avais prise. Je lui demandai s’il venait s’établir à Paris ; il me répondit négativement, ses projets ne lui permettant plus d’habiter la France.
« Il s’écoulera un siècle, dit-il, avant que j’y reparaisse. »
Le même jour, Mme d’Adhémar alla à Versailles, voir la reine, et lui fit part de ce que le comte lui avait dit. La reine accepta l’entrevue, mais à une condition :
« Je vous autorise à le conduire demain à Versailles, déguisé sous votre livrée ; il restera dans votre appartement, et dès qu’il me sera possible de l’admettre, je vous ferai appeler tous les deux. Je ne l’entendrai qu’en votre présence : c’est mon sine qua non.
« M. de Saint-Germain m’attendait à la porte de la conférence. Dès que je l’aperçus, je fis arrêter ma voiture, il monta avec moi et nous rentrâmes ensemble à mon hôtel. Il assista à mon dîner, mais ne mangea pas, selon son habitude ; après quoi, il me proposa de repartir pour Versailles. Il coucherait à l’auberge, et me rejoindrait le lendemain. J’y consentis, empressée que j’étais de ne rien négliger pour la réussite de cette affaire.
« Nous étions donc chez moi, au pied-à-terre que l’on appelait à Versailles un appartement, lorsqu’un page de la reine vint me demander de la part de S. M., le tome second du livre qu’elle m’avait chargé de lui apporter de Paris. C’était le signal convenu. Je remis au page un volume de je ne sais quel roman nouveau, et dès qu’il fut parti, je le suivis accompagné de mon laquais. Nous entrâmes par les cabinets ; Mme de Misery nous conduisit dans la pièce particulière où la reine nous attendait. Elle se leva avec une dignité affable.
— Monsieur le comte, lui dit-elle, Versailles est un lieu qui vous est familier.
— Madame, j’ai pendant près de vingt ans vu le feu
roi dans son intimité699 ; il daignait m’écouter avec bonté il s’est servi de mes faibles talents en plusieurs circonstances, et je ne crois pas qu’il ait regretté de m’avoir accordé sa confiance.
— Vous avez désiré que Mme d’Adhémar vous conduisît près de moi, j’ai beaucoup d’affection pour elle, et je ne doute pas que ce que vous avez à me dire mérite d’être écouté.
— La reine, répondit le comte d’un ton solennel, pèsera dans sa sagesse ce que je vais lui confier. Le parti encyclopédiste veut le pouvoir, il ne l’obtiendra que par l’abaissement total du clergé, et pour parvenir à ce résultat, il bouleversera la monarchie. Ce parti, qui cherche un chef parmi les membres de la famille royale, a jeté les yeux sur le duc de Chartres ; ce prince servira d’instrument à des hommes qui le sacrifieront lorsqu’il aura cessé de leur être utile ; on lui proposera la couronne de France, et l’échafaud lui tiendra lieu de trône. Mais avant ce jour de justice, que de cruautés ! que de forfaits ! les lois ne seront plus la sauvegarde de l’homme de bien et l’effroi des méchants. Ce seront ces derniers qui saisiront le pouvoir de leurs mains ensanglantées, ils aboliront la religion catholique, la noblesse, la magistrature…
— De sorte, interrompit la reine avec impatience, qu’il ne restera que la royauté.
— Pas même la royauté !… Mais une république avide dont le sceptre sera la hache du bourreau.
À ces mots, je ne pus me contenir, et prenant sur moi d’interrompre le comte en présence de la reine.
— Monsieur, m’écriai-je, songez-vous à ce que vous dites et devant qui vous parlez ?
— En effet, ajouta Marie-Antoinette, quelque peu émue, ce sont des choses que mes oreilles ne sont pas habituées à entendre.
— C’est aussi dans la gravité des circonstances que je puise cette hardiesse, répondit froidement M. de Saint-Germain. Je ne suis pas venu avec l’intention d’adresser à la reine ces hommages dont elle doit être lasse, mais bien pour lui montrer les dangers qui menacent sa couronne si l’on ne cherche promptement à les détourner. Vous êtes positif, monsieur, dit Marie-Antoinette, avec humeur.
— Je suis au désespoir de déplaire à V. M., mais je ne puis lui dire que la vérité.
— Monsieur, répartit la reine, en affectant un ton enjoué : « Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable ».
— Je conviens, madame, que c’est ici le cas de faire cette application, mais V. M. me permettra à mon tour de lui rappeler que Cassandre prédit la ruine de Troie, et qu’on refusa de la croire. Je suis Cas-sandre, la France est l’empire de Priam. Quelques années s’écouleront encore dans un calme trompeur, puis surgiront de toutes les parties du royaume des
hommes avides de vengeance, de pouvoir, d’argent ; ils renverseront tout sur leur passage. La populace séditieuse et quelques grands de l’État leur prêteront un appui ; un esprit de vertige s’emparera des citoyens ; la guerre civile éclatera avec toutes ses horreurs elle traînera à sa suite le meurtre, le pillage, l’exil. On regrettera alors de ne pas m’avoir écouté ; on me redemandera peut-être, mais il ne sera plus temps… l’orage aura tout emporté.
— J’avoue, monsieur, que ce discours m’étonne de plus en plus, et si je ne savais pas que le feu roi avait pour vous de l’amitié, que vous l’avez servi fidèlement… Vous désirez parler au roi ?
— Oui, madame.
— Mais sans le secours de de Maurepas ?
— Il est mon ennemi700 ; d’ailleurs, je le mets au rang de ceux qui prépareront la ruine du royaume, non par malice, mais par incapacité.
— Vous jugez sévèrement un homme qui a l’approbation de la masse.
— Il est plus que premier ministre, Madame, et à ce titre il doit avoir des flatteurs.
— Si vous l’excluez de vos rapports avec le roi, je crains que vous arriviez difficilement jusqu’à S. M., qui ne peut traiter sans son principal conseiller.
— Je serai aux ordres de Leurs Majestés tant qu’elles voudront m’employer ; mais comme je ne suis pas leur sujet, toute soumission de ma part est un acte de bénévolence.
— Monsieur, dit la reine, qui, à cette époque, ne pouvait traiter longtemps sérieusement une matière grave, où êtes-vous né ?
— À Jérusalem, madame.
— Et il y a de cela ?
— La reine me permettra d’avoir une faiblesse commune à nombre de personnes ; je n’aime point à dire mon âge, cela porte malheur.
— Quant à moi, l’Almanach royal ne me permet pas de me faire illusion sur le mien. Adieu, monsieur ; la volonté du roi vous sera transmise.
« C’était un congé ; nous nous retirâmes, et en remontant chez moi, M. de Saint-Germain me dit :
« Je vais aussi vous quitter, madame, et pour longtemps, car je ne compte pas rester plus de quatre jours en France.
— Qu’est-ce qui vous décide à partir aussi vite.
— La reine va répéter au roi ce que je lui ai dit. Louis XVI le rapportera à son tour à M. de Maurepas, ce ministre dressera une lettre de cachet contre moi, et le lieutenant de police aura ordre de la mettre à exécution. Je sais comment ces choses se pratiquent, et je n’ai nulle envie d’aller à la Bastille.
— Que vous importe ? vous en sortirez par le trou de la serrure.
— Je préfère n’avoir pas besoin de recourir à un miracle. Adieu, Madame.
— Mais si le roi vous fait appeler ?
— Je reviendrai.
— Comment le saurez-vous ?
— J’ai un moyen pour cela ; ne vous en inquiétez pas.
— En attendant, je serai compromise.
— Non, Adieu.
— Il partit aussitôt qu’il eut ôté sa livrée. »
Deux heures après, Mme d’Adhémar est appelée auprès du roi. La reine est là, embarrassée. Le roi, au contraire, est souriant. Il va en référer à M. de Mau-repas et si celui-ci accepte, la conférence aura lieu. Mme d’Adhémar rassérénée retourne dans sa chambre. Deux heures après, on frappe à sa porte. C’est M. de Maurepas. La conversation s’engage. À ce moment, la porte s’entrouvre, et le comte de Saint-Germain entre, et allant vers M. de Maurepas, lui dit :
— Comte, le roi vous avait appelé pour lui donner de bons conseils, et vous ne songez qu’à conserver votre autorité. En vous opposant à ce que je voie le monarque, c’est perdre la monarchie, car je n’ai qu’un temps limité à donner à la France, et, ce temps passé, on ne me reverra ici qu’après la descente au tombeau de trois générations consécutives. J’ai dit à
la reine tout ce qu’il m’était permis de lui apprendre, mes révélations au roi auraient été plus complètes ; il est malheureux que vous soyez intervenu entre S. M. et moi. Je n’aurai aucun reproche à me faire lorsque l’horrible anarchie dévastera toute la France. Ces calamités, vous ne les verrez pas ; mais ce sera assez pour votre mémoire de les avoir préparées… N’attendez nul hommage de la postérité ; ministre frivole et incapable, on vous rangera parmi ceux qui perdent les empires. »
M. de Saint-Germain, après avoir ainsi parlé sans reprendre haleine, retourna vers la porte, la ferma et disparut.
Durant dix minutes, M. de Maurepas fut abasourdi, puis reprenant son sang-froid ; s’adressant à Mme d’Adhémar : « En vérité, s’écria-t-il, voilà un impudent drôle ; permettez-moi de le recommander à qui de droit. » Appelant ses gens, il leur ordonna d’appréhender le comte de Saint-Germain, mais on ne put retrouver ses traces701.
Le second épisode du « chef-d’œuvre » se passe plus de dix ans après, l’an 1789. Cette fois nous allons marcher de merveilles en merveilles au point de vue « divinatoire ». Rien de ce qui va se passer durant les quarante années qui vont suivre n’a été omis. La « rétrospective » et la précision des événements annoncés révèlent la « forgerie ».
Lamothe-Langon nous montre Mme d’Adhémar ren-
trant chez elle, après quelques visites. On lui remet un billet ainsi conçu :
« Tout est perdu, madame la comtesse, ce soleil est le dernier qui se couchera sur la monarchie, demain elle n’existera plus, il y aura un autre chaos, une anarchie sans égale. Vous savez tout ce que j’ai tenté pour imprimer aux affaires une marche différente, on m’a dédaigné, aujourd’hui il est trop tard. J’ai voulu voir l’ouvrage qu’a préparé le démon Cagliostro, il est infernal702 : tenez-vous à l’écart, je veillerai sur vous ; soyez prudente, et vous existerez après que la tempête aura tout abattu. Je résiste au désir que j’ai de vous voir, que dirions-nous ? Vous me demanderiez l’impossible ; je ne peux rien pour le roi, rien pour la reine, rien pour la famille royale, rien même pour le duc d’Orléans, qui triomphera demain et qui, tout d’une course, traversera le Capitole pour trébucher du haut de la roche tarpéienne. Cependant si vous teniez beaucoup à vous rencontrer avec un vieil ami, allez à la messe de huit heures, aux Récollets, et entrez dans la seconde chapelle à main droite.
J’ai l’honneur d’être… »
Comte de Saint-Germain
« À ce nom déjà deviné, un cri de surprise
m’échappa ; lui encore vivant, lui qu’on faisait mort dès 1784, et dont je n’avais plus entendu parler depuis de longues années, reparaissait tout à coup, et en quel moment, à quelle époque ? Pourquoi venait-il en France, ne devait-il donc jamais en finir avec l’existence, car je connaissais des vieillards, qui l’avaient vu portant sur ses traits quarante à cinquante ans, et cela dès le commencement du XVIIIe siècle ?
« Il était une heure de nuit, lorsque je lisais sa lettre ; celle du rendez-vous était matinale, je me couchai ; je dormis peu, des songes affreux me tourmentèrent, et dans leur hideuse bizarrerie, je vis l’avenir sans toutefois le comprendre. Aux approches du jour, je me levai harassée, j’avais commandé à mon premier valet de chambre du café très fort, j’en pris deux tasses qui me ranimèrent. À sept heures et demie, je fis avancer une chaise à porteur, et suivie de mon gri-son de confiance, je me transportai aux Récollets.
« L’église était déserte, je postai mon Laroche en sentinelle, et j’entrai dans la chapelle désignée ; peu de temps après, et comme à peine je me recueillais devant Dieu, voici venir un homme… C’était lui en personne. Oui, lui avec le même visage de 1760, tandis que le mien s’était chargé de rides et de marques de décrépitude. J’en demeurai frappée ; lui me sourit, s’avança, prit ma main et la baisa galamment ; j’étais si troublée que je le laissai faire malgré la sainteté du lieu.
— Vous voilà, dis-je, d’où sortez-vous ?
— Je viens de la Chine et du Japon.
— Ou plutôt de l’autre monde !
— Ma foi ! à peu près ; ah ! Madame, là-bas (je souligne l’expression), rien n’est aussi singulier que ce qui se passe ici. Comment arrange-t-on la monarchie de Louis XIV ? Vous qui ne l’avez vu, vous n’en pouvez faire la comparaison, mais moi…
— Je vous y prend, l’homme d’hier !
— Qui ne connaît pas l’histoire de ce grand règne ? Et le cardinal de Richelieu, s’il revenait… il en deviendrait fou ; quoi, le règne de la canaille ! que vous disais-je, ainsi qu’à la reine, que M. de Maure-pas laisserait perdre tout, parce qu’il compromettait tout : j’étais Cassandre, un prophète de malheur, où en êtes-vous ?
— Eh ! M. le comte, votre sagesse sera inutile.
— Madame, qui sème du vent, recueille des tempêtes : Jésus l’a dit dans l’Évangile, peut-être non pas avant moi, mais enfin ses paroles restent écrites, on n’a pu que profiter des miennes.
— Encore… dis-je, en essayant de sourire, mais lui sans répondre à mon exclamation :
— Je vous l’ai écrit, je ne peux rien, j’ai les mains liées par plus fort que moi, il y a des périodes de temps où reculer est possible, d’autres où quand il a prononcé l’arrêt il faut que l’arrêt s’exécute : nous entrons dans celle-là.
— Verrez-vous la reine ?
— Non, elle est vouée.
— Vouée ! à quoi ?
— À la mort !
« Oh ! cette fois je ne pus retenir un cri, je me soulevai sur mon siège, mes mains repoussèrent le comte, et d’une voix tremblante :
— Et vous aussi ! vous, quoi ! vous aussi !
— Oui, moi… moi, comme Cazotte.
— Vous savez…
— Ce que vous ne soupçonnez même pas. Retournez au château, allez dire à la reine de prendre garde à elle, que ce jour lui sera funeste, il y a complot, préméditation de meurtre.
— Vous me remplissez d’épouvante, mais le comte d’Estaing a promis…
— Il aura peur et se cachera.
— Mais M. de La Fayette ?…
— Ballon gonflé de vent, à l’heure qu’il est, on détermine ce qu’on fera de lui, s’il sera instrument ou victime à midi, tout sera décidé.
— Monsieur, dis-je, vous pourriez rendre de grands services à nos souverains si vous le vouliez.
— Et si je ne peux pas ?
— Comment ?
— Oui, si je ne peux pas ; je croyais n’être pas
entendu. L’heure du repos est passé, les arrêts de la Providence doivent recevoir leur exécution.
— En définitive, que veulent-ils ?
— La ruine complète des Bourbons ; on les chassera de tous les trônes qu’ils occupent, et en moins d’un siècle ils rentreront dans le rang de simples particuliers dans leurs diverses branches.
— Et la France ?
— Royaume, république, empire, état mixte, tourment agité, déchiré ; de tyrans habiles, elle passera à d’autres ambitieux sans mérite ; elle sera divisée, morcelée, dépecée ; et ce ne sont point des pléonasmes que je fais, les temps prochains ramèneront les bouleversements du Bas-Empire ; l’orgueil dominera ou abolira les distinctions, non par vertu, mais par vanité ; c’est par vanité qu’on y reviendra. Les Français, comme les enfants jouent à la poussette et à la fronde, joueront aux titres, honneurs, cordons ; tout leur sera hochet, jusqu’au fourniment de garde nationale ; des gens de grand appétit dévoreront les finances. Quelque cinquante millions forment aujourd’hui un déficit au nom duquel on fait la révolution ; eh bien, sous le dictatorat des philanthropes, des rhéteurs, la dette de l’État dépassera plusieurs milliards.
— Vous êtes un terrible prophète, quand vous reverrai-je ?
— Encore cinq fois, ne souhaitez pas la sixième.
« J’avoue qu’une conversation si solennelle, si
lugubre, si terrifiante, m’inspirait peu d’envie de la continuer ; M. de Saint-Germain me pesait sur le cœur comme un cauchemar il est étrange combien, nous changeons avec l’âge, combien nous voyons avec indifférence, dégoût même, ceux dont la présence nous charmait autrefois. Je me trouvai en ce cas dans la circonstance présente ; d’ailleurs, les périls présents de la reine me préoccupaient, je n’insistai pas assez auprès du comte, peut-être en le sollicitant il serait venu vers elle il y eut un temps de silence, et lui, reprenant la parole :
— Que je ne vous retienne pas plus tard, il y a déjà de l’agitation dans la ville, je suis comme Athalie, j’ai voulu voir, j’ai vu ; maintenant je vais reprendre la poste et vous quitter ; j’ai un voyage à faire en Suède ; un grand crime s’y prépare, je vais tenter de le prévenir ; S. M. Gustave III m’intéresse, il vaut mieux que sa renommée.
— Et on le menace ?
— Oui, on ne dira plus heureux comme un roi, ni comme une reine surtout703.
— Adieu donc, Monsieur. En vérité, je voudrais ne pas vous avoir entendu.
— Ainsi nous sommes, gens de vérité, on accueille des trompeurs, et fi ! à qui dit ce qui sera. Adieu, madame, au revoir.
« Il s’éloigna, je restai ensevelie dans une médita-
tion profonde, ne sachant si je devais ou non instruire la reine de cette visite ; je me déterminai à attendre la fin de la semaine et à me taire si celle-ci était féconde en malheurs. Je me levai enfin, et lorsque je retrouvai Laroche, je lui demandai s’il avait vu le comte de Saint-Germain à son passage.
— Le ministre, madame ?
— Non, il est mort depuis longtemps, l’autre.
— Ah, l’habile escamoteur, non, madame ; est-ce que madame la comtesse l’a rencontré ?
— Il vient de sortir tout à l’heure, il a passé contre vous.
— Il faut que je sois distrait, car je ne l’ai pas aperçu.
— C’est impossible, Laroche, vous vous amusez.
— Plus les temps sont mauvais et plus j’ai de respect pour madame.
— Quoi ! à cette porte, là, près de vous, il n’a point passé ?
— Ce n’est point ce que donc je nie, mais il n’a pas frappé mes yeux.
— Il s’était rendu invisible, je m’y perdais704. »
Afin de donner plus d’ampleur au dénouement de son « chef-d’œuvre », le romancier Lamothe-Langon prétendit avoir trouvé, attaché par une épingle, au « manuscrit original » de ses élucubrations, une note écrite de la main même de Mme d’Adhémar, datée du 12 mai 1821, indiquant les instants des cinq visites promises par l’« invisible ».
« J’ai revu M. de Saint-Germain, et toujours à mon inconcevable surprise, à l’assassinat de la reine, aux approches du 18 brumaire, le lendemain de la mort de M. le duc d’Enghien, en 1815 dans le mois de janvier, et à la veille du meurtre de M. le duc de Berry. J’attends la sixième visite quand Dieu voudra705. »
Afin d’étayer l’hypothèse de la survivance du comte de Saint-Germain, Lamothe-Langon tenta de se raccrocher à l’« histoire » d’une conversation qui aurait eu lieu entre Mme d’Adhémar et le comte de Cha-lons, à Paris. Ce dernier, « revenu de son ambassade de Venise, en 1788, m’a dit avoir parlé au comte de Saint-Germain sur la place Saint-Marc, la veille du jour où il quitta Venise pour aller en ambassade au
Portugal706 ». Toutefois s’il est vrai que le comte de Chalons a été notre représentant accrédité à Venise depuis 1786707, il est non moins avéré qu’il quitta son poste d’Italie au commencement de l’année 1789, remplacé par le marquis de Bombelles, dont il prit le mandat à Lisbonne708.
Sans avoir aucun rapport avec l’hypothèse émise par Lamothe-Langon, un savant bibliographe-bio-
graphe allemand, E. M. Oettinger, a publié la singulière anecdote que voici :
« Je me trouvais à Paris, en l’année 1835. C’était un de ces dimanches que j’avais l’habitude de passer rue de Tournon, no 8, dans le salon de Jules Janin709. Il était environ huit heures du soir, je me tenais dans la salle de billard quand un homme entra, dont l’extérieur n’avait rien de particulièrement frappant. « Qui est cet homme », demandai-je à l’amie de Janin. « Un homme dont vous avez déjà certainement entendu parler, mais homme qui sous tous les rapports est une très remarquable apparition ». — « Vous me rendez excessivement curieux ». — « Cet homme est… le célèbre comte de Saint-Germain ». De frayeur, la queue de billard me tomba de la main ». — « Qui donc m’a dit que le comte était mort en Silésie vers 1780 ». — « Cela doit être une erreur. Cet homme ne meurt jamais ». — « Qui dit cela ? ».
— « Lui-même ».
— « Et vous le croyez ».
— « Je crois tout et rien »710.
En 1846, un écrivain viennois, Franz Gräffer publia une curieuse relation de l’entrevue que son frère Rudolph aurait eue avec le comte de Saint-Germain à Vienne, entre 1788 et 1790. Ce qui pour le moins est extraordinaire, c’est que Rudolph Gräffer ait attendu plus de cinquante années pour faire cette confidence : « Le bruit courut un jour que le comte de Saint-Germain, le plus énigmatique de tous les incompréhensibles, était à Vienne. Il y eut, parmi tous ceux qui le connaissaient, comme un choc électrique. Notre cercle d’adeptes frissonne. Saint-Germain à Vienne ! À peine R. Gräffer se fut-il remis de la surprise de cette nouvelle, qu’il partit en toute hâte pour Hini-berg, sa maison de campagne où il avait ses papiers. Parmi ceux-ci se trouve une lettre de recommandation de Casanova, le génial aventurier, qu’il avait eu l’occasion de connaître à Amsterdam711, lettre adressée à Saint-Germain. Gräffer revient en hâte à sa maison d’affaires ; là, on l’informe, qu’il y avait environ une heure, un gentilhomme s’y était présenté et dont
l’aspect les avait tous étonnés. Ce monsieur n’était ni grand, ni petit, remarquablement bien proportionné, portant sur sa personne toutes les marques de la noblesse… Il dit en français, comme se parlant à lui-même, sans se soucier des personnes présentes : “J’habite le Fédalhof, dans la chambre où Leibnitz logeait en 1713.” Nous fûmes sur le point de parler, mais il était déjà parti. Depuis, monsieur, nous sommes restés, comme vous le voyez, absolument pétrifiés…
« En cinq minutes, on atteignit le Fédalhof. La chambre de Leibnitz est vide. Personne ne sait quand le “gentilhomme américain” rentrera chez lui712. Quant aux bagages, on n’en voit pas trace, sauf un petit coffret de fer. Il est presque l’heure du dîner ! Gräffer est presque automatiquement suggestionné d’aller trouver le baron Linden ; il le rencontre à “l’Ente”. Ils se rendent ensemble dans la Lands-trasse713 ou quelque chose, un pressentiment obscur, les incite à se rendre rapidement.
« Le laboratoire est ouvert ; un cri de stupeur leur échappe simultanément : Saint-Germain est assis à une table, lisant tranquillement une édition in-folio de Paracelse. Ils se tenaient muets sur le seuil.. Le mystérieux intrus ferma lentement le volume et, lentement aussi, se leva. Les deux hommes savent
bien que cette apparition ne peut être que celle de “l’homme aux miracles”. Ce que leur employé leur en avait dit n’était que l’ombre de la réalité. Il semblait qu’une aura de splendeur l’enveloppait tout entier. Une ignité souveraine se dégageait de lui et s’affirmait. Les deux hommes étaient silencieux. Le comte alla au-devant d’eux ; ils entrèrent. Alors, en termes mesurés, sans formalité, mais d’une voix de ténor, inconcevablement harmonieuse et résonnant au plus profond de l’âme, il dit en français, à Gräffer : “Vous avez une lettre d’introduction auprès de moi de M. de Seingalt714. Il n’en est pas besoin. Ce monsieur est le baron Linden. Je savais que vous seriez tous les deux ici en ce moment. Vous avez une autre lettre pour moi de Bruhl. Mais le peintre ne peut pas être sauvé ; son poumon est perdu ; il mourra le 8 juillet 1805715. Un homme, qui à l’heure actuelle, n’est encore qu’un enfant appelé Buonaparte sera indirectement à blâmer. Et maintenant, messieurs, je sais quelles sont vos occupations ; puis-je vous servir en quoi que ce soit ? Parlez.” Mais parler nous était impossible.
« Linden avança une petite table, sortit quelques friandises d’un placard, les plaça devant notre hôte, et descendit à la cave.
« Le comte fit signe à Gräffer de s’asseoir, prit lui-
même un siège, et dit : “Je savais que votre ami Linden se retirerait, il y était forcé. Je veux vous servir seul. Je vous connais par Angelo Soliman, à qui j’ai été à même de rendre service en Afrique. Si Linden vient, je le renverrai à nouveau.” Gräffer s’était ressaisi ; cependant il était trop abasourdi pour répondre autrement que par ses mots : “Je vous comprends : j’ai un pressentiment.”
« Entre-temps, Linden revient et met deux bouteilles sur la table. Saint-Germain sourit avec une dignité inexprimable. Linden lui offre de se rafraîchir. Le sourire du comte s’accentua jusqu’au rire. “Je vous le demande, dit-il, y a-t-il âme qui vive sur la terre qui m’ait jamais vu boire ou manger ?” Il indique la bouteille du doigt. “Ce Tokay ne vient pas directement de Hongrie ; il vient de mon amie Catherine de Russie. Elle était si charmée des tableaux peints par l’homme malade sur la bataille de Mödling716 qu’elle lui en envoya un tonneau du même.” Gräffer et Linden étaient stupéfaits ; le vin avait été acheté à Casanova717.
« Le comte demanda tout ce qu’il faut pour écrire ;
Linden le lui apporta. “L’homme aux miracles” coupa d’une feuille de papier deux parties égales, les plaça l’une contre l’autre et, saisissant une plume de chaque main, simultanément, se mit à écrire avec les deux une demi-page, les signa, et dit : “Vous collectionnez les autographes, monsieur, le texte est le même”. “C’est de la magie,” s’exclamèrent les deux amis, car trait pour trait les deux écritures étaient semblables, nulle trace de différence.
« L’écrivain sourit, place les deux feuilles l’une sur l’autre et les applique contre la vitre de la croisée ; il semble qu’on ne voit qu’une seule écriture si exact est le fac-similé de l’une avec l’autre ; elles apparaissent comme l’impression de la même planche à graver. Les témoins en restaient muets de stupeur718.
« Le comte dit alors : “Je désire qu’une de ces feuilles soit remise aussi rapidement que possible à Angelo. Dans un quart d’heure, il doit sortir avec le prince Lichtenstein ; le porteur recevra une petite boîte…. ”
« Alors Saint-Germain prit graduellement un aspect solennel. Pendant quelques secondes, il devint rigide comme une statue ; ses yeux toujours inexprimable-ment vivants, se firent ternes, sans couleur ni feu. Puis, tout de suite, tout son être s’anima de nouveau. Il fit signe de la main comme pour signaler son départ, puis dit : “Je m’en vais ; ne venez pas me voir. Vous
me reverrez une fois encore. Demain dans la nuit, je serai parti. On a grand besoin de moi à Constantinople, ensuite en Angleterre, pour préparer deux inventions qui seront en usage dans le siècle qui vient : les chemins de fer et les bateaux à vapeur. On en aura besoin en Allemagne. Les saisons subiront graduellement des changements dans leur ordre ; d’abord le printemps, puis l’été. C’est l’arrêt graduel du temps lui-même qui annonce la fin d’un cycle. Je vois tout cela. Croyez-moi, les astronomes et les météorologues ne savent rien. On a besoin d’avoir étudié comme je l’ai fait dans les Pyramides. Vers la fin du présent siècle, je disparaîtrai hors de l’Europe et me rendrai dans la région de l’Himalaya. je me reposerai : il faut que je me repose. Dans quatre-vingt-cinq ans exactement les gens se souviendront de moi de nouveau. Adieu, je vous aime.”
« Après avoir prononcé solennellement ces mots, le comte refit le signe de sa main, et les deux adeptes, anéantis par la force de leurs impressions sans précédent, quittèrent la pièce en un état intraduisible. Au même moment une pluie torrentielle tomba avec accompagnement de roulement de tonnerre. Instinctivement, ils rentrèrent dans le laboratoire pour s’y réfugier. Ils ouvrent la porte, Saint-Germain n’y était plus… »719.
À propos de la longévité du comte de Saint-Ger-
main, Collin de Plancy a imaginé la scène suivante : « Contant un jour qu’il avait beaucoup connu Ponce Pilate à Jérusalem, il décrivait minutieusement la maison de ce gouverneur romain, et disait les plats qu’on avait servis sur sa table un soir qu’il avait soupé chez lui. Le cardinal de Rohan720, croyant n’entendre là que des rêveries, s’adressa au valet de chambre du comte de Saint-Germain, vieillard aux cheveux blancs, à la figure honnête : “Mon ami, lui dit-il, j’ai de la peine à croire ce que dit votre maître. Qu’il soit ventriloque, passe ; qu’il fasse de l’or, j’y consens ; mais qu’il ait 2.000 ans et qu’il ait vu Ponce Pilate, c’est trop fort. Étiez-vous là ? — Oh ! non, monseigneur, répondit ingénument le valet de chambre, c’est plus ancien que moi. Il n’y a guère que 400 ans que je suis au service de M. le comte721.” »
De même que F. Barrière, l’abbé Lecanu a voulu voir dans le comte de Saint-Germain un évocateur du genre Schrepfer, et voici ce qu’il écrit : « On rapporte
qu’il se passait dans la maison du comte des choses étranges qui jetèrent la crainte dans le public. On disait qu’à la demande des personnes assez hardies pour le désirer, il évoquait des ombres, et que ces terribles apparitions étaient toujours reconnues. Quelquefois il faisait répondre à certaines questions sur l’avenir par des voix souterraines, qu’on entendait très distinctement, pourvu qu’on appliquât l’oreille au parquet d’une chambre mystérieuse. Plusieurs de ces prédictions se réalisèrent, assurait-on, et la correspondance de Saint-Germain avec l’autre monde fut une vérité démontrée pour beaucoup de gens722. »
Parmi les anecdotes sur la manière dont le comte de Saint-Germain rajeunissait les dames de la cour, en voici une dans laquelle on lui fait jouer un rôle qui dépasse les bornes du ridicule : « Une douairière le pressait de l’embellir et d’en faire instantanément une Hébé : “Vous le voulez, madame la duchesse ? Eh bien ! buvez cela”. En même temps il présentait une petite fiole remplie d’eau claire et la faisait vider par la solliciteuse après s’être assuré, point essentiel qu’il n’existait aucune glace dans l’appartement. Quelques minutes plus tard, on entendait des pas menus dans l’antichambre, puis un fringant marquis entrait en s’écriant : “Oh ! c’est vous mademoiselle ?” La duchesse de soixante-dix ans traitée de mademoiselle était aux anges. Le marquis, compère du faiseur, s’extasiait, complimentait, et comme la vieille dame
se lamentait de ne pas avoir un miroir, il lui en offrait un admirablement peint où se trouvait un ravissant portrait de jeune fille. Ensuite de quoi grassement payé, Saint-Germain filait recommencer ailleurs723. »
Un auteur bien placé pour nous dire quelques vérités, Le Couteulx de Canteleu, puisqu’il prétend tenir ses renseignements de la meilleure source, les manuscrits du prince de Hesse (!), nous raconte que « le comte de Saint-Germain se servait souvent pour ses apparitions, de ce fameux miroir magique qui fit, en partie sa réputation. On sait qu’il montra à Louis XV le sort de ses enfants dans un de ces miroirs magiques qui sont encore un problème pour la science, et que le roi recula de terreur en voyant l’image du dauphin lui apparaître décapitée724. »
Évidemment, ce renseignement est nouveau mais comme nous ne pouvons le contrôler (le roi Louis XV n’ayant rien dit ni fait dire à ce sujet), nous pouvons le supposer aussi fantaisiste que l’idée émise par Ernest Capendu dans son roman : Le comte de Saint-Germain, paru en 1865. Un jeune homme, pour venger ses parents assassinés, prend tour à tour l’aspect du
fameux bandit Poulailler et celui plus noble du comte de Saint-Germain. L’action se passe en 1745725. !
Mais arrivons au célèbre « exhibiteur » américain, T. P. Barnum, qui lui aussi a son mot à dire sur le comte de Saint-Germain, et voici ce que nous apprenons : « Il disait être né en Chaldée, au commencement des siècles, et être le seul héritier des sciences et des mystères perdus de sa propre race et de la race égyptienne.
« Ses prédictions étaient encore plus surprenantes, et il est bien prouvé, par des attestations très puissantes et très explicites, qu’il prédit le temps, le lieu et les circonstances de la mort de Louis XV quelques années avant qu’elle arrivât.
« Sa mémoire était étonnante. Ayant une fois lu un journal, il en répéta tout le contenu couramment, depuis le commencement jusqu’à la fin ; et à ses autres dons, il joignait la faculté d’écrire avec les deux mains des caractères en taille douce. Ainsi, il pouvait écrire une lettre d’amour avec sa main droite tandis qu’il composait et transcrivait des vers avec sa main gauche, et cela, en apparence, avec la plus grande facilité…
« De plus, le comte tombait dans des attaques de catalepsie qui duraient souvent des heures et même des jours, et durant cette période, il déclarait qu’il visitait en esprit les régions les plus reculées de la
terre et même les étoiles les plus éloignées. Il racontait avec un pouvoir surprenant les scènes dont il avait été témoin726. »
Vers 1869, la légende va s’éloigner, durant quelque temps, du genre « occulte » et reprendre une allure « maçonnique ».
Ainsi, d’après un écrivain hollandais, Van Sypesteyn : « Il est hors de doute que Saint-Germain fut membre de la Loge des Martinistes et on prétend qu’il fut chargé par le marquis de Saint-Martin de fonder une loge à La Haye, mais qu’il échoua dans sa tentative727. »
Franchissons dix-huit ans. Nous sommes en 1884. Un journal de Weimar, Der Gartenlaube (Le berceau de verdure), sous la signature de A. V. d’Elbe, publia le récit suivant, dont les scènes se passent entre 1775 et 1778 :
« Charles-Auguste [de Saxe-Weimar] alla chez le landgrave Adolphe de Hesse-Philippsthal-Barchfeld. Saint-Germain était là et fut dûment présenté au duc.
Il fut charmant dans sa conversation et le duc, après souper demanda à son hôte : — Quel âge a le comte ? — Nous ne savons rien de précis là-dessus, répondit le landgrave. Il est de fait que le comte connaît des détails que seuls des contemporains pourraient raconter de la même façon. Il est admis, ici, à Cas-sel, d’écouter respectueusement ses histoires et de ne s’étonner de rien. Le comte ne se loue pas ; il n’est ni importun, ni bavard, c’est un homme de bonne société que chacun est heureux de recevoir. Il n’est pas trop aimé par le chef de notre maison le landgrave Frédéric II, qui l’appelle un moraliste fatigant. Mais il est en rapport avec nombre d’hommes éminents, et exerce une influence extraordinaire sur d’autres. Mon cousin, le landgrave Charles de Hesse lui est très attaché ; ils travaillent de conserve dans la Franc-Maçonnerie et autres sciences ténébreuses. Lavater lui envoie des hommes de choix728. Il peut parler avec des voix différentes comme venant de diverses distances ; il peut imiter à première vue toute écriture ; on dit qu’il a des accointances avec les esprits qui lui obéissent. C’est un médecin et un géologue et il a la réputation de prolonger la vie.
« [Rentré à Weimar] le duc alla rendre visite à Gôrtz729 qu’il savait être un ennemi et un adversaire
de Goethe. C’est pourquoi en ce moment de surexcitation, il prit le parti du maréchal.
« Görtz reçut cette visite inattendue d’un air de soumission, et lorsque, par certaines allusions il put se convaincre que le duc ne désirait pas parler de Goethe, sa physionomie s’éclaira davantage.
« Finalement, le duc dit, non sans quelques embarras : “Au commencement de mai, cher maréchal, j’ai fait une très intéressante connaissance chez les landgraves de Barchfeld, connaissance que je désire maintenir. C’est un certain comte de Saint-Germain qui réside à Cassel. Écrivez, je vous prie, à ce gentilhomme pour l’inviter gracieusement à venir ici.”
« Görtz promit d’accéder à ce désir dans le plus bref délai possible et le mieux qu’il saurait le faire.
« Quand le duc se fut retiré, il s’assit à son bureau et écrivit comme suit :
jeunes ducs de Saxe-Weimar, Charles-Auguste et Constantin. En 1775, Charles-Auguste, étant devenu grand duc, de Goertz cessa ses fonctions et fut nommé en 1778, grand maître de la maison de la grande duchesse, épouse de Charles-Auguste. La même année, de Goertz passa au service du roi de Prusse, Frédéric II, qu’il ne quitta plus. Signalons que Mirabeau, dans une lettre précédant le pamphlet anonyme : Le Charlatan démasqué (Francfort-sur-le-Mayn, 1786, in-8o), écrit que le comte de Goertz, alors ambassadeur de Prusse en Russie, en 1784, fut avisé par le consul de Prusse à Cadix, que Cagliostro, lequel se trouvait, à cette époque, à Saint-Pétersbourg, avait omis d’acquitter après son passage dans le port espagnol, vers 1775, plusieurs lettres de change d’une valeur totale de 5.000 roubles. La coïncidence du nom de l’homme d’État prussien est à considérer.
« Triomphez, cher comte, votre science des hommes, votre habileté, sont victorieuses. Vous avez bien prédit : notre gracieux seigneur et maître est enchanté de vous et vous mande par la présente, en due forme, par mon intermédiaire, de venir à sa cour.
« Vous êtes réellement un homme de génie car son maudit favori plébéien commence à chanceler… encore un bon coup d’épaule, une poussée de votre génie, et l’avocat de Francfort730 qui s’ingère dans nos affaires, est fait échec et mat. Voulez-vous vous mesurer ouvertement avec lui, dès maintenant, ou bien préférez-vous faire d’abord, incognito, la reconnaissance du champ de bataille ? Placez une ou deux mines au bon endroit et ne vous montrez que lorsqu’il sera totalement battu alors vous prendrez sa place avec bien plus de droit et de pouvoir ?
« J’abandonne tout cela à votre sagacité. Comptez entièrement sur moi comme par le passé, sur moi et sur une petite élite de fidèles aristocrates parmi lesquels il y en aurait un ou deux que vous pourriez vous attacher plus étroitement, si vous le jugez bon :
Toujours votre sincèrement »
Comte Görtz, maréchal de cour
Voici la réponse du comte de Saint-Germain :
« Cher comte,
« Je suis tout prêt à m’associer avec vous et vos compagnons en idées et suis très reconnaissant de votre gracieuse intervention. J’en profiterai plus tard.
« Pour l’instant, j’ai promis de passer par Hanau pour y rencontrer le landgrave Charles chez son frère731, et y travailler avec lui au système de la « Stricte-Observance », réforme de l’ordre des Francs-Maçons dans un sens aristocratique732, laquelle réforme vous intéresse tant aussi733.
« Le landgrave est pour moi un cher et sympathique protecteur et, s’il n’est pas prince régnant, sa situation dans le Schleswig, comme attaché au service danois, n’en est pas moins très princière. Dans tous les cas, avant que je me décide tout à fait pour le landgrave, j’irai à Weimar pour vous libérer de l’intrus détesté et reconnaître les lieux. Il se peut que je préfère le faire d’abord incognito.
« Recommandez-moi fidèlement à votre maître, et promettez ma visite pour un temps très prochain.
« Au nom de la prudence, silence et sagesse, je vous salue.
« Bien vôtre,
Saint-Germain734. »
Ce récit, dont l’authenticité est plus que dou-teuse735, eut son écho en France. L’année suivante, un journaliste Édouard Drumont, émit la supposition suivante : « L’énigmatique comte de Saint-Germain allait, de ville en ville, porter le mot d’ordre mystérieux, resserrant le faisceau des Loges entre elles, achetant partout ceux qui étaient à vendre, troublant les esprits avec des prestiges ou des sornettes, débitées avec un imperturbable aplomb736. »
Le rôle « Maçonnique », que l’on prête au comte de Saint-Germain, fut ensuite « dévoilé » d’une curieuse façon par Jules Doinel sous le voile de l’anonymat737 : « On a de fortes raisons de croire que le comte de
Saint-Germain était un des plus puissants démons missionnaires de Satan. Il disparaissait aussi facilement qu’il apparaissait. Il se rendait invisible. Il a été vu à plusieurs endroits à la fois. Malgré toutes les recherches, personne n’a pu savoir ni son âge, ni son pays, ni le lieu de sa mort. Bien mieux, il a été vu en Égypte, pendant l’expédition du général Bonaparte et les balles ne l’atteignaient pas.
« Le comte de Saint-Germain, interrogé sur son âge, répondit un jour qu’il avait vu Jésus-Christ. On peut prendre cela pour une fanfaronnade, pour une hâblerie de charlatan ; mais quand le comte de Saint-Germain affirma avoir connu Jules César, quand il donna de tels détails que les historiens demeurèrent confondus ; quand il les donna de telle manière que les recherches de l’érudition contemporaine ont seules pu les contrôler ; quand il décrivit si fidèlement et si exactement l’intérieur des catacombes ; quand il jeta sur l’Inde alors inconnue la vive et soudaine clarté de révélations confirmées par la science prodigieuse des
Anquetil-Duperron, et des Burnouf, on ne put croire que deux choses : ou bien il avait vu ce dont il parlait avec une si puissante certitude, ou bien il avait reçu une tradition ininterrompue et mathématiquement fidèle. Ce qui est plus difficile à admettre que la manifestation d’un être invisible. »
« Le comte de Saint-Germain domine l’occultisme du XVIIIe siècle agonisant. Il apparaît, et tout ce qu’il y a d’hostile à l’Église et à la Monarchie se groupe autour de lui. Les Loges se multiplient. Les illuminés pullulent. Mesmer, Saint-Martin, Puységur, Caglios-tro, Weishaupt, Cazotte sont autant d’astres noirs qui évoluent autour de ce soleil infernal. Il donne le mot d’ordre à la Maçonnerie, règle les rituels, inspire les fêtes d’adoption, organise des Loges de femmes, enrégimente la noblesse dans les ateliers hiramiques. Mais surtout, il prépare la Révolution, visite Voltaire vieilli, aide Jean-Jacques Rousseau, dirige Naigeon et Diderot, se glisse dans les salons et y souffle l’esprit de volupté et de dénigrement, se glisse à la cour et y essaie ses séductions sur tous et sur toutes, arrive jusqu’à la reine et lui conseille la frivolité innocente qui lui sera si fatale. Tantôt ici et tantôt là, le comte
de Saint-Germain, qui demeure une énigme inexplicable pour tous ceux qui l’ont vu et qui l’ont entendu, n’en est pas une pour nous. C’est une personnalité animée par Satan, si ce n’est un des esprits de Satan, envoyé par lui en mission en Europe. C’est à partir de son arrivée que le mouvement occultiste se propage ; c’est à partir de sa disparition que la Révolution éclate.
« Un homme seul semble avoir connu, en Allemagne, l’identité du comte de Saint-Germain, c’est Weishaupt. Il lui parle avec un respect religieux. Il lui écrit comme à un être divin738.
« Un homme seul semble avoir connu, en France, l’identité du comte de Saint-Germain, c’est Caglios-tro. On l’a vu se prosterner devant lui. Il l’écoute comme un vivant oracle »739.
Cette légende d’un comte de Saint-Germain préparant la Révolution Française fut reprise quelque temps après par l’érudit auteur des Essais de Sciences Maudites, Stanislas de Guaita, quand il annonce, sans aucune preuve à l’appui que « Saint-Germain organisait en silence les clubs tapageurs du lendemain, et fécondait de son or intarissable la future
émeute propre à ébranler le pouvoir d’un roi par la violence740. »
Un « intermède musical » nous est fourni par le publiciste Émile Colombey. S’inspirant de deux extraits, le premier des Souvenirs et portraits du duc de Levis741 et le second des Mémoires du baron de Gleichen, il les paraphrase ainsi : « Un jour, Saint-Germain rendant visite à Mme de Marchais, jette en entrant son chapeau et son épée sur un meuble et, se mettant au piano, exécute prestement un morceau qui fut très applaudi. On demande le nom de l’auteur. — Je l’ignore, répondit-il gravement, tout ce que je puis dire, c’est que j’ai entendu cette marche lors de l’entrée d’Alexandre le Grand dans Babylone742. »
Signalons, à la même époque, la pièce d’Émile Bergerat : La Pompadour, dans laquelle le comte de Saint-Germain joue un rôle épisodique en compagnie de Guay, le graveur en pierres fines du cabi-
net du roi. Une des scènes est la suivante : Le comte ayant demandé une perle à Mme de Pompadour, la fait dissoudre, et lit l’avenir dans ce coûteux « marc de café743 ».
L’année suivante, le 13 juin 1893, l’écrivain Jules Bois, dans une conférence à la salle des Capucines, traita de « l’élixir d’immortalité » du comte de Saint-Germain.
De même quelques années après, Henri d’Almé-ras : « Le comte de Saint-Germain, dans les salons où il fréquentait, ne gardait pas jalousement le secret de son élixir d’immortalité auquel il devait une si exceptionnelle longévité. Dans les Loges où il était admis, il en donnait quelquefois de minuscules bouteilles, qui produisaient assurait-on, les plus merveilleux effets744. »
Auparavant, l’auteur de : Au Pays des Esprits, parlant des séances de magie qui se faisaient en Angleterre vers 1860, nous dit que la plupart des magistes anglais, se conformant à chaque article du rituel magique « répétaient les formules que l’on dit provenir des mages d’Égypte et de Chaldée, et dont se servaient des mystiques célèbres, tels que Thomas d’Aquin, Albert le Grand, Nostradamus, le comte de Saint-Germain, etc745. »
De 1904 à 1920, les écrivains s’occupèrent peu du comte de Saint-Germain. Citons cependant le Dr Henri Favre, lequel dans une sorte d’autobiographie, ne craignit point d’écrire : « Le mouvement du grand cophte, cette haute parade thaumaturgique dont, en France le comparse de parade fut Cagliostro ; dont le vrai promoteur de grande mise en scène fut le fameux comte de Saint-Germain746. »
Se basant sur des renseignements fantaisistes Claude Farrère nous présente un comte de Saint-Germain, jouant un rôle de magiciens possesseur d’un secret de longue vie ultra-moderne747.
Dans l’ouvrage d’Octave Béliard, paru en 1920, nous trouvons encore là des redites dont, cependant, l’interprétation nous a étonné : « Le comte de Saint-Germain éblouit dix ans la cour et la ville par son élégance, sa faconde et sa beauté… Mais ce qui piqua le plus la curiosité, au point que Louis XV et Mme de Pompadour le voulurent voir, c’est qu’il affirmait avoir vécu plusieurs fois et gardé le souvenir de ses vies successives… Brusquement, en 1760, il quitta Paris pour aller étonner les Londoniens… Des auteurs le font voir fuyant la vengeance des Illuminés dont il aurait trahi les mystères. Toujours est-il qu’il disparaissait soudainement de ses successives demeures et que les bruits les plus contradictoires courent sur
sa mort, puisque des auteurs de mémoires disent qu’il fut assassiné par les Rose-Croix au château de Rueil748. »
Ce n’est pas non plus dans l’ouvrage de Rainer-Maria Rilke que nous avons pu satisfaire notre curiosité. Bien que cet auteur ait consacré quelques pages au comte de Saint-Germain, il ne nous apprend rien que nous ne sachions749.
Arrivons à 1928. Avec le conférencier russe, M. de Meck nous ne sortons pas des banalités. « Par ses pouvoirs occultes incontestables, tels que la clairvoyance, la lecture de pensée, la prédiction de l’avenir, le comte de Saint-Germain faisait une impression profonde… Il est regrettable qu’un homme comme lui, ait cru devoir mêler à sa science un don de charlatanisme… Ce charlatanisme avait pour but d’impressionner l’imagination des personnes, avec lesquelles il était en rapport, et de les rendre ainsi plus, réceptives aux impressions qu ‘elles recevaient de lui… Ce charlatanisme consistait surtout à faire croire aux gens des choses où le mensonge était parfois entremêlé à la vérité750. »
Une information assez curieuse, bien qu’elle soit
la reprise d’une note parue dans Le Lotus Bleu, en 1899751, est donné par notre regretté ami, l’écrivain Maurice Magre : « Napoléon III intrigué par ce qu’il avait entendu dire au sujet de la vie mystérieuse du comte de Saint-Germain avait chargé un de ses bibliothécaires de rechercher et de réunir tout ce qui lui était relatif, parmi les archives et documents de la fin du XVIIIe siècle. Ce travail avait été fait. Un grand nombre de pièces formant un dossier considérable, avait été déposé dans une bibliothèque de la préfecture de police. La guerre de 1870 survint, puis la Commune et la partie de la préfecture de police où se trouvait le dossier fut brûlée752. »
Parmi les écrivains des dix dernières années précédant notre époque, citons entre autres, un auteur italien, Giovanni Papini, qui, dans un roman autobiographique, dit-on, nous fait part de sa rencontre avec le comte de Saint-Germain. Gog [c’est l’auteur] est sur le « Prince of Wales », qui fait route vers Bombay. Une nuit, il coudoie sur le pont un monsieur d’une cinquantaine d’années, dont l’aspect le trouble. C’est Saint-Germain. Celui-ci lui avoue qu’il est quelque peu ennuyé de sa longue vie. Ceci ne serait que banal, mais G. Papini ajoute que le comte lui aurait fait connaître « qu’il était né dans les premières années du XIVe siècle et qu’il était arrivé à temps pour connaître
Christophe Colomb753. » Voici des précisions pour le moins sensationnelles.
Un autre écrivain, français celui-là, le mystique Sédir, ne se compromet pas beaucoup : « Parmi les missionnés qui semblent appartenir à l’ordre des Rose-Croix, il faut citer le célèbre comte de Saint-Germain. Ses voyages, ses missions politiques en Russie, à Amsterdam, à Londres, à Paris, les secrets merveilleux dont il semblait le détenteur, tout cela a beaucoup surexcité, l’imagination populaire754. »
Avec Robert Chauvelot et Robert Margerit, nous retombons dans le domaine de la pure fantaisie. Si le premier imagina de faire revivre, grâce à une exhumation, le comte de Saint-Germain, « le Grand Invisible, chef des Illuminés d’Orient », et de lui prêter de nouvelles aventures extraordinaires755, le second va jusqu’à faire tenir à notre personnage un langage auquel cet élégant gentilhomme ne nous avait point habitué756.
Pour MM. Jean Moura et Paul Louvet, Saint-Ger-
main est le Rose-Croix immortel, mais leur affirmation n’est basée que sur des documents par trop fantaisistes757.
De même Pierre Geyraud, se borne à résumer les racontards habituels : « Il était Rose-Croix, ce mystérieux comte de Saint-Germain, élégant, spirituel, coqueluche des salons, d’âge indéterminé puisqu’il avait connu le Christ, et qu’il avait comme le rappelle Voltaire, “soupé autrefois dans la ville de Trente avec les Pères du Concile” ; il est, d’ailleurs, encore à Venise, dans un palais du grand canal758. »
Cette dernière affirmation n’est pas une simple boutade de journaliste, comme on serait tenté de le croire, et à son sujet nous allons exposer dans le deuxième chapitre de la « légende » ce que l’on pourrait appeler la chronique du « Maître » des Théosophes759.
Chapitre II :
Le « Maître » des Théosophes
Nos lecteurs se souviennent du passage des Petits Mémoires de Vienne de F. Gräffer, publiés en 1846, dans lequel il est indiqué que le comte de Saint-Germain devait aller se reposer « dans la région des Himalaya ». Dès 1877, nous trouvons sous la plume de H. P. Blavatsky, la fondatrice de la Société Théo-sophique, quelques lignes qui pourraient se rapporter à cette histoire : « Qui n’a pas entendu parler, aux Indes, du Houtouktou du Haut-Thibet ? Sa confrérie de Khe-lan était célèbre dans le pays tout entier ; et un des “frères” les plus renommés était un Peh-ling (un Anglais) qui y arriva un jour, de l’Occident, dans la première partie de ce siècle… Il parlait toutes les langues, y compris le tibétain, et connaissait toutes les sciences, nous dit la tradition. Sa sainteté et les phé-
nomènes qu’il produisit firent qu’il fut proclamé Sha-béron après quelques années seulement de résidence. Son souvenir est encore vivant aujourd’hui parmi les Tibétains, mais son véritable nom n’est connu que des seuls Shabérons760. » Ce qui nous empêche d’être affirmatif quant à l’intention que pouvait avoir Mme Blavatsky, c’est que celle-ci parle d’un « Anglais », qualité que personne n’a jamais prêtée au comte de Saint-Germain, et cette précision est d’autant plus curieuse que ce terme Peh-ling, ou plus exactement philing, désigne simplement un Européen.
La seconde citation de H. P. B., parue en 1889, est beaucoup plus précise :
« Un “frère” âgé, grand kabaliste, vient de mourir ici [Londres], dont le grand-père, Maçon célèbre, fut l’ami intime du comte de Saint-Germain, lorsque ce dernier fut envoyé, dit-on, par Louis XV, en Angleterre, en 1760, pour négocier la paix entre les deux pays761. Le comte de Saint-Germain laissa entre les mains de ce Maçon certains documents concernant l’histoire de la Maçonnerie, et contenant les clefs de plus d’un mystère incompris762. Il le fit à la condition
que ces documents deviendraient l’héritage secret de tous ceux de ses descendants qui seraient Maçons. Ces papiers ne profitèrent qu’à deux Maçons, d’ailleurs : au père et au fils, celui qui vient de mourir, et ne profitèrent plus à personne, en Europe. Avant sa mort, les précieux documents furent confiés à un Oriental (un Hindou) qui eut pour mission de les remettre à une certaine personne qui viendrait les chercher à Amritsa — ville de l’immortalité763. »
Enfin, rapportons la dernière opinion de Mme Bla-vatsky sur le comte de Saint-Germain, opinion en rapport avec le dernier alinéa de la citation ci-dessus :
« Le comte de Saint-Germain fut certainement le plus grand adepte Oriental que l’Europe ait vu au cours des derniers siècles764. »
En novembre 1894, au cours d’une réunion des membres parisiens de la S. T., la comtesse Wachtmeis-ter, de passage à Paris, en route pour l’Inde, où elle va résider, apprit à son auditoire : « que selon le plan des Maîtres, dont H. P. B. était l’instrument, la Société Théosophique aurait dû être édifiée solidement depuis le dernier quart de siècle précédent. Leurs envoyés, notamment Martines Pasqualis, de Saint-Martin, Cagliostro, Mesmer et le comte de Saint-Germain en avaient établi secrètement les bases, à Paris ; mais le mouvement qu’ils devaient vitaliser fut étouffé par la Révolution française de 1789 ». La comtesse Wachtmeister ajoute : « H. P. B. était, au siècle dernier, comme elle l’a été dans celui-ci, l’agent désigné des Maîtres ; elle était à Paris, à l’époque de Louis XVI, quand fut formé le premier noyau de la Société Théosophique765. »
Quelque temps après, un autre membre notoire de la S. T., W. Q. Judge nous affirme : « Un courant de force spirituelle coule à flot sur le monde à la fin de chaque siècle, par la volonté des Maîtres ou Mahat-mas. Ce courant commence aux dernières vingt-cinq
années du siècle, finit à la fin du siècle, pour ne recommencer qu’au dernier quartier du siècle dernier766. »
C’est pourquoi, nous dit H. S. Olcott, président de la S. T. : « Il est toujours douteux qu’un Adepte meure767, comme il semble le faire, dans un corps particulier. Étant donné le pouvoir d’illusionnistes, qu’ils possèdent, l’enterrement de leur cadavre n’est même pas une preuve de la réalité de leur mort. Qu’advint-il, par exemple, du comte de Saint-Germain, “l’aventurier, l’espion” des encyclopédistes, qui éblouit toutes les cours de l’Europe, il y a un siècle [1795] et qui s’étant retiré dans le Holstein (!), disparut aussi mystérieusement qu’il était apparu768. »
Ce qu’il advint du comte de Saint-Germain, un article « sensationnel » paru en septembre 1895, dans Le Lotus Bleu et intitulé Le Secret du comte de Saint-Germain, va nous l’apprendre : « Le comte de Saint-Germain est certainement l’homme le plus étonnant
dont l’histoire ait conservé le souvenir. Il apparut en France au siècle dernier, sous Louis XV, sous le nom de comte de Saint-Germain ; ce nom lui venait d’une terre achetée par lui dans le Tyrol et dont il avait payé au pape le droit de prendre le titre769. Sa beauté était remarquable et ses manières splendides ; il avait un talent d’élocution extraordinaire ; une instruction et une érudition merveilleuses ; il connaissait et parlait admirablement presque toutes les langues connues. Musicien achevé, il jouait de tous les instruments, mais il affectionnait plus particulièrement le violon ; il le faisait vibrer si divinement que deux personnes qui l’avaient entendu et qui écoutèrent plus tard le fameux maestro génois, Paganini, mettaient ces deux artistes au même niveau. “Saint-Germain aurait pu rivaliser avec Paganini, disait un octogénaire Belge, en 1834770” ; et un Lithuanien émerveillé s’écriait à son tour, en entendant Paganini : “C’est Saint-Germain ressuscité qui joue du violon dans le corps d’un squelette italien771”. »
« Riche à l’excès, méprisant profondément les trésors, on le voyait prodiguer des dons fantastiques à ses amis et même aux princes : ses écrins étaient inépuisables. Il transmutait les métaux, fabriquait de l’or et disait avoir appris d’un vieux brahme Hindou le moyen de “vivifier” le carbone pur, c’est-à-dire de le transformer en diamant. En 1780, pendant sa visite à l’ambassade française de la Hague (sic), il mit en pièces, avec un marteau, un diamant superbe qu’il avait produit par des moyens alchimiques ; il venait de vendre le pareil, fabriqué par lui aussi, à un joaillier pour le prix de 5.500 louis d’or »772.
« Il vivait somptueusement… ; il avait une prodigieuse mémoire… ; il pouvait écrire des deux mains à la fois… Il lisait sans les ouvrir, les lettres closes et avant même qu’on les lui eut remises ; il prophétisait souvent à la cour de Louis XV et de Louis XVI…773.
« Il se mettait souvent dans des états léthargiques qui duraient de 30 à 50 heures, et pendant lesquels son corps paraissait comme mort. Puis, il se réveillait restauré, rajeuni, revigoré par ce repos magique, et stupéfiait l’assistance en racontant tout ce qui
s’était passé dans la ville ou dans les affaires, pendant ce temps. Ses prophéties, comme ses prévisions ne le trompaient jamais774.
« Frédéric II, de Prusse, son intime ami (!) disait que personne n’avait pu déchiffrer son énigme ; en 1772, il était le confident du prince Orloff à Vienne, qu’il sauva de la mort, au moment des conspirations politiques qui agitèrent le pays775. »
« Il disparut aussi mystérieusement qu’il était venu ; le prince de Hesse raconte qu’il mourut en 1783776, pendant qu’il faisait des expériences sur les couleurs à Eckenford (sic). C’est une chose bien étrange que l’histoire n’ait consigné la mort d’un homme qui passionna tout ce qu’il y avait de grand en Europe que dans le témoignage incertain d’un ami ; il est souverainement étonnant qu’on ait jamais dit un mot de ses
funérailles, qu’aucun registre n’en porte les traces, qu’aucun mémoire ne les rappelle ( !).
« Il est d’ailleurs à peu près prouvé qu’il vivait plusieurs années après 1784. Il eut, dit-on, une conférence importante avec l’impératrice de Russie en 1786 ou 1788. On raconte qu’il apparut à la princesse de Lamballe, lorsqu’elle était devant le tribunal révolutionnaire, quelques instants avant qu’on ne lui tranchât la tête, et à la maîtresse de Louis XV, Jeanne Dubarry, pendant qu’elle aussi attendait le coup fatal, en 1793777. « Cet homme ne doit pas mourir » disait de lui son ami Frédéric de Prusse778.
« Saint-Germain fut le porte-lumière (de la Grande Fraternité), envoyé en France, vers la fin du siècle dernier. Il avait pour mission d’établir une organisation semblable à la Société Théosophique actuelle.
« L’envoyé du cycle actuel, H. P. Blavatsky, a été presque aussi prodigieux que Saint-Germain… Elle a été le Saint-Germain du XIXe siècle779, la même Fraternité l’a envoyée780. »
De son côté, H. S. Olcott déclare : « Si Mme Fadeef, la tante de H. P. B., pouvait être amenée à publier
certains documents que renferme sa fameuse bibliothèque (!), le monde aurait, de la mission pré-révolutionnaire en Europe de cet adepte Oriental [le comte de Saint-Germain], une idée plus exacte qu’il n’a pu l’avoir jusqu’à présent781. »
Ce fut au mois de janvier 1899, que le commandant Courmes, au cours d’une conférence annonça la publication imminente des nombreuses recherches sur le comte de Saint-Germain, que Mme Cooper-Oakley, amie de la première heure de H. P. B., avaient faites, dans les bibliothèques publiques de Paris et de Berlin782.
Le lancement de ces révélations fut dévolu au Dr Pascal, à ce moment vice-président de la S. T., lequel dans l’éditorial du no 1 de la 10e année du Lotus Bleu, expliqua la mission salvatrice du comte de Saint-Germain, mission continuée ensuite par H. P. B. : « La semence théosophique fut confiée au sol français au siècle dernier, quand les trois “Messagers” de la Grande Fraternité essayèrent de former une organisation capable de régénérer la race en péril et d’écarter le douloureux orage qui devait ensanglanter notre pays. Malgré leurs efforts, malgré la puissance du dernier d’entre eux, — le comte de Saint-Germain — la précieuse semence ne put continuer sa germination : elle pourrit dans un sol infesté par le matérialisme
glacé par le scepticisme, et l’ouragan révolutionnaire fit le reste. Quand le “Messager” du siècle actuel, — H. P. B. — fut chargé de reprendre la tâche inachevée, il s’adressa aux contrées que l’évolution destine à un grand avenir — l’Amérique et l’Inde —. La graine fut vivifiée à New-York783. »
Dans les Petits mémoires de Vienne de Fr. Gräffer, le comte de Saint-Germain est censé dire : « Je disparaîtrai vers la fin du siècle, de l’Europe… On me reverra dans 85 ans jour pour jour ». Comme ces paroles, dit-on, ont été prononcées en 1790, c’était donc en 1875 que le comte de Saint-Germain devait manifester de nouveau son activité. Or, c’est précisément en 1875 (en Amérique, il est vrai, et non en Europe) que fut fondée la Société Théosophique. Cette date a-t-elle été choisie intentionnellement ou la coïncidence fut-elle simplement utilisée par la suite, lorsqu’on s’en aperçut, c’est là ce qu’il est bien difficile de dire avec certitude. Ce qui est sûr, c’est que, depuis 1889 jusqu’à nos jours, l’importance du rôle prêté au comte de Saint-Germain dans la fondation et la direction permanente de la S. T. n’a cessé de croître.
Lorsque dans le courant de 1899 parurent les fameux Incidents de la vie du comte de Saint-Germain par Mme Cooper-Oakley784, la direction du Lotus Bleu,
qui en assumait la publication, célébra cet événement d’une façon grandiloquente : « Le comte de Saint-Germain fut un missionnaire envoyé, par les êtres supérieurs, qui dirigent l’humanité, pour essayer de modifier l’état de la société au XVIIIe siècle, et pour donner ce qui manquait à l’École Encyclopédiste une base pour rénover les idées et les lois.
« Saint-Germain avait essayé en vain de peser sur les privilégiés et sur la royauté pour obtenir des concessions et des réformes qui auraient empêché l’explosion des passions populaires…
« Saint-Germain ne réussit pas dans son œuvre et disparut sans qu’on sût communément ce qu’il était devenu…
« La tentative du siècle dernier ayant avorté, le comte de Saint-Germain n’en a pas moins poursuivi la réalisation de son œuvre qu’il reprendra ostensiblement dès qu’il le jugera nécessaire, c’est-à-dire à notre époque…785. »
Que contenaient donc les révélations de Mme Coo-per-Oakley, sans doute des anecdotes assez extraordinaires ; on prit soin au Lotus Bleu de prévenir les lecteurs en leur disant :
« Ne traitez donc pas légèrement ces assertions qui nous montrent de hautes intelligences venant nous aider à réaliser l’avancement spirituel et moral de l’humanité, comme l’a fait et le fera encore celui qui
s’est fait connaître au siècle dernier, sous le nom de comte de Saint-Germain786. »
La précaution n’était point vaine, en effet. Les fameux documents n’étaient autres que des extraits des « rares et précieux » Souvenirs sur Marie-Antoinette, du sieur Lamothe-Langon787, et les « notes intéressantes et singulièrement rédigées », des Petits mémoires de Fr. Gräffer. Ces « révélations sensationnelles » extraites de la « fameuse bibliothèque » de Mme Fadeef, tante de H. P. B., n’excitèrent aucun intérêt en dehors des milieux théosophiques. L’auteur quitta la France pour se retirer en Italie, où plu-
sieurs années après, en 1912, un éditeur fit paraître en volume les Incidents, revus, corrigés et augmentés, sous le titre The Comte de Saint-Germain : The Secret of Kings788.
Cependant l’élan donné, l’enthousiasme pour le comte de Saint-Germain ne se ralentit point, au contraire, et les mérites du nouveau « Maître » furent célébrés en 1901, par Louis Revel, l’un des théosophes les plus autorisés du moment : « Aux mystiques du XVIIIe siècle, il faut surtout ajouter le comte de Saint-Germain, le porte-lumière mystique, l’envoyé du cycle qui lança la première parole théosophique moderne aux rois et aux nobles, mais dont la semence fut étouffée par le souffle des passions789. »
Mais il manquait à cette « adoption » la consécration « officielle », celle du président de la Société Théosophique, H. S. Olcott. Celui-ci n’y manqua pas et exposa son point de vue dans un article intitulé : Le comte de Saint-Germain et H. P. B.790. Pour H. S. Olcott, le comte de Saint-Germain est un « homme étonnant », et « l’une des figures les plus pittoresques, les plus impressionnantes, et les plus admirables de l’histoire moderne.
« J’en suis venu, dit-il, après avoir lu sur lui tout ce que j’ai pu trouver, à l’aimer et l’admirer autant que le faisait H. P. B., et pour la même raison : Messager de la Loge Blanche, il fut un agent plein de dévouement, employant toutes ses forces au service d’autrui. »
H. S. Olcott ajoute que toutes ses lectures et tout ce qu’il a entendu dire sur le comte de Saint-Germain, « l’ont persuadé de son identité avec l’un des êtres invisibles les plus charmants qui ont pris le masque d’H. P. B., pendant la composition d’« Isis dévoilée ». « Plus j’y pense, dit-il, et plus je me convaincs de la vérité de ma supposition791. »
Puis il fait un parallèle entre ce qui, dans la vie de H. P. B., peut être rapproché de tout ce qu’il connaît du comte de Saint-Germain, et conclut que ces deux mystérieux personnages « sont agents et messagers
de la Loge Blanche. L’un eut pour mission d’aider à diriger les lignes karmiques convergentes aboutissant à la terrible révolution de la fin du XVIIIe siècle, véritable cyclone destiné à purifier l’atmosphère morale des sociétés européennes. L’autre nous vint dans un temps où le matérialisme allait être combattu et où la Société Théosophique devait inaugurer le règne de la pensée spirituelle792. »
Lorsque l’année suivante, en 1907, H. S. Olcott décéda, ce fut Mme A. Besant qui devint présidente de la S. T. ; à son tour, elle exposa, dans l’une de ses œuvres, que le comte de Saint-Germain n’était pas resté seul dans sa dernière incarnation et qu’il était accompagné d’un disciple : « Dans la dernière partie du XVIIIe siècle un grand effort fut tenté pour éclairer “les barbares blancs d’Occident”, dont le poids porta sur deux grands personnages en relation étroite avec la Grande Loge Blanche, bien que ni l’un ni l’autre, à ce que je sache, ne fut alors un Maître ; celui qui avait le nom comte de Saint-Germain, qui est maintenant l’un des Maîtres et son collègue, dans cette grande tâche, intimement attaché à lui, membre d’une noble famille autrichienne et qui nous fut connu plus tard sous le nom de H. P. B. Leur tentative de changer la face de l’Europe échoua, car les temps n’étaient pas mûrs793. »
« Le grand occultiste, frère de la Loge Blanche, nous dit encore Mme Besant, fut la plus grande force agissante derrière le mouvement de réforme intellectuelle qui reçut le coup de mort, quand éclata la Révolution française.
« Cette force renaquit de ses cendres, — comme le Phénix de la Fable — pour reparaître au cours du XIXe siècle, sous forme de la Société Théosophique dont ce Frère est l’un des chefs reconnus. Il vit toujours dans la même enveloppe physique dont l’éternelle jeunesse étonnait déjà ceux qui l’avaient connu un siècle précédent794. Il a rempli la prophétie faite à Mme d’Adhémar, à savoir qu’il se montrerait à nouveau un siècle après lui avoir dit adieu, et ce, dans le mouvement spirituel qui s’accentue de tous côtés autour de nous, il est appelé à être l’un des chefs les plus autorisés795. »
Une des incarnations les moins connues du
comte de Saint-Germain est celle que lui a attribué J. J. Wedgwood, secrétaire de la S. T., en Angleterre : « En 1796, le comte de Saint-Germain aurait été élu grand-maître de l’ordre de Malte sous le nom de comte de Hompesch, et en cette qualité aurait signé deux ans plus tard la capitulation qui livrait cette île à la flotte française qui portait en Égypte l’armée de Bonaparte796. »
Cette « révélation » n’étonna pas la présidente de la S. T. au contraire, Mme Besant fit connaître qu’elle avait vu à Rome, dans la chapelle des chevaliers de Malte, une série de portraits parmi lesquels se trouvait l’image du comte de Saint-Germain797, qu’on reconnaît être celle du grand-maître von Hompesch798.
Dans son ouvrage, Les Maîtres, Mme Besant nous donne la série « complète » des différentes incarnations du comte de Saint-Germain. C’est ainsi que
le « Maître » a été successivement en remontant le cours des temps : le dernier survivant de la maison royale des Rákóczi799, au XVIIIe siècle ; François Bacon de Verulam, au XVIIe siècle ; Robert le Moine au XVIe siècle800 ; Hunyadi Janos au XVe siècle801, et Christian Rosencreutz, le grand Rose-Croix, au XIVe siècle. « Maintenant qu’il a atteint le rang de “Maître” : c’est l’Adepte Hongrois du Monde occulte et quelques-uns d’entre nous, dit Mme Besant, le connaissent revêtu de ce corps humain802. »
Mais on devait bientôt dépasser les bornes de l’invraisemblance. Mme Besant et C. W. Leadbeater nous content froidement :
« Avant d’avoir acquis la surhumanité, le comte
de Saint-Germain, l’Adepte hongrois, aurait été la déesse Vénus803. » Et pourtant cette nouvelle et « première » incarnation peut s’expliquer de la façon suivante : « On sait que Saint-Germain est l’objet d’une dévotion particulière dans les cercles de la théoso-phie moderne, et dans les Loges co-Maçonniques, son portrait est salué comme celui d’un Maître qui a pris spécialement à charge le mouvement féminin en Maçonnerie804. »
Afin d’appuyer l’hypothèse émise par Mme Besant sur l’existence actuelle du comte de Saint-Germain, le théosophe C. W. Leadbeater nous assure avoir rencontré l’adepte hongrois en 1926 : « Je le rencontrai dans les circonstances les plus ordinaires sans aucun rendez-vous préalable, et comme par hasard, descendant le Corso, à Rome805, vêtu comme le premier
gentleman italien venu. Il me mena dans les jardins sur la colline du Pincio et nous étant assis, nous causâmes plus d’une heure de la société et de son avenir, ou plutôt devrai-je dire, il parla et j’écoutai, tout en répondant quand il me questionnait806. »
Voici d’après C. W. Leadbeater l’aspect physique du comte de Saint-Germain : « Le Maître ressemble au Mahâ Cho-han sous maints rapports. Bien que de taille moyenne, se tient très droit, avec une apparence toute militaire807 ; il a l’exquise courtoisie et la dignité d’un grand seigneur du XVIIIe siècle et l’on devine immédiatement qu’il appartient à une famille très ancienne et noble. Ses yeux, grands et marrons sont pleins de tendresse et d’humour, avec l’autorité du pouvoir. Son visage est d’un teint olivâtre ; ses cheveux foncés et coupés courts sont divisés au milieu par une raie, et brossés du front vers l’arrière ; la barbe est courte et taillée en pointe. Souvent il revêt un uniforme sombre orné de galons d’or, et par-
fois aussi un magnifique manteau rouge d’officier, qui accentue encore son allure militaire808. Il réside habituellement dans un château ancien situé dans l’est de l’Europe, et propriété de sa famille depuis des siècles809. »
Aux diverses « incarnations » du comte de Saint-Germain que nous avons déjà mentionnées, C. W. Lea-dbeater ajoute celles de Roger Bacon au XIIIe siècle, du néo-platonicien Proclus, au Ve siècle, et de saint Alban, premier martyr de la religion chrétienne, en Grande-Bretagne, au IIIe siècle après Jésus-Christ.
Suivant le même auteur, le comte de Saint-Germain est un thaumaturge : « Son travail s’effectue pour une grande part au moyen de la magie rituelle, et il se sert de grands anges qui sont tout dévoués à ses ordres, et qui sont heureux d’exécuter ses volontés. Bien qu’il connaisse toutes les langues européennes et beaucoup de langues orientales, il utilise surtout le latin, qui est la forme spéciale de sa pensée, et dont la splendeur et le rythme ne peuvent être surpassés ici-bas.
« Dans les cérémonies où il officie, il revêt des costumes de nuances variées et des bijoux somptueux.
Il possède un vêtement en mailles d’or, qui appartint autrefois à un empereur romain, au-dessus duquel il jette un magnifique manteau cramoisi, dont l’attache est constituée par une améthyste et un diamant en forme d’étoile à sept pointes. Parfois aussi il porte un superbe costume violet.
« Les cérémonies et les rites des anciens mystères, dont les noms eux-mêmes sont oubliés depuis longtemps par le monde extérieur, ne constituent pas le seul travail auquel il s’adonne, mais il est en outre très absorbé par la situation politique de l’Europe et par le développement de la science physique moderne810. »
Avec ce dernier extrait, nous pensons avoir donné au lecteur, un suffisant aperçu des « histoires fantastiques » émises par les écrivains de la Société Théo-sophique, lesquels, durant plus de trente ans ont lu les archives « Akasiques811 » et reconstitué par ce moyen magique le passé « immémorial » du comte de Saint-Germain.
Mais voici un autre « conte ». En 1935, dans certaines revues américaines, il fut fait mention de l’existence, en Californie, d’un centre appelé « Les Frères du Mont Shasta » (The Brotherhood of Mount Shasta), et peu après, dans une petite revue de Washington, il était parlé, sous la signature du Dr Stokes, des activités du
comte de Saint-Germain en Amérique, à propos d’un ouvrage qui venait de paraître. Cet ouvrage intitulé « Les Mystères dévoilés » (Unveiled mysteries) a pour auteur : Godfrey Ray King, pseudonyme de l’écrivain C. W. Ballard812. Dans la préface, l’auteur nous déclare que cet ouvrage est donné sous le contrôle du comte de Saint-Germain, le Grand Maître, un des Frères de la Grande Loge Blanche, en Amérique depuis 1930. Le texte explique que ce sont là le récit d’expériences réelles et véritables qui ont eu lieu durant trois mois, d’août à septembre 1930, sur le Mont Shasta. Les conversations de l’auteur avec le comte de Saint-Germain sont mentionnés comme une chose réelle. Il dit qu’il le vit sous une forme matérielle, et en sa compagnie, visita quelques temples du désert du Sahara. Au cours de l’une de ces visites, le comte de Saint-Germain présenta à son hôte sa femme et son fils, ce dernier étant appelé à lui succéder. En réalité, il n’y eut jamais aucune Fraternité de quoi que ce soit, ni sur le Mont Shasta, ni dans les environs. Ceci résulte d’une enquête faite sur place par un journaliste américain, Geo L. Smith. Toute cette histoire n’était qu’une fiction et une fraude813.
En 1936, il parut dans Les cahiers de la Fraternité Polaire814, sous la signature : Enrico Contardi-Rhodio, la relation d’une visite que le comte de Saint-Germain aurait faite à cet écrivain, à Paris, en 1934. Le plus merveilleux de ce récit est que l’auteur pour écrire sa relation s’est manifestement inspiré d’un texte écrit par Eliphas Lévi en 1865, à propos de la visite d’un certain Juliano Capella. La similitude de certains détails est frappante : la façon de frapper à la porte, la description du visiteur, sa manière d’entrer et de se comporter dans la chambre, les détails donnés sur sa vie et ses prévisions, rien n’a été omis815.
Une autre visite du comte de Saint-Germain a été signalée par l’écrivain Maurice Magre. Cette visite eut lieu aussi à Paris chez un jeune homme que l’écrivain ne connaissait pas. « Saint-Germain l’immortel » était venu voir ce jeune homme « par reconnaissance pour un de ses aïeux, rose-croix comme lui et qui lui avait rendu service, en des temps très lointains ». Ajoutons toutefois que Maurice Magre ne donne ce témoignage que sous toutes réserves816.
Et comme pour confirmer, cette soi-disant visite,
Paris-Midi publiait le 6 mai 1940, sous la signature L. de G., l’article suivant : Le comte de Saint-Germain, le mage fameux du XVIIIe siècle, s’est-il réincarné en décembre 1939 ?
Il nous a fallu attendre jusqu’au 2 février 1945 pour être fixé exactement sur cette question, par M. Roger Lannes, lequel écrivit dans Le Parisien libéré : « On annonce du Midi que le comte de Saint-Germain est réapparu et qu’on en saura bientôt le rôle occulte ! »
C’est sur ces informations que nous terminerons le deuxième chapitre de cette « légende » qui à dire vrai, a « ensorcelé » tous ceux qui se sont occupés du comte de Saint-Germain. Nous essaierons de déterminer dans la dernière partie de notre étude la part de vérité — en grande partie symbolique d’ailleurs — qui a pu donner naissance à ces histoires fantastiques qui n’ont pas toujours été propagées avec des intentions parfaitement désintéressées.
QUATRIÈME PARTIE
UNE ÉNIGME HISTORIQUE
…La science conjecturale de l’histoire.
E. Renan
Chapitre unique :
Un secret d’État à la Cour de Madrid
Nous voici arrivés à la dernière partie de notre étude. Dans les précédentes, nous avons essayé de montrer ce qu’était le comte de Saint-Germain, dépouillé de son auréole de légende, et dégagé de toutes les invraisemblances émises sur son nom et sa nationalité ; nous allons maintenant tenter d’exposer notre idée sur son origine que nous croyons germano-espagnole. Cependant, nous prions nos lecteurs envisager ce que nous allons exposer, non comme une certitude, mais comme une hypothèse ; toutefois, cette hypothèse nous paraît valable si nous tenons compte de certaines paroles prononcées par le comte lui-même sur les premières années de sa vie.
Le point de départ de ce curieux problème nous est fourni par Mme de Genlis. À une demande directe, posée par la mère de l’écrivain, le comte de Saint-Germain répondit : « Tout ce que je puis vous dire sur ma naissance, c’est qu’à sept ans j’errais au fond des forêts avec mon gouverneur… et que ma tête était mise à prix !… La veille de ma fuite, continua le comte, ma mère que je ne devais plus revoir attacha son portrait à mon bras !… Il retroussa sa manche et il détacha un bracelet parfaitement peint en émail et représentant une très belle femme. » Mme de Genlis dit que M. de Saint-Germain n’ajouta rien et changea de conversation. Cependant, elle-même annexe à ce
qui a été dit, ce qui suit : « Lorsqu’il fut parti, j’eus un grand chagrin, celui d’entendre ma mère se moquer de sa proscription et de la reine, sa mère ; car cette tête mise à prix dès l’âge de sept ans, cette fuite dans les forêts, avec un gouverneur, donnaient à entendre qu’il était le fils d’un roi détrôné817. »
Un passage de ce document est assez bizarre. En effet, on y remarque que la mère de Mme de Genlis se moque de la reine, mère du comte de Saint-Germain dont il est nullement parlé dans le texte qui précède. Il y a là une anomalie assez singulière laquelle tendrait à prouver que Mme de Genlis a omis certaines paroles du comte, touchant à un secret qu’on ne voulait pas révéler.
D’autre part, la dernière ligne du contexte est fort suggestive, car elle laisse supposer que le comte de Saint-Germain serait d’origine royale, ce qui n’est pas incompatible avec l’opinion émise par Louis XV, et rapportée par Mme du Hausset : « Le roi en parle quelquefois comme étant d’une illustre naissance818. »
Le baron de Gleichen, de son côté, nous fait part d’un détail très caractéristique qui se relie parfaitement à nos deux citations : « Il [le comte de Saint-Germain] se plaisait à raconter des traits de son enfance, et se peignait alors environné d’une suite nombreuse, se promenant sur des terrasses magnifiques, dans un
climat délicieux, comme s’il avait été le prince héréditaire d’un roi de Grenade du temps des Maures819. »
Cette dernière indication, venant encore à l’appui de la naissance royale du comte de Saint-Germain et nous laissant supposer qu’il pourrait être d’origine espagnole, est corroborée par un extrait des Mémoires de Jean de Hardenbrock : « Il a l’air d’un espagnol de haute naissance et parle avec beaucoup d’émotion de sa mère défunte. Il signe « Prince d’Es…820 ». Le scrip-teur, selon toute vraisemblance, a voulu dire « Prince d’Espagne ». À propos de cette dignité, Saint-Simon nous fait connaître que « le titre de prince est si peu connu en Espagne et en même temps si peu goûté, qu’aucun Espagnol ne l’a jamais porté, jusqu’aux enfants des rois, si on en excepte quelques-uns des héritiers présomptifs de la couronne821 ». Cette dernière remarque du grand mémorialiste nous semble devoir renforcer la présomption de la descendance
royale du comte de Saint-Germain. Mais de qui peut-il être le fils ? Certainement pas du roi d’Espagne, Charles II, puisqu’il est de notoriété publique que ce roi n’a jamais eu d’enfant ; en outre cette paternité eu empêché la guerre de succession d’Espagne. Le secret a été bien gardé.
Pour en revenir à l’origine espagnole, citons encore l’opinion de M. de Kauderbach, lequel dans une lettre à un de ses amis lui fait connaître que le comte de Saint-Germain « prétend lui-même être espagnol822. »
Enfin voici la parfaite « amende honorable » de M. de Luchet, un des persécuteurs « post-mortem » du comte de Saint-Germain qui, lui aussi, est partisan de l’origine espagnole. Il ne cite pas notre personnage mais à travers les lignes on devine aisément ce dont il parle, aucune erreur n’est possible. Nous avons connu, dit-il, « un Grand d’Espagne, plein d’esprit, de talens, de connaissances, écrivant bien en vers, en prose, parlant toutes les langues, jouant de tous les instruments, et le plus insupportable des mortels : plus connu depuis par ses étourderies, ses voyages, ses malheurs ; indignement calomnié, mal à propos déshérité, regorgeant de ridicules, ayant beaucoup de défauts, quelques petits vices mêmes si l’on veut, mais non de ceux dont la malignité humaine a tenté de le noircir823. »
Nous arrivons maintenant au point névralgique du problème historique qui a passionné tous les chercheurs : quels étaient les parents du comte de Saint-Germain ? Nous croyons avoir résolu ce problème délicat, et si nous manquons de preuves matérielles, nous avons réuni un ensemble d’indications concordantes qui nous paraissent de nature à entraîner la conviction.
En ce qui concerne son hérédité maternelle, l’unanimité des historiens s’est portée sur la veuve du roi Charles II, d’Espagne, Marie-Anne de Neubourg, d’origine allemande, ce qui est nullement incompatible avec ce que nous savons. En effet, ne dit-on pas que le comte de Saint-Germain lorsque, la mère de Mme de Genlis « lui demanda s’il était vrai que l’Allemagne fut sa patrie, secoua la tête d’un air mystérieux, et poussa un profond soupir824. » Nous apprenons, d’autre part, « qu’il possède de grands domaines dans le Palatinat et dans d’autres contrées de l’Allemagne825 ».
Toutefois le texte le plus clair sur son origine maternelle est le suivant : lorsque le comte de Saint-Germain répondant à une question de la princesse Amélie, sœur de Frédéric II, sur cette origine, il s’exprima ainsi : « Je suis, Madame, d’un pays qui, pour souverains, n’a jamais eu d’hommes d’une ori-
gine étrangère. » À l’époque, une seule famille prin-cière, en Europe, réalisait cette condition ; c’était la lignée masculine des Wittelsbach, laquelle a régné sur la Bavière, le Palatinat et les Deux-Ponts, de 1180 à 1777. Or, Marie-Anne de Neubourg est descendante des Wittelsbach par son père, Philippe-Guillaume, prince palatin du Rhin.
Cette filiation est confirmée de nouveau par cet extrait : « J’ai ouï dire, écrit M. de Gleichen, qu’entre plusieurs noms, il [le comte de Saint-Germain] avait porté anciennement celui de marquis de Montferrat. Je me rappelle que le vieux baron de Stosch m’a dit à Florence avoir connu, sous le règne du Régent, un marquis de Montferrat qui passait pour un fils naturel de la veuve de Charles II, retirée à Bayonne, et d’un banquier de Madrid826. »
Nous avons déjà prouvé que le nom de « marquis de Montferrat » appartenait à une famille du Dauphiné et que le baron de Stosch n’était pas à Paris sous la Régence, mais l’indication de la présumée mère du comte de Saint-Germain est confirmée par l’écrivain troyen, Pierre-Jean Grosley : « Un Hollandais m’a dit, qu’il était public en Hollande, que le comte de Saint-Germain était le fils d’une princesse réfugiée à Bayonne au commencement de ce siècle [1706] et d’un juif de Bordeaux827. »
Si on pense à la piété de cette princesse catholique
et à l’orgueil de caste qui animait la noblesse allemande et espagnole de cette époque, il paraîtra tout à fait invraisemblable que la reine eut un juif pour amant. D’ailleurs, il s’agit là d’une hypothèse toute gratuite et que ne vient appuyer aucun document.
Il en est de même de la supposition de l’historien espagnol Enrique Florez, lequel cite, parmi les favoris de Marie-Anne de Neubourg, un certain Adanero, banquier, juif selon toute apparence, que la reine anoblit et fit ministre des Finances828.
Toutefois, à la cour du roi Charles II évolue un personnage éminent, grand d’Espagne et dignitaire de la plus haute noblesse du pays, que son immense fortune a fait dénommer : « le banquier de Madrid », c’est-à-dire de la même expression dont se sert Voltaire pour qualifier Frédéric II, qu’il appelle : « le banquier de Leipzick829, » nous voulons parler de l’Ami-rante de Castille.
On peut admettre, comme nous essaierons de le démontrer, qu’il n’y a rien d’impossible à ce que le comte de Saint-Germain ait été le fils de la reine, veuve de Charles II, et de l’Amirante de Castille. Une telle filiation n’a rien d’improbable, mais en cette matière tout est conjecture. Nos deux personnages ont bien gardé leur secret ; ils se sont aimés, cela seul est avéré830.
Jean-Thomas Enriquez de Cabrera, duc de Rio-seco, comte de Melgar, onzième et dernier Amirante de Castille831, était le premier seigneur d’Espagne pour la naissance, étant d’origine royale quoique bâtarde. Il descendait en ligne directe et masculine d’Alphonse XI, roi de Castille. Ce dernier, fils de Ferdinand IV et de Constance de Portugal, épousa Marie, fille d’Alphonse IV, roi du Portugal. Il eut deux fils : l’un, Ferdinand, mort jeune, et Pierre le Cruel, qui lui succéda.
Cependant, Alphonse XI eut de sa maîtresse, Éléo-nore de Guzman, dame de Médina-Sidonia, veuve de jean de Velascos, deux bâtards jumeaux.
Le premier fut Henri de Transtamare, lequel tua Pierre le Cruel en 1368 et prit sa place sur le trône de Castille, grâce à l’appui de Bertrand du Guesclin, et fut la tige d’où est issue la lignée des rois catholiques et Charles Quint, c’est-à-dire les branches d’Espagne et impériale de la maison d’Autriche.
L’autre jumeau, Frédéric de Transtamare, grand maître de l’ordre de Saint-Jacques-de-l’Epée, lequel fut massacré à Séville par les séides de Pierre le Cruel, fut le rameau d’où sont sortis légitimement et mascu-linement les amirantes de Castille.
Le fils cadet de Frédéric, Alphonse Enriquez832,
reçut la charge héréditaire d’Amirante de Castille, le 4 octobre 1405, des mains du roi Henri III de Castille, « ayant droit de juridiction, rentes et droits, et faculté d’avoir des agents dans les ports de mer833 ».
Le deuxième Amirante, Frédéric Enriquez, premier comte de Melgar, maria en secondes noces sa fille Jeanne à Jean III, roi de Navarre d’Aragon, laquelle Jeanne et fut mère de Ferdinand le Catholique, le mari d’Isabelle, reine de Castille, dont la fille Jeanne la Folle fut la mère de Charles-Quint834. Ce même Jean III avait eu d’un premier lit avec Blanche de Navarre, fille de Charles III, une fille, Éléonore, laquelle épousa Gaston IV, comte de Foix. Le fils d’Éléonore, Gaston, comte de Castelbon, se maria à Madeleine de France, fille de Charles VII, et Madeleine eut une fille, Catherine de Foix, la mère d’Henri d’Albret, aïeul de Henri IV, roi de France.
Jean-Thomas de Cabrera835, d’autre part, était allié deux fois à la maison de France, d’abord par Anne d’Autriche, fille de Philippe III, épouse de Louis XIII, et sixième petite fille de Frédéric de Transtamare, premier amirante de Castille et ensuite par Anne-Marie-Thérèse d’Autriche, fille de Philippe IV, mariée
à Louis XIV, et septième petite fille de ce même amirante836.
En outre, son père, Jean-Gaspar Enriquez, étant allié aux Médicis par son mariage avec Elvire de Tolède-Ossorio837, on peut dire que le dernier Ami-rante de Castille était uni aux rois d’Espagne et de Portugal, aux empereurs d’Allemagne, à la maison de France et aux Médicis838.
Le dernier Amirante est né à Gènes, le 21 décembre 1646, dans le palais des Doria, mis gracieusement à la disposition de ses parents par le duc de Tarsi. Il fut baptisé le 6 janvier suivant en l’église de Sainte-Marie-Madeleine, recevant de la république génoise l’honneur d’être compté dorénavant parmi sa noblesse.
Son enfance fut particulièrement heureuse, et il paraît, d’après ses biographes, A. Cienfuegos839 et F. Duro, que son éducation fut très poussée, non seulement à cause de sa très grande noblesse, mais aussi encouragée par l’exemple de son père, doué d’infi-
niment d’esprit, lequel recevait dans sa maison de plaisance, située à l’extrémité de Madrid, la société la plus choisie, lettrés et artistes les plus réputés. « Cette maison, superbement meublée, et ornée d’un très grand nombre des plus belles et des plus riches peintures qu’il y ait en Europe, était sans contredit, la plus agréable de Madrid840. »
On dit même que le jeune de Cabrera cultiva les Muses avec quelques succès, et au sortir de son enfance reçut de son père, le titre de comte de Mel-gar, appartenant à la famille.
En 1663, le jeune comte de Melgar, âgé de 17 ans, fut marié par son père à Anne-Catherine de la Cerda, fille de Louis-François, septième duc de Médina-Céli841.
Deux ans après, il fut mêlé à un procès survenu à la suite d’une bagarre entre les gens de son père et ceux du comte d’Oropesa, et son père eut de la peine à obtenir le sursis du procès. De même, en 1670, il accepta un duel provoqué par des émissaires de Don juan d’Autriche, fils naturel de Philippe IV. Son adversaire arrêté et emprisonné subit la peine capitale.
À quelque temps de là, il prit du service dans la fameuse Chamberga, ou garde du corps de Charles II,
d’où il sortit bientôt avec le grade de mestre de camp, et obtint le commandement d’un corps de volontaires espagnols, le Tercio de Lombardie. Il entretint et équipa à ses frais le Tercio de son commandement et peu après fut nommé général de la cavalerie de Milan, et plus tard ambassadeur extraordinaire du roi catholique auprès du Pontife, sede vacante par le décès de Clément X, et chargé de surveiller l’élection du successeur, qui fut le candidat de l’Espagne, le cardinal Benoîst Odescalchi, couronné le 4 octobre 1676, sous le nom d’Innocent XI, ce qui prouva l’habileté du comte de Melgar comme diplomate, et augmenta son pouvoir et son prestige, déjà très considérable à Madrid.
Par cédule royale, datée de l’Escurial, 17 octobre 1678842, le comte de Melgar fut nommé gouverneur et capitaine général de Milan. À ce moment, la situation de la Lombardie était critique à cause de la guerre avec la France. Il tint dignement son rôle, et après la paix de Nimègue (1679), sut mettre de l’ordre partout où régnait le désarroi. Il résista même tant qu’il put à la cession de Casal capitale du Mont-ferrat, à la France, contrariant ainsi le pacte de Charles IV de Gonzague, duc de Mantoue, avec Louis XIV843.
Au mois de juin 1684, le comte de Melgar, se conduisit, selon Cienfuegos, d’une façon brillante. L’amiral français Duquesne, sur l’ordre du fils de Louvois, le marquis de Seignelay, ministre de la marine, ayant attaqué la ville de Gènes, contre tous droits et sans déclaration de guerre, les troupes de sa Seigneurie et celles du capitaine général de Milan, firent rembarquer les Français et appareiller l’escadre de Duquesne, avec des pertes sensibles844
La chute de son beau-père, le duc de Médina-Céli, comme premier ministre de Charles II, et son remplacement par le comte d’Oropesa, détermina le comte de Melgar à demander au roi la permission de rentrer en Espagne. Pour toute réponse, Charles II le nomma son ambassadeur à Rome (1686), charge qu’il n’accepta pas ; il partit pour Madrid, malgré l’ordre du roi, et vint exposer à ce dernier que l’administration de ses affaires personnelles ne lui laissait pas le loisir d’exercer une telle fonction.
De retour à Madrid, le comte de Melgar trouva la cour en un triste état. Le malheureux Charles II n’était qu’un être irrésolu, maladif, tout à la fois pantin des appétits de la reine mère, des grands et du comte d’Oropesa, son ministre. Le comte de Melgar se rallia à la reine Marie-Louise et tâcha de se tenir en bons termes avec tous les partis. Le ministre Oro-pesa le nomma vice-roi de Catalogne (1688). Dans
son nouveau poste, le comte s’efforça de diviser les partisans pour gagner la cause du roi. Son mandat fut de peu de durée, et il revint à Madrid où il se fit valoir à nouveau au moment de la mort de la reine Marie-Louise (12 février 1689).
C’est à ce moment que le comte de Melgar se rendit indispensable à l’Alcazar royal de Madrid. Héritier de la « privauté » de la reine Marie-Louise, il s’efforça d’obtenir celle de la seconde femme de Charles II qui venait d’arriver en Espagne.
Marie-Anne de Neubourg était la troisième fille du duc Philippe-Guillaume, prince palatin du Rhin, descendant de l’illustre famille de Wittelsbach845, dont les différentes branches de Bavière et des Deux-Ponts régnaient sur tout l’ouest du Saint-Empire romain et même sur la Suède. En plus du Neubourg, le duc possédait les duchés de Clèves, de Juliers et de Berg, avec Dusseldorf pour capitale. Le prince palatin était filleul de Philippe III, et cousin au 3e degré de Marie-Anne d’Autriche, mère de Charles II. Son ancêtre, Frédéric le Sage avait été le compagnon de Philippe d’Autriche, roi de Castille, et de sa malheureuse épouse, Jeanne la Folle. Son père même, le duc de Wolgang, avait fait un long séjour à la cour de Philippe IV.
Marié une première fois avec Anne-Catherine de Pologne, dont il n’eut pas d’enfant, le duc Philippe-Guillaume épousa en secondes noces Isabelle-Amélie
de Hesse-Darmstadt, qui lui donna 17 enfants, 9 garçons et 8 filles. Il mourut en octobre 1690846.
Marie-Anne est née à Dusseldorf, le 28 octobre 1667, entre 3 et 4 heures du matin847. Jusqu’à son mariage, sa vie se passa à Neubourg848. D’un esprit élevé, « elle était savante surtout dans les sciences, singulièrement dans les mathématiques et la géographie qu’elle possède parfaitement ; et parle huit ou dix langues et particulièrement la française à la perfection. Elle était aussi excellente musicienne et même composait à ses heures des morceaux qu’elle faisait exécuter par l’orchestre attaché à sa cour849. »
Elle avait 22 ans, lorsque le 28 août 1689, à Neu-bourg, en présence de l’empereur Léopold et de l’impératrice, sa sœur, elle « épousa » Charles II, roi d’Espagne, en la personne du roi de Hongrie850. Le
mariage n’eut lieu que le 4 mai 1690, à Valladolid. Seul de toute sa famille, son frère le prince Louis-Antoine, grand maître de l’ordre Teutonique accompagna sa sœur en Espagne851.
On raconte sur l’arrivée de la reine dans ses États une histoire fort singulière : « Cette princesse avait été présentée par un grand seigneur de la cour de son mari, qui fit un grand discours où l’éloge de la princesse était tourné dans tous les sens. Le marquis del Carpio852, chargé de la recevoir, s’approchant de l’oreille de l’orateur, lui dit pour toute réponse : Est-
elle grosse ? C’est ce qu’il nous faudrait853. » Il semble donc bien que, dès ce moment, certains étaient fort préoccupés des difficultés qui attendaient l’Espagne si Charles II venait à mourir sans héritier, et nous avons dans un extrait de la correspondance de la princesse Palatine un reflet de cette inquiétude : « Je reçois quelquefois de la reine d’Espagne de fort aimables lettres ; je regrette que cette pauvre reine soit aussi malheureuse. Ce serait un grand bonheur pour l’Europe si elle avait un enfant ; garçon ou fille, tout serait bon, pourvu qu’il vécût854 ; car il ne faut pas être prophète pour deviner que si le roi d’Espagne meurt sans enfant, il s’élèvera une terrible guerre ; toutes les puissances prétendent à sa succession ; aucune d’elles ne voudra céder à une autre, et il n’y aura que la guerre qui pourra décider »855.
On sait que les événements donnèrent raison à ces craintes, puisque l’union de Marie-Anne de Neubourg et de Charles II resta stérile. Toutefois, on parle de certaines faiblesses d’un cœur aimant que la nature, disait-on, avait fait trop sensible, et un nom a été prononcé, celui du comte de Melgar qui, vers cette
époque, jouissait d’une puissance presque supérieure à celle de son roi. Le père du comte de Melgar, l’ami-rante Jean-Gaspard, étant mort en 1691, il hérita du titre et de celui de « 24e de la ville de Séville », gran-desse très convoitée, du titre de duc de Médina de Rioseco et de celui de commandeur de Pietrabuena, de l’ordre d’Alcantara. Quelque temps après, il devint un des lieutenants-généraux du royaume, et brilla dans les conseils de la couronne, comme rival heureux des contes de Monterey et de Benavente, du marquis de Villafranca, du de Frigiliane et même du puissant duc de Montalto, Ferdinand de Moncade, premier ministre856.
L’Amirante, C’est ainsi que l’on nomma désormais le comte de Melgar, les surpassa tous. « Son esprit et son éducation étaient à la hauteur de son rang, et, par une élocution élégante et facile, savait utiliser ses connaissances variées et étendues857. » Il avait créé un parti qui continuait la politique qu’il avait inauguré depuis l’époque de son gouvernement de Lombardie et qui avait pour devise : « que dans l’abaissement du pouvoir de la France consistait le suprême salut de l’Espagne ». Le roi Charles II sympathisait avec ces idées qui défendaient les intérêts de sa propre mai-
son contre l’ambition de Louis XIV, et il en sut tellement gré à l’Amirante qu’il le nomma « Cavallerizo mayor » ou grand écuyer, charge enviée et suprême à la cour (1695). En réalité, l’Amirante devint premier ministre « valido » ou favori et il gouverna avec énergie et diplomatie, à la fois.
Cependant, en décembre 1696, apparut un ennemi acharné de la politique de l’Amirante dans la personne du cardinal Louis-Manuel-Femandez Porto-carrero, archevêque de Tolède, rallié aux intérêts de Louis XIV. Le cardinal adressa à Charles II un mémoire dans lequel il exposait ses griefs contre l’Amirante, s’érigeant devant lui comme un rival implacable avec toute l’autorité que lui conférait son caractère sacerdotal.
Malgré le machiavélisme de l’archevêque de Tolède et la puissance formidable qui l’appuyait, l’Amirante triompha et le moment de son second mariage (1697), avec Anne-Catherine de la Cerda, fille de Jean-François, huitième duc de Médina-Céli858, et de Catherine-Antoinette, duchesse de Ségorbe, marqua le sommet de sa puissance859. Dès lors le cardinal Portocarrero n’hésita pas à brouiller l’Amirante avec son meilleur ami, le comte de Cifuentes, mais l’intrigue à ce moment n’aboutit qu’à amener la décision royale de
faire habiter le palais royal à l’Amirante, auquel le roi octroyait sa protection immédiate contre les menées de ses ennemis.
Après la paix de Ryswick (20 sept. 1697), Louis XIV inaugura en Espagne une politique d’attraction à base de corruption. Il acheta tant qu’il put les volontés de quelques seigneurs vénaux et l’or français circula au détriment de la puissance de l’Amirante.
La déchéance et la misère de l’Espagne étaient, en ce temps, considérables, et, pour quelques millions, le Roi-Soleil sut créer un état « de facto » en rapport avec sa politique personnelle. Il obtint le renvoi du confesseur du roi et du comte d’Harrach, personnages du parti autrichien, et depuis ce temps l’influence occulte du cardinal Portocarrero se développa fortement à la cour de Charles II.
Grand diplomate, l’Amirante tâcha d’enrayer l’influence de son rival en s’associant avec le comte d’Oropesa860, dans le gouvernement, le nommant premier ministre et président de Castille ; mais la disette de 1698 amena les ennemis d’Oropesa à l’accuser d’accaparer les articles de première nécessité, et la famine déclencha une mutinerie du peuple, excité par des chefs aux ordres du cardinal Portocarrero, lequel saccagea le palais d’Oropesa et celui de l’Amirante. Portocarrero obtint immédiatement du roi Charles II,
faible pantin sans force ni énergie, le renvoi d’Oro-pesa et de l’Amirante, et même leur exil par décret du 23 mai 1699. L’archevêque de Tolède, à la suite de ses intrigues, fut fait premier ministre, livrant sa patrie à la volonté de Louis XIV861, et annulant la chancelante et misérable royauté du malheureux Charles II.
Pour obtenir le renvoi de l’Amirante, le cardinal Portocarrero l’accusa d’avoir « envoûté » le roi862, et avec la complicité de l’inquisiteur général, J. Thomas de Rocaberti, essaya de faire enfermer sa victime dans les cachots du Saint-Office, et avec lui la reine Marie-Anne, ce qui ne put s’exécuter par suite de la mort de l’inquisiteur et par l’énergie de la reine qui se défendit et couvrit son illustre ami. Néanmoins l’Amirante fut destitué de son titre de grand écuyer et on suggéra à Louis XIV d’obtenir l’exil du noble castillan.
Le second mariage de l’Amirante avait peu duré : sa femme était morte le 16 décembre 1698. Il tourna alors ses regards vers la reine863 et celle-ci, sans nul
doute, accepta ses hommages. L’Amirante dépensa des sommes énormes pour plaire à Marie-Anne. Il donna des fêtes et des spectacles publics à toute la cour et la ville, et cela, à l’intention personnelle de la reine864. Son mérite auprès d’elle était rehaussé par sa beauté régulière865 et par ses dons naturels de peintre, de sculpteur et de musicien ; il parlait et écrivait plusieurs langues, ce qui n’était pas alors commun en Espagne, aimant d’ailleurs à s’entourer de savants et recherchant leur entretien866. De son côté, la reine était grande et très bien faite. « Un air de douce majesté, une attitude grave, une blancheur de teint extraordinaire, relevée par des cheveux blonds, lui font une auréole de toutes les grâces les plus attrayantes de la beauté867 ; » et comme elle
ne manquait pas d’esprit et de connaissances, elle fut charmée de rencontrer dans l’Amirante les mêmes qualités qu’elle possédait. Son âme d’exilée et sa vie entourée de prescriptions sévères l’incitèrent à ne pas repousser l’amitié et l’amour de l’Amirante. Les plus récents travaux sur cette époque considèrent l’adultère de la reine Marie-Anne et de l’Amirante comme un fait acquis à l’histoire868.
L’année 1700 fut tragique pour l’Espagne. Charles II était mourant869 et nul héritier n’était désigné et pourtant la succession était splendide : l’Espagne, les Deux-Siciles, la Toscane, le Milanais, la Sardaigne et les plus florissantes régions de l’Amérique. Aucun des prétendants n’était bien sûr de son droit. Alors s’engagea autour de Charles II une lutte implacable. Qui l’emportera : l’Autriche ou la France ?
Ce fut la France, grâce aux menées du cardinal Portocarrero qui l’emporta870. Le traité, rédigé sous le plus profond secret par le secrétaire d’État, Antoine de Ubilla, fut soumis à la signature royale le
20 octobre, à midi, au Buen-Retiro, et Charles II mourut le 1er novembre, à 3 heures après-midi871.
Le duc d’Anjou, sous le nom de Philippe V, inaugura la première phase de sa vie de roi, en tâchant de s’attirer les bonnes grâces des nobles du pays872. L’un des premiers ralliés fut l’Amirante et, malgré l’opposition du cardinal Portocarrero, il fut nommé ambassadeur extraordinaire auprès de Louis XIV. Mais l’archevêque de Tolède changea la désignation, réduisant la charge à celle d’ambassadeur ordinaire. L’Amirante, dont la fierté fut indignée qu’on lui offrit un tel emploi, qu’il regardait néanmoins comme un exil, prépara aussitôt son départ, non sans avoir fait des reproches au cardinal Portocarrero, à la reine Marie-Louise, femme de Philippe V, régente pendant l’absence du roi (en Italie), et au roi même (1702).
La reine douairière, Marie-Anne, avait été obligée de quitter Madrid, bien avant l’Amirante, par suite de l’hostilité de l’archevêque de Tolède873 ; elle s’en plai-
gnit à Philippe V. Celui-ci lui répondit qu’elle n’avait qu’à choisir une des villes d’Espagne qui sera le plus à son gré, « entre celles qui lui seront proposées de sa part874 ». Malgré cela, la reine douairière fut finalement reléguée à Tolède, par le cardinal Portocarrero, sous promesse de fidélité875.
Durant ce temps, l’Amirante faisait de grands et lents préparatifs pour rejoindre son poste. « Il partit le plus tard qu’il put [13 Sept. 1702], et marcha à pas de tortue. Il était accompagné de son bâtard (?), de plusieurs gentilshommes de sa confiance876 et du jésuite Cienfuegos877, son confesseur.
« Il avait pris avec lui toutes ses pierreries ce qu’il avait pu d’argent878 et mis à couvert argent et effets879. Comme il approchait de la Navarre, il disparut avec ses compagnons, et par des routes détournées, où il avait secrètement disposé les relais, il gagna la frontière du Portugal, avant que la nouvelle de sa fuite portée à Madrid, eût donné le temps de pouvoir le rattraper880. »
Arrivé à Lisbonne, il donna son adhésion au parti de l’empereur et à la maison d’Autriche, qu’il promit de seconder. Il paraît, qu’à ce moment, il songea à certains droits de sa famille à la couronne du Pérou, qui lui revenaient d’un neveu de la race des Incas881.
Cependant à Madrid, le cardinal Portocarrero et
Mme des Ursins, la camarera-major de la reine, furent les plus acharnés contre l’Amirante. On lui fit son procès (août 1703), et on le condamna à mort, par contumace il est vrai, avec confiscation de ses biens, au grand scandale de la noblesse et du duc de Médina-Céli qui s’écria : « on ne doit pas traiter de la sorte des gens comme nous882 ».
L’Amirante répondit, de Lisbonne, par un manifeste dans lequel il faisait mention de la bassesse de l’archevêque de Tolède883 et de la duplicité de Louis XIV, qui réduisait l’Espagne au rôle de puissance satellite de la France884. L’influence de ce manifeste fut décisive sur l’Espagne et la guerre civile en fut la conséquence immédiate.
L’empereur Léopold 1er, sur le conseil de l’Ami-rante, abdiqua ses droits en faveur de son fils, l’archiduc Charles, lequel débarqua à Lisbonne et fut proclamé roi d’Espagne sous le nom de Charles III, avec l’appui des armées et escadres de l’Angleterre, du Portugal, de la Hollande et de l’Autriche.
L’archiduc Charles trouva dans l’Amirante « le
conseiller le mieux instruit des affaires d’Espagne qu’il pouvait souhaiter. En effet, il était l’axe sur lequel tournait toute la machine des Alliés. L’Ami-rante se fit honneur auprès de Charles III de sa fuite, et la lui donna comme un sacrifice qu’il lui faisait par principe de conscience, ne pouvant approuver la nomination du duc d’Anjou au trône d’Espagne »885.
En réponse à une lettre de reproches que lui adressa de Madrid, le président de la junte espagnole, Manuel Arias, archevêque de Valence, l’Amirante écrivit (février 1704) : « Vous m’adressez très mal vos remontrances et vos conseils pour me détacher des intérêts de la Sérénissime Maison d’Autriche, que j’ai embrassés avec justice et raison, je sçai que les gens revêtus de quelque caractère, sont censurés s’ils échouent dans leurs entreprises, et qu’on les envie s’ils réussissent. Il me paroit que tous les bons et véritables Espagnols ne sçauroient avoir d’autres sentiments que ceux que j’ai contre le gouvernement François, et le peu de droit que la Maison de Bourbon a sur les couronnes d’Espagne, je suis même surpris qu’un Prélat aussi éclairé que vous l’êtes, Monseigneur, aît pu se laisser tromper sur les vrayes et fausses raisons que les deux Prétendants à nôtre vaste Monarchie ont allégué, et je m’assure que si vous aviez donné quelque attention à la chose, et que vous ne fussiez pas du nombre des prévenus, vous auriez reconnu (comme moi) le droit
incontestable du Sérenissime archiduc d’Autriche et les prétentions du duc d’Anjou chimériques »886.
Malgré son habileté politique, l’Amirante n’arriva pas à faire partager à l’Archevêque de Valence ses préférences pour l’Autriche887, et cependant il est un fait certain, c’est que si ses avis eussent été suivis, il eût été capable de porter l’archiduc sur le trône d’Espagne.
L’Amirante fut, tout d’abord, en grande faveur auprès du conseil de Lisbonne ; on avait espoir que ses amis en Espagne le suivraient888, mais bientôt comme rien n’arrivait889, il fut en butte à toutes les avanies890, si bien que le peuple portugais le regardait comme le principal auteur de la guerre. L’archiduc
même lui écrivit : « Il y a longtemps, monsieur l’Ami-rante, que vous nous flattez d’une grande révolution en Espagne, je ne sais si vos avis seront plus justes que ceux des années dernières ; je suis cependant persuadé que si le succès dépendait de votre zelle, nous aurions lieu d’en être contents891. »
Quoique mécontent du peu de confiance de l’archiduc à son égard, l’Amirante leva, à ses dépens un régiment de cavalerie et lui donna la livrée des rois de Castille, et ses attaques répétées donnèrent les plus vives appréhensions à Philippe V.
Le plan de campagne de l’Amirante était celui-ci : « Pour porter le coup mortel à l’Espagne, on devait attaquer l’Andalousie, parce que la Castille n’obéirait jamais à un prince qui entrerait dans ce royaume par l’Aragon. Il fallait d’abord pour abattre la monarchie en attaquer la tête, c’est-à-dire entrer en Castille et l’Andalousie était la meilleure porte pour y arri-ver892. » Cette proposition qui aurait pu changer la face des choses fut rejetée.
Après cet insuccès, l’Amirante exprima l’intention de se rendre à Estremoz pour passer à l’armée d’Es-tramadure, où il prétendait que son honneur lui commandait d’aller. Cette demande fut mal reçue. Cependant, l’Archiduc accorda l’autorisation désirée, mais ce ne fut qu’à la prière du roi de Portugal.
Au désespoir de voir que le sacrifice qu’il avait fait à Charles III était aussi peu estimé et sa personne moins considérée, l’Amirante eut, en arrivant à Estremoz, une attaque d’apoplexie dont il mourut le 21 juin 1705, vers les 5 heures du soir. Le corps du défunt fut embaumé, et mis provisoirement dans l’église des Hiéronymites à Belem, qui est la sépulture des rois de Portugal893.
Quelques mois après la disparition du dernier Amirante de Castille, la reine douairière d’Espagne, Marie-Anne de Neubourg, qui avait été, on s’en souvient, reléguée à Tolède depuis 1702, dans l’Alca-zar, qui domine toute la ville de sa masse imposante, voulut manifester sa joie lors de l’entrée des troupes de l’Archiduc à Madrid (juin 1706). De plus en plus passionnée pour les intérêts de la maison d’Autriche, qu’elle défendit vainement de tout son cœur et de toute manière, elle crut bon d’arborer l’étendard de Charles III en haut de l’Alcazar, mais les habitants de Tolède arrachèrent l’emblème séditieux, proclamèrent le roi Philippe V, et mirent des gardes chez la reine douairière. Toutefois, ils la traitèrent avec respect894.
Philippe V, aussitôt revenu à Madrid, jugea prudent, et ce sur l’avis intéressé de Mme des Ursins, de la bannir du royaume ; il pria son aïeul de la prendre sous sa garde hospitalière. Louis XIV accepta, « mais désira qu’elle fût accueillie et traitée dans ses états, avec les honneurs dus à sa dignité royale895 ».
Le roi d’Espagne « chargea donc le duc d’Ossone, l’un de ses capitaines des gardes, de prendre cinq cents chevaux, d’aller à Tolède896, de voir en arrivant la reine douairière, de lui dire qu’il la trouvoit là trop proche des armées pour y demeurer tranquillement, et qu’il souhaitoit que, sans aucun délai, elle allât trouver la reine à Burgos. La reine douairière parut fort
affligée et fort interdite de ce compliment, chercha des excuses et des délais, mais le duc d’Ossone mêla si bien la fermeté avec le respect qu’il ne lui donna que vingt-quatre heures, au bout desquelles il la fit partir avec tout ce qu’elle avoit là autour d’elle, et au lieu de Burgos, la fit conduire à Vittoria. Pendant ce voyage, on avait dépêché au roi pour avoir ses ordres sur le lieu de la frontière de France où on la mèneroit. Pau fut choisie pour la commodité et l’agrément du château et des jardins ; mais la reine douairière, informée enfin du lieu où elle alloit, demanda Bayonne par préférence et l’obtint897. »
C’est le 20 septembre 1706, que la reine Marie-Anne fit une entrée solennelle dans la ville de Bayonne. Le duc de Grammont, gouverneur de Gascogne, vint la complimenter, à la porte de la ville, à la tête des magistrats en robe de cérémonie, et lui présenta les clefs de la ville, ce qui fit dire à un échotier : « Les honneurs qu’on a rendus à cette princesse ne sont pas conformes à la réception qu’on fait ordinairement à une prisonnière d’État898. » Si cette réflexion prouvait l’ignorance de son auteur, que dire des termes dont se servit Mme des Ursins écrivant au duc de Grammont : « Cette princesse a bien eu des malheurs dans sa vie ; et le moindre n’a pas été je crois, de n’avoir pas eu auprès d’elle des personnes assez désintéressées pour n’aimer que sa gloire et ses véri-
tables intérêts ; elle a eu la disgrâce de faire du bien à beaucoup de gens qui l’ont payée d’ingratitude899. » Nous connaissons déjà et nous verrons par la suite ce que cadeau cette « sollicitude » de la camarera-mayor envers la reine douairière.
Vers 1713, le gouvernement de Louis XIV, effrayé par les dépenses somptuaires de la reine douairière, dont il assumait la charge, aurait bien voulu lui voir reprendre le chemin de l’Espagne. Le marquis de Torcy, sur l’ordre du roi, écrivit à Mme des Ursins : « Le Roi croit qu’elle serait beaucoup mieux en Espagne qu’en France, et même que l’honneur du Roi Catholique est, en quelque façon, intéressé à ne pas laisser la veuve du Roi, son prédécesseur, dans une espèce d’exil, quand il paraît que son retour en Espagne, ne peut apporter aucun trouble à la tranquillité de l’État. Je vous supplie, Madame, de vouloir bien me faire savoir les intentions de Sa Majesté Catholique sur ce sujet900. » Rien ne put fléchir Philippe V et l’animosité de la reine douairière envers Mme des Ursins s’accrût901.
Si bien que l’année suivante, lorsque la nouvelle reine d’Espagne, Elisabeth Farnèse, nièce de Marie-
Anne de Neubourg902, passa par Pau, pour rejoindre son mari, Philippe V, une entrevue eut lieu entre les deux reines et le sort de Mme des Ursins fut décidé, et nous nous rangeons à l’avis du duc de Saint-Aignan quand il écrit : « J’ai ouï dire que les termes dans lesquels s’est expliqué la reine [Elisabeth Farnèse] sur l’éloignement de Mme des Ursins et sur sa conduite hors du royaume, étaient à peu près les mêmes que ceux dont Mme la princesse [des Ursins] s’était servie pour faire sortir la reine douairière des frontières d’Espagne903. » Quand Mme des Ursins traversa Bayonne après son « exécution », elle sollicita, en vain, l’honneur de présenter ses respects à la reine douairière, celle-ci refusa tout net de la recevoir, ce qui fit dire à Saint-Aignan : « Son ennemie triomphante la traitait comme une pestiférée et une maudite904. »
Marie-Anne de Neubourg ne manqua aucune occa-
sion de faire sa cour, soit à la France, soit à l’Espagne, espérant toujours voir finir son long exil, mais ce fut longtemps sans succès.
Marie-Anne de Neubourg habita trente-deux ans Bayonne et lorsqu’elle reçut enfin l’autorisation de rentrer en Espagne, elle mourut presque aussitôt. Durant son séjour, la reine douairière demeura sous la surveillance des autorités françaises qui ne cessèrent toutefois de lui témoigner les plus respectueux égards. La reine habita successivement dans Bayonne les trois résidences suivantes : Le Château-Vieux (1706-1712) ; le palais épiscopal (1712-1715) ; et enfin le palais de Saint-Michel (1715-1738)905.
Durant son séjour à Bayonne, elle eut une vie assez aisée mais dénuée de passion906 ; très pieuse, sa charité n’eut d’égale que son extraordinaire générosité pour tous, et cependant le bruit public l’accusa d’être parcimonieuse et d’entasser l’or et les bijoux, « tout
en ayant en même temps la précaution de les envoyer en pays étranger, afin de parer à toute éventualité907 ».
La reine douairière aimait offrir à dîner, car elle ne mangeait point hors de chez elle ; sa petite cour était composée de peu d’hommes et de femmes de Bayonne ; ses serviteurs étaient des Espagnols, des Italiens ou des Allemands. Très affable, elle donna de magnifiques fêtes et de nombreux concerts, ayant une troupe de musiciens à ses gages, et jouant elle-même des morceaux qui étaient de sa composition908.
Cependant il était temps que son exil se terminât, sa santé étant devenu chancelante909. En 1738, le gouvernement espagnol, tant de fois sollicité par les ministres de Louis XIV, et de Louis XV, se décida à l’autoriser à revenir en Espagne. Son départ de
Bayonne, eut lieu le 17 septembre. Arrivée à Pampe-lune, elle tomba gravement malade et gagna lentement Guadalaraja, qui lui avait été assignée comme résidence.
Deux ans après, en août 1740, la reine douairière d’Espagne, veuve de Charles II, mourut silencieusement, et son souvenir se serait sans doute effacé de la mémoire des peuples si elle n’était devenue l’héroïne invraisemblable d’un drame étrange, dont la valeur poétique et scénique dépasse de loin le sens historique910.
L’hypothèse, que nous avons émise sur la possibilité d’une ascendance germano-espagnole du comte de Saint-Germain911 peut se justifier par différents faits tirés des biographies de la reine Marie-Anne de Neubourg et de l’Amirante de Castille, confrontés avec certains propos rapportés sur notre personnage au cours de sa vie aventureuse.
Si nous nous reportons au document du prince de Hesse, nous lisons : « Il [le comte de Saint-Germain] fut protégé prodigieusement par le dernier Médicis. Cette maison possédait, comme il est connu, les plus hautes sciences et il n’est pas étonnant qu’il y puisât les premières connaissances912. »
Dans l’exposé de la vie de la reine d’Espagne, nous lisons que le dernier des Médicis, Jean-Gaston, fils de Marguerite-Louise d’Orléans et de Cosme III, grand-duc de Toscane, devint l’oncle de Marie-Anne de Neubourg, par le mariage de sa sœur, Anne de Médi-cis avec l’électeur Palatin Guillaume de Neubourg, frère de Marie-Anne, et que l’électrice devenue veuve habita Florence, de 1716 à 1743, date de sa mort.
Rien ne s’oppose à ce que le jeune comte de Saint-Germain « fut mis sous la protection du dernier Médi-cis qui le faisait coucher, comme un enfant, dans sa chambre913, » c’est-à-dire au palais Pitti, lequel servait d’habitation au grand-duc de Toscane, à Florence.
Jean-Gaston de Médicis « était très versé dans les sciences et dans l’étude des langues qu’il avait profondément cultivées. Il connaissait, non seulement, le toscan et la langue latine mais il possédait parfaitement l’anglais, l’allemand, le bohême, le français,
l’espagnol et le turc914 ». De plus, il était excellent musicien. Il aimait à se retirer, pour travailler, dans une partie des magnifiques jardins Boboli, attenants au palais Pitti, une sorte de « casino » dominant une terrasse d’où se déploie un horizon spacieux sur la ville et les environs de Florence915.
N’y a-t-il pas là un rapport de circonstance avec ce que dit le comte de Saint-Germain : « Il se plaisait à raconter des traits de son enfance, et se peignait environné d’une suite nombreuse, se promenant sur des terrasses magnifiques, dans un climat délicieux916, » ce qui est le cas pour Florence.
Si le comte de Saint-Germain s’adonna plus tard à la chimie, il doit peut-être ses connaissances à son séjour chez le grand-duc de Toscane, « qui ne négligea rien pour agrandir le domaine des sciences917, » et Jean-Gaston eut à sa disposition, grâce à son père Cosme III, des éducateurs de grande valeur918.
Toutefois, comment expliquer la présence de notre personnage en Italie ? Si nous acceptons comme véri-
dique ce que dit Saint-Simon : « L’Amirante de Castille partit de Madrid accompagné de son bâtard », cet enfant se trouvait donc au Portugal avec son père. Lorsque ce dernier mourut en 1705, l’enfant bâtard, afin d’échapper au sort meurtrier qu’il l’attendait dût s’enfuir. Or, le comte de Saint-Germain ne dit-il pas : «…à sept ans j’errais au fond des forêts avec mon gouverneur », ce qui le ferait naître vraisemblablement vers 1698919. Nous supposerons donc qu’il naquit à cette époque malgré la surveillance active exercée par Versailles sur la cour du roi d’Espagne. On dit même que Louis XIV était tellement aux aguets, par le truchement du marquis d’Harcourt et de ses affidés, qu’il était arrivé à faire établir procès-verbal de l’état de Charles II, quant à son impuissance.
En admettant que le comte de Saint-Germain soit le fils bâtard de la reine d’Espagne et de l’Amirante de Castille, notre personnage peut se dire « prince d’Espagne » puisque héritier direct d’Alphonse XI de Castille encore que les lois de Castille excluaient de droit les lignes bâtardes aux droits de la couronne, mais pas de fait, car la reine Jeanne de Castille, surnommée Beltraneja, pourtant fille naturelle de Jeanne de Portugal et, de Beltran de la Cueva, fut déclarée héritière légitime de la couronne de Castille par Henri IV, mari de Jeanne de Portugal.
Peut-être aussi l’Amirante de Castille avait-il épousé secrètement la veuve du roi Charles II, espérant par ce moyen devenir régent de l’Espagne, en accord avec Marie-Anne de Neubourg ; toutefois la prompte arrivée de Philippe V dans ses États changea complètement la face des choses : la reine douairière est reléguée à Tolède et l’Amirante s’enfuit au Portugal.
Supposons que la campagne entreprise par l’Autriche, l’Angleterre, le Portugal et la Hollande ait réussi, l’archiduc Charles aurait peut-être désiré voir sur le trône d’Espagne un de ses alliés ou, peut-être, replacé la reine veuve de Charles II dans ses prérogatives, sorte de pragmatique sanction avant celle de sa fille Marie-Thérèse, mais la mort de l’Amirante de Castille en 1705, modifia ce projet. Le principal acteur disparaît. La reine douairière est internée en France. L’archiduc se marie, alors tout s’écroule.
C’est pourquoi le bâtard de l’Amirante de Castille cherche à se dérober au regard des gens chargés de le faire disparaître. « Ma tête était mise à prix, » dira le comte de Saint-Germain. Mais quel est donc ce gouverneur qui accompagne notre personnage, dans sa fuite ? Seul un homme important a pu jouer ce rôle. Nous croyons pouvoir l’identifier avec le comte de Cifuentès, lequel après avoir été tout d’abord, l’ennemi de l’Amirante de Castille devint, par la suite, son ami et son allié. Le comte a été l’un des partisans le plus en vue du parti autrichien au moment de la première incursion de Philippe V, en Catalogne. Il
commandait une division de troupes catalanes auxiliaires de l’archiduc Charles, et avec ses partisans tenait constamment, en état d’alerte, l’arrière-garde du maréchal Tessé, chef des troupes de Philippe V devant Barcelone920.
Il n’est pas impossible que le comte de Cifuentès, embarrassé de la garde de l’enfant bâtard, l’ait déposé dans un endroit sûr, tel le monastère de Montser-rat921, qui a toujours été le refuge des gens de qualité et une école de Bénédictins très adonnés à la chimie et aux sciences naturelles comme ils le sont encore aujourd’hui922. Ne serait-ce pas là le berceau de la première instruction du comte de Saint-Germain ?
Mais où et quand notre personnage vit-il sa mère pour la dernière fois ? On peut supposer que cette rencontre se fit en septembre 1706, lors du voyage de la reine veuve de Charles II vers la France, son pays
d’exil. Ce voyage qui devait avoir lieu par Burgos se fit par Vittoria et nous pensons que ce fut dans la ville de Calatayud qu’eut lieu cette réunion, à l’instigation du comte de Cifuentès et avec la complicité du duc d’Os-sone, chargé d’escorter Marie-Anne de Neubourg.
Enfin, ce serait le 27 septembre 1711 que le fils bâtard de l’Amirante de Castille se serait embarqué de Barcelone à destination de l’Italie, en compagnie du comte de Cifuentès ; il aurait débarqué à Gènes, le 2 octobre suivant, pour gagner de là Florence afin de se mettre sous la protection du dernier des Médicis. Admettons que le comte de Saint-Germain demeura à Florence jusqu’à la mort de Jean-Gaston de Médicis, arrivée en 1237, il sort alors de la Toscane et se rend en Sicile où l’Amirante de Castille était riche en fonds de terre, c’est-à-dire en propriétés rurales, ce qui fit dire de notre personnage, lorsqu’il est en Angleterre, qu’il était « un riche gentilhomme sicilien ». Peut-être le comte se rendit-il à l’abbaye bénédictine de Mon-réale, près de Palerme, afin d’avoir une entrevue avec le plus grand ami de son présumé père, Alvarez Cien-fuegos, alors archevêque de cette ville, cela est encore fort possible.
On se souvient qu’en Angleterre, notre personnage a été apprécié comme musicien et compositeur. Or, Marie-Anne de Neubourg est aussi une passionnée de l’art musical et compositrice à ses heures, la similitude de goût et de don est ici flagrante. Mais le plus curieux est l’idée émise par l’écrivain Horace Walpole lorsqu’il prétend que le comte fut soupçonné d’être
en rapport avec le Prétendant. L’opinion de l’écrivain a son écho dans le fait que la petite-fille de la sœur de Marie-Anne de Neubourg fut la mère de Charles-Edouard Stuart. D’autre part, Casanova écrit que notre personnage fut « grand sous le nom de Marquis de la croix noire en Angleterre923 ». Or, deux des frères de la reine douairière d’Espagne ont été successivement, de 1684 à 1732, grands maîtres de l’ordre Teu-tonique catholique. Quand on sait que le costume des chevaliers de cet ordre est un manteau blanc avec une croix noire, le rapprochement est là aussi évident que les précédents924.
Suivons maintenant le comte de Saint-Germain en Allemagne925 ; qu’y fait-il ? Il travaille, dit-il, « à la plus rare et à la plus riche des découvertes » en fait
de teintures ; n’avons-nous pas là la mise en pratique des connaissances acquises par notre personnage à la cour du grand-duc de Toscane.
Arrivons à son séjour en France. Louis XV, qui n’ignore pas l’ascendance du comte de Saint-Germain, l’accueille comme « cousin », et le traite en familier, tandis que vis-à-vis de Mme de Pompadour et des courtisans de l’entourage du roi, notre personnage se conduit comme il se doit, en grand seigneur. Il montre aux uns et aux autres ses bijoux et ses tableaux. Ses richesses en bijoux s’expliquent de la façon suivante ; étant à Bayonne Marie-Anne de Neubourg « envoie l’or et les bijoux en pays étranger afin de parer à toute éventualité » ; n’est-ce pas là une précaution prise par la reine douairière afin d’assurer l’existence de son « fils naturel » ? Quant aux tableaux, le comte de Saint-Germain les tient de son présumé père, l’Amirante de Castille, qui possédait, dit-on, la plus belle galerie de l’Europe. De même on peut expliquer l’existence de la fameuse « minière », de notre personnage, minière que ne put connaître le duc de Choiseul, par le fait que l’Amirante de Castille « avait d’importants dépôts d’argent dans les banques de Venise, Gènes et Amsterdam » ce qui permettait au comte de Saint-Germain d’être par le seul jeu des écritures à l’abri du besoin.
N’oublions pas de mentionner que la faculté linguistique de notre personnage lui venait de son présumé père et de sa présumée mère, laquelle « parlait huit ou dix langues », et le perfectionnement à Jean-
Gaston de Médicis « qui avait profondément cultivé les langues ».
Lorsque Louis XV « qui avait beaucoup confiance en lui, l’employa pour négocier une paix avec l’Angleterre, et l’envoya à La Haye926 », le comte de Saint-Germain eut, peut-être, le tort de vouloir faire état de ses parentés, ce qui le rendit suspect aux yeux du duc de Choiseul, lequel n’était pas arrivé à percer son incognito.
Et quand le baron de Gleichen dit que le comte de Saint-Germain porta anciennement le titre et le nom de marquis de Montferrat927, voyons là une nouvelle indication concernant l’Amirante de Castille, lequel on s’en souvient joua un rôle prépondérant dans la cession de la capitale du Montferrat à la France.
Enfin le comte de Saint-Germain, obligé de cacher ses origines, s’en ira, après bien des vicissitudes mourir obscurément chez l’un des parents de sa présumée mère, le landgrave de Hesse, puisque Marie-Anne de Neubourg est de Hesse-Darmstadt, par sa mère, et c’est ce que n’a pas voulu dire le landgrave lorsqu’il fait semblant de se tromper de nom.
Le comte de Saint-Germain, en déposant son nom patronymique, mourut à soi-même et à sa famille, et
avec les liens du sang il rompit les chaînes qui l’attachaient à des intérêts et des passions étroites, pour revêtir une sorte d’impersonnalité.
CINQUIÈME PARTIE
… ET UNE AUTRE ÉNIGME
Comme celui des oiseaux, à travers l’air, son chemin est difficile à découvrir.
Dhammapada, 93
Chapitre unique :
La légende du comte de Saint-Germain à la lumière des doctrines traditionnelles
Si les pages qui précèdent apportent une explication satisfaisante aux problèmes que pose la vie de M. de Saint-Germain, riche gentilhomme cosmopolite, savant et artiste, elles n’expliquent nullement la légende qui s’est formée autour de sa personne. Or, cette légende existe et, quelque opinion que l’on professe, elle est, elle aussi, un fait historique dont on doit tenir compte.
Si nous voulons ramener à ses éléments essentiels la légende dont nous avons retracé le développement dans la troisième partie de cet ouvrage, nous dirons qu’elle attribue au comte de Saint-Germain un rôle occulte, ou plus précisément « initiatique », et une longévité exceptionnelle. Il s’agit là d’un ordre de choses tout à fait étranger aux historiens modernes. S’il leur arrive d’admettre que des personnages ont pu jouer un rôle important bien que secret dans la marche des affaires de ce monde, ils ne voient là qu’une action politique s’exerçant par des moyens plus ou moins avouables. Quant à une longévité de plusieurs siècles, il va de soi que ce ne peut être, pour tout esprit vraiment « sérieux » de notre époque, qu’une rêverie ou une imposture.
En réalité, une telle attitude témoigne d’une men-
talité spécifiquement occidentale et moderne et il n’y a dans les prérogatives attribuées au comte de Saint-Germain rien qui eût pu surprendre un homme du moyen âge ou un Oriental possédant quelques notions traditionnelles.
Les traditions de tous les peuples mentionnent en effet l’existence de personnages ayant atteint un état spirituel très élevé et dont on dit qu’ils ont vécu plusieurs siècles et même qu’ils ne doivent pas mourir avant la fin du Cycle actuel928. Tels sont, dans l’Ancien Testament, Hénoch, Melchissédec et Élie, dans le Nouveau Testament, saint Jean l’Évangéliste qui doit demeurer jusqu’à ce que vienne le Christ glorieux929. À ces exemples connus de tous, il faut ajouter ceux que nous offrent les traditions orientales avec les « Immortels » du Taoïsme930 et ces Yogîs de l’Hima-laya, vieux de plusieurs centaines d’années et pourtant resplendissants de jeunesse et de force, dont les voyageurs européens ont entendu parler aux Indes931.
Si nous passons au Bouddhisme, nous voyons que la Maitreya Samiti et un texte du Tripitaka traduit en chinois par Dharmaraksha précisent que Kâshyapa, le célèbre disciple de Shakyamuni, n’est pas mort, mais qu’il attend, plongé dans la méditation, l’arrivée de Maitreya, le « Bouddha futur » ; d’après le texte chinois, Kâshyapa est l’un des quatre disciples éminents du Bouddha qui — bien qu’ayant atteint l’état d’arhat — restent en vie jusqu’à la fin du cycle932. Dans le Lamaïsme, nous citerons l’exemple du grand guru tantrique Padmasambhava qui, d’après la légende, ne mourut pas et quitta le Thibet, chevauchant à travers les nues sur un cheval volant pour se rendre au pays des râkshasas (démons cannibales) auxquels il prêche encore la Doctrine933. De même, il est dit que le héros Guésar de Ling reviendra à la fin du cycle « pour exterminer ceux qui s’opposent au règne de la justice934 ».
La tradition islamique reconnaît également à plusieurs personnages une longévité exceptionnelle. L’Imâm caché des Shiites disparu au IXe siècle dans le monde souterrain à Samarra d’Iraq, doit revenir avant la fin du cycle et, dans la fonction de Mahdi — littéralement « conducteur » — réuni les peuples demeurés
fidèles à la Tradition pour combattre l’Antéchrist935. D’autre part, El-Khidr, le maître des Afrâd ou « solitaires »936, le mystérieux compagnon de Moïse937, est réputé toujours vivant : « Je hais deux choses chez les jurisconsultes, disait l’illustre sufi Alî al Shâdhilî : ils nient qu’El-Khidr soit vivant et ils excommunient El Hallâj !938 » ; El-Khidr renouvelle sa jeunesse tous les 120 ans, il parcourt incessamment le monde et pratique l’alchimie939.
De telles traditions sont, en Orient, connues de tous ; en Occident, ceux qui s’occupent d’études ésotériques ont également connaissance de plusieurs cas analogues en dehors de ceux mentionnés plus haut et qui concernent uniquement des personnages bibliques et évangéliques. C’est ainsi qu’on dit qu’Ar-thur et Merlin, les deux héros de la légende du Graal,
sont « endormis » et se réveilleront pour combattre l’Antéchrist lorsque celui-ci voudra s’emparer du « saint vessel »940 ; la légende affirme aussi que Charlemagne n’est pas mort : il est « dans le Wunderberg, la couronne d’or sur la tête, le sceptre à la main ; sa longue barbe lui couvre toute la poitrine ; autour de lui sont rangés ses principaux seigneurs. Ce qu’il attend là, on ne sait ; la tradition dit que c’est le secret de Dieu941 ». Il en est de même pour Frédéric Barbe-rousse qui demeure depuis bien des siècles avec sa cour dans la montagne de Kisfhauser où il doit vivre jusqu’au jugement dernier ; quelques jours avant le jour fatal, ce puissant monarque reparaîtra et l’arbre sec de l’empire refleurira942.
D’après les légendes allemandes943, Maître Eckhart qui, « comme Lao-Tseu disparut sans laisser de traces944, » se tient devant le Venusberg pour en interdire l’accès jusqu’au jour du Jugement. Toutes les personnes qui s’intéressent à l’Hermétisme savent également que Nicolas Flamel945 et l’alchimiste connu
sous le nom du Philalèthe946 passent pour n’avoir pas encore quitté cette terre. Rappellerons-nous aussi l’histoire de Gualdo ou Gualdi qui ne remonte qu’au XVIIe siècle et présente plusieurs points de ressemblance avec celle du comte de Saint-Germain, et aussi le mystérieux Althotas de Cagliostro947 ?
Une telle unanimité des traditions les plus éloignées dans le temps et dans l’espace montre suffisamment que la longévité au-delà du cours habituel de la vie humaine est une possibilité qui a été plus d’une fois actualisée. Il reste à se demander ce qu’elle signifie au juste et cela n’est pas aussi simple qu’on pourrait le croire de prime abord.
N
Il n’est pas besoin d’une longue familiarité avec les doctrines traditionnelles pour savoir qu’elles s’expriment habituellement par symboles et qu’elles emploient les réalités du monde corporel comme représentations analogiques de réalités appartenant au monde subtil et au monde spirituel. Il est certain que la longévité corporelle est surtout le symbole de la permanence d’une fonction spirituelle et, secondairement, de la permanence de certains éléments psychiques. Cela n’applique d’ailleurs pas que cette longévité corporelle ne soit pas, elle aussi, une possibilité ; il est même nécessaire qu’elle soit une possibi-
lité, car, s’il n’en était pas ainsi, elle ne pourrait être valablement prise comme symbole de la permanence d’une fonction spirituelle.
On voit déjà, par les quelques lignes précédentes, que la longévité attribuée à certains personnages dans les diverses traditions est susceptible de présenter plusieurs modalités. Ce sont ces modalités que nous allons maintenant essayer de préciser.
Mme David-Neel, dans son livre Au pays des brigands gentilshommes, laisse entrevoir plusieurs des modalités auxquelles nous faisons allusion : « La recherche du secret de l’immortalité a été aussi passionnément poursuivie en Chine que celle de la pierre philosophale en Occident. Certains prétendent d’ailleurs que ce qui était ésotériquement désigné, dans nos pays, comme la transmutation des métaux vils en or, signifiait, pour les initiés, l’art de se rendre immortels. Les anciens Tao-sses chinois se targuaient ouvertement de posséder le secret de l’immortalité…
« De nos jours, on parle moins de ce secret des secrets, mais il demeure, toujours des chercheurs en quête de moyens capables d’assurer la persistance de leur personnalité dans leur corps actuel. D’autre part, diverses théories concernant la possibilité d’en prolonger indéfiniment l’existence, soit d’une manière purement spirituelle, soit d’une manière matérielle, mais hors du corps auquel elle est présentement liée, font, encore de nos jours, partie de l’enseignement ésotérique de certains maîtres mystiques et de cer-
tains occultistes asiatiques. D’après diverses traditions, au nombre des livres secrets cachés par Pad-masambhava dans des endroits reculés, se trouvent des traités décrivant les moyens d’échapper à la mort et, parmi les chercheurs de térmas, un petit nombre visent spécialement à leur découverte. »
En rapprochant le passage ci-dessus des considérations que nous avons exposées dans la première partie de cet article, nous voyons que la longévité, outre qu’elle symbolise avant tout la permanence d’une fonction spirituelle, peut impliquer :
— la persistance d’une individualité dans la même enveloppe corporelle, au-delà des limites de l’existence humaine normale948
—la persistance d’un agrégat d’éléments psychiques dans plusieurs formes corporelles successives et même, comme on le verra plus loin, simultanées ;
— la persistance d’une individualité dans le monde subtil sans passer par la mort corporelle, la forme corporelle étant en quelque sorte « transmuée », résorbée dans son principe subtil.
La première modalité nous paraît correspondre au cas de Nicolas Flamel, et peut-être de saint Jean949 ; la
seconde au cas des tulkous du Lamaïsme ; la troisième au cas d’Hénoch et d’Élie. Il est d’ailleurs possible d’envisager encore d’autres modalités, mais nous ne pourrions en parler sans sortir de notre sujet.
Diverses indications contenues dans les documents qui nous sont parvenus sur le comte de Saint-Germain nous inclinent à penser que son cas peut être rapporté à la même modalité que les tulkous du Lamaïsme. Il nous faut donc entrer dans quelques explications pour faire comprendre ce dont il s’agit à ceux de nos lecteurs qui ne seraient pas familiarisés avec les doctrines tibétaines.
N
Les tulkous sont les membres de la hiérarchie lamaïque que les Européens appellent improprement des « bouddhas vivants » ; pour essayer d’en donner — sans entrer dans des considérations d’ordre métaphysique qui seraient déplacées ici — sinon une définition, du moins une idée approximative, nous ferons encore quelques emprunts à Mme David-Neel :
« D’après la croyance populaire, un tulkou est soit la réincarnation950 d’un saint ou d’un savant défunt, ou
bien l’incarnation d’un autre être qu’humain : dieu, démon, etc. Le nombre des tulkous de la première catégorie est de beaucoup le plus grand. La seconde ne compte que quelques rares avatars de personnages mythiques tels que le Dalaï-Lama, le Tachi-lama, la dame lama Dordji Phagmo et, d’un rang inférieur, les tulkous de certains dieux autochtones comme Pékar dont les tulkous remplissent les fonctions d’oracles officiels. »951
« Certains lamas croient que l’énergie subtile qui subsiste après la mort de celui qui l’a engendrée — ou alimentée s’il est déjà un tulkou appartenant à une lignée d’incarnations — attire à elle et groupe des éléments sympathiques et devient ainsi le noyau d’un nouvel être. D’autres disent que le faisceau des forces désincarnées s’unit à un être existant déjà, dont les dispositions physiques et mentales acquises en des vies antérieures, permettent une union harmonieuse952. »
« Il arrive aussi qu’un même défunt se multiplie,
post-mortem, en plusieurs tulkous reconnus officiellement, qui existent simultanément. D’autre part, certains lamas passent pour être, à la fois, le tulkou de plusieurs personnalités. Ainsi, le Tachi-lama est non seulement le tulkou d’Eupagméd, mais aussi celui de Soubhouti un disciple du Bouddha historique. Il en est de même du Dalaï-lama qui est, en même temps, l’avatar du mythique Tchénrézigs et celui de Gedun-doup, le disciple et successeur du réformateur Tsong-Khapa. — Il arrive assez souvent qu’un lama, déjà lui-même un tulkou, prédise, à son lit de mort, la région où il renaîtra. Parfois, il ajoute certains détails touchant ses futurs parents, la situation de leur demeure, etc. — Lorsqu’un enfant répondant à peu près aux conditions prescrites est découvert, un lama devin est consulté et s’il se prononce en faveur du candidat, celui-ci est mis à l’épreuve de la façon suivante : un certain nombre d’objets personnels du défunt lama sont mêlés à d’autres semblables, et l’enfant doit désigner les premiers, témoignant par là qu’il reconnaît les choses qui furent siennes dans sa précédente existence953. »
Les citations qui précèdent indiquent assez bien le double aspect de la longévité dans le cas des tul-kous : le tulkou du dieu correspond évidemment à la permanence de la fonction spirituelle, le tulkou du personnage historique se rapporte à la transmission, aux différentes individualités qui exercent la fonc-
tion d’un agrégat d’éléments psychiques au nombre desquels, comme le montre le dernier passage cité, se trouve la mémoire. Il s’agit d’un double héritage spirituel et psychique.
On conçoit que, si une possibilité de ce genre peut être envisagée dans le cas qui nous occupe, le personnage connu sous le nom du comte de Saint-Germain pouvait fort bien, tout en étant « né », dans les dernières années du XVIIe siècle ou les premières années du XVIIIe, avoir le souvenir d’événements survenus plusieurs centaines d’années auparavant.
N
Tout en admettant que les considérations ci-dessus correspondent à une possibilité effective, on peut se demander ce qui permet d’en faire l’application au comte de Saint-Germain.
Nous pourrions dire tout d’abord qu’il n’y a guère de légendes qui ne renferment au moins une part de vérité et qu’il a bien fallu des motifs particuliers pour qu’on attribue un rôle spirituel et la prérogative de longévité au comte de Saint-Germain plutôt qu’à tels ou tels autres personnages aussi énigmatiques que lui et ayant manifesté des prétentions d’ordre initiatique dont nous ne retrouvons guère de traces dans l’histoire de notre héros. Tels furent par exemple Caglios-tro et Martines de Pasqually. Il faut bien, de toute nécessité, que les contemporains aient su des choses que nous ne savons plus, et qui, d’ailleurs doivent être d’une nature telle qu’il est tout à fait normal
qu’elles n’aient point laissé de vestiges accessibles à l’historien.
Si, à titre d’exemple, nous prenons un état spirituel compatible avec certaines particularités attribuées au comte de Saint-Germain, celui de Rose-Croix954, nous voyons qu’il est impossible à l’historien de savoir si cet état a été atteint par tel ou tel personnage : « Quant à savoir quels furent les vrais Rose-Croix, écrit René Guénon, et à dire avec certitude si tel ou tel personnage fut l’un d’eux, cela apparaît comme tout à fait impossible, par le fait même qu’il s’agit essentiellement d’un état spirituel, donc purement intérieur, dont il serait fort imprudent de vouloir juger d’après des signes extérieurs quelconques. De plus, en raison de la nature de leur rôle, ces Rose-Croix n’ont pu, comme tels, laisser aucune trace dans l’histoire profane, de sorte que, même si leurs noms pouvaient être connus, ils n’apprendraient sans doute rien à personne ; et d’ailleurs ces noms n’auraient qu’une valeur bien relative, puisqu’il est dit qu’ils en changeaient suivant les pays où ils résidaient, ce qui marque nettement qu’ils étaient affranchis de certaines limitations de l’individualité ordinaire… S’il s’est trouvé exceptionnellement et comme accidentellement qu’un véritable Rose-Croix ait joué un rôle dans les événements extérieurs, les historiens peuvent être fort loin de soupçonner sa qualité, telle-
ment les deux choses appartiennent à des domaines différents955. »
Il serait donc tout à fait vain de chercher dans des documents historiques la preuve que le comte de Saint-Germain avait atteint un degré d’initiation plus ou moins élevé ou qu’il était l’envoyé d’un centre spirituel. Notre meilleure raison de croire qu’il en fut ainsi est sa légende, mais il ne nous est point interdit de rechercher si parmi les écrits, faits et gestes qui lui sont attribués, il ne s’en trouve point qui soient compatibles avec de semblables qualités.
Tout d’abord, il n’est pas possible de ne pas s’arrêter au dernier vers du quatrain placé sous le seul portrait connu du comte de Saint-Germain et qui a tant indigné le Dr Biester : « S’il n’est pas dieu lui-même, un dieu puissant l’inspire ». Nous remarquerons que « dieu » n’est pas écrit ici avec une majuscule, ce qui indique qu’il ne s’agit vraisemblablement pas de « Dieu » au sens où l’entend la théologie chrétienne, mais d’un « dieu » au sens où l’entendent les traditions à forme « polythéiste », c’est-à-dire d’un « ange ». Or il suffit de posséder de très élémentaires notions de la théorie des états « multiples de l’être956 » pour savoir que l’être qui est actuellement dans l’état humain peut réaliser dès cette vie des états angéliques. Il n’y a pas là de quoi crier au blasphème… Retenons en tout
cas que des contemporains du comte de Saint-Germain étaient persuadés que celui-ci avait atteint un haut état spirituel.
D’autres indices très curieux nous sont fournis par le discours au prince de Hesse que le pamphlétaire Luchet prête à Saint-Germain avec une intention évidemment malveillante. Il se trouve que ce discours va à l’encontre du but que poursuit Luchet, car il contient des allusions fort claires qui témoignent d’une véritable connaissance initiatique, et, pour cette raison, nous pensons que le pamphlétaire ne l’a pas inventé. Reprenons ce discours en soulignant le sens qu’il convient d’attribuer aux passages essentiels :
« Je cherche un homme [qualifié], un homme dont je puisse faire un vase d’élection, et remplir de la céleste rosée [symbole des influences spirituelles employé fréquemment par les hermétistes et les auteurs rosicruciens] que j’ai ramassée dans la terre promise [symbole de l’état édénique et du centre spirituel suprême qui s’identifie à la « Terre sainte »]. Il doit ne rien savoir [au point de vue profane] et être propre à tout [c’est-à-dire posséder l’ensemble des possibilités qui constituent la qualification initiatique ; c’est un des aspects de la « matière première » du Grand-Œuvre hermétique]. D’autres connaissances [profanes] tiendraient dans sa mémoire la place de celles [traditionnelles et plus précisément initiatiques] que je dois y introduire ; et la lumière et les ténèbres, le pur et l’impur, Dieu et l’homme ne s’allient pas ensemble. Je vous connais peu par moi-
même [en tant qu’individu] et beaucoup par ceux que vous ne connaissez pas [les membres du centre spirituel qui a « missionné » le comte de Saint-Germain et qui possède des moyens d’investigation lui permettant de déceler les initiables], mais que vous connaîtrez un jour [si vous atteignez l’état spirituel qui permet d’entrer en contact avec un centre initiatique]. Le ciel mit dans votre âme pure les germes de toutes les qualités ; laissez-moi les développer [par une technique de réalisation appropriée] ; devenez le récipient céleste dans lequel découleront les vérités surnaturelles… »
Le « sonnet philosophique », publié par Mercier et que nous avons reproduit plus haut, n’est pas moins significatif. Si les deux premiers quatrains ne nous apportent qu’une simple affirmation des connaissances philosophiques du comte, si le premier vers du premier tercet : « Rien n’était, Dieu voulut, rien devint quelque chose » peut être considéré comme un raccourci de la création ex nihilo, le dernier vers de ce même tercet : « Rien gardait l’équilibre et servait de soutien » ne peut avoir qu’un sens métaphysique très proche des doctrines extrême-orientales : « Rien » ne peut ici désigner le « néant », mais bien le Wu Wei des Taoïstes, le non manifesté, principe de la manifestation. On conviendra que de telles notions n’étaient pas communes à la cour de Louis XV !
Le dernier vers du sonnet : « Je mourus, j’adorai, je ne savais plus rien », qui place la mort avant l’adoration, est bien curieux aussi. On ne peut lui
attribuer de signification logique que s’il s’agit de la mort initiatique ou mystique, l’adoration désignant alors une voie de réalisation « dévotionnelle » (la bha-kti des Hindous, la mahabba des initiés musulmans), et l’ignorance finale symbolisant l’extinction de toute connaissance particulière et distinctive dans la Connaissance suprême, synthétique et principielle.
Enfin, il n’est pas jusqu’à l’histoire baroque de la soubrette redevenue petite-fille, grâce à l’élixir du comte de Saint-Germain, qui ne puisse être considérée comme une déformation, une matérialisation grossière de la doctrine traditionnelle concernant le retour à l’état « d’enfance », symbole de l’« état primordial », doctrine que le comte de Saint-Germain a pu exposer un jour devant un auditeur ignorant957. Il y a d’autres exemples de semblables déformations des théories traditionnelles, quand celles-ci viennent à être connues du monde profane958.
N
Un point reste encore à préciser : de quelle forme traditionnelle, de quelle organisation relève le comte de Saint-Germain ? Nous savons que le comte a reconnu formellement ne pas porter son nom ; celui-ci, comme ceux du Cosmopolite et du Philalèthe959, n’est pas un patronyme mais un « hiéronyme », un nom de fonction ; son titre de comte, comme celui de Cagliostro, ne se rapporte sans doute pas à sa naissance mais à ses connaissances occultes960. Le vocable
sous lequel notre personnage fut principalement connu ne signifie rien d’autre en réalité que « Compagnon (comes) de la Fraternité Sainte ». De quelle fraternité s’agit-il961 ?
Etteilla est sans doute de tous les contemporains celui qui nous donne le plus d’indications curieuses sur le comte de Saint-Germain, bien qu’il n’ait probablement pas très bien compris tout ce qu’il rapporte. Etteilla parle de deux personnages connus sous le nom de comte de Saint-Germain et, visiblement, celui qu’il connaît n’est pas celui dont nous nous sommes fait l’historien ; aussi, pour Etteilla, le sien seul est un véritable « alchymiste » et un « cabaliste » ; il paraît ignorer que, comme le vocable de comte de Saint-Germain désigne une fonction, celle-ci a pu être exercée par plusieurs individus successivement et même simultanément962.
Comme ce qui importe le plus, dans le domaine où
nous trouvons maintenant, ce n’est pas l’individualité mais la fonction, nous retiendrons qu’Etteilla affirme que Saint-Germain « est le vrai et unique auteur du Philalèthe963 ». Or précisément, ainsi que nous l’avons vu plus haut, le Philalèthe est un des personnages dont on dit qu’ils n’ont pas quitté cette terre. Il semble d’après cela que la fonction hermétique qui s’est manifestée à une époque sous le vocable de Phi-lalèthe (« ami de la vérité »), se soit manifestée ensuite sous celui de comte de Saint-Germain964.
Ailleurs, Etteilla appelle son maître « agréé de la Rose-Croix » et donne une précision importante en le disant « favorisé de bientôt 65 lustres », c’est-à-dire 325 ans. Or, 325 ans avant la date où écrit Etteilla, c’est-à-dire 1784, nous reportent à 1459, c’est-à-dire l’année des Noces chimiques de Christian Rosenkreutz, le fondateur légendaire des Rose-Croix965, 1459 qui est aussi l’année de la première constitution maçonnique (opérative)966. Et cela permet peut-être de com-
prendre pourquoi Saint-Germain pouvait se dire « le plus anciens de tous les Maçons ».
Autre concordance curieuse : Gräffer prête au comte de Saint-Germain l’intention de disparaître d’Europe et de se rendre dans la région de l’Himalaya, de même qu’on dit de Nicolas Flamel et des Rose-Croix qu’ils se sont retirés dans l’Inde, de même que Khunrath affirme, dans son Amphithéâtre de l’Éternelle Sapience, que « les fidèles interprètes de la Sagesse sont relégués en exil au-delà des monts Caspiens967. »
Quant au « retour » du comte de Saint-Germain, nous ne discuterons pas la prétention des Théosophistes qui voient dans ce personnage, identifié au « maître » R…. l’un des chefs et inspirateurs de leur société. M. René Guénon, dans son Théosophisme a suffisamment prouvé que la Société Théosophique, bien loin de transmettre un enseignement initiatique, n’a fait que propager une grossière contrefaçon des doctrines hindoues et une caricature du Christianisme ésotérique. Les théosophes ont utilisé, pour des fins éminemment intéressées, une légende qu’ils ont trouvé toute formée. La date de 1875, indiquée pour le « retour » du comte de Saint-Germain, correspond approximativement à un renouveau d’influences traditionnelles en Occident, mais la Société Théosophique en serait plutôt l’adversaire que l’instrument968.
Tout ce qu’on peut dire avec certitude, c’est que, avant la fin du cycle, doit se produire ce qu’on appelle parfois la « réapparition des Sages », la remanifestation des fonctions traditionnelles aujourd’hui occultées, et que, par conséquent, avant que s’accomplissent les destins de l’humanité, reparaîtront Hénoch, Élie, l’Imâm caché, saint Jean, Guésar, comme aussi Arthur, Merlin, l’« Empereur endormi » et, si nos conjectures sont fondées, l’entité qui s’est manifestée sous le nom de comte de Saint-Germain.
Nous n’avons eu, quant à nous, d’autre ambition que de rassembler tout ce qu’on peut savoir d’un des individus qui furent le support de cette mystérieuse entité. Si modestes que soient les résultats de notre travail, il nous semble qu’un sujet qui permet d’aborder — fût-ce en les effleurant — des problèmes du genre de ceux que nous avons examinés en dernier lieu, il nous paraît, disons-nous, qu’un tel sujet ne peut être entièrement dépourvu d’intérêt. Et si nous avons pu ici ou là, offrir à quelques lecteurs matière à méditation, nous nous estimerons amplement récompensé de nos efforts.
avec les douze dernières devises, si caractéristiques, du texte dit : « Prophétie de Saint Malachie », et qui ont un sens purement spirituel et bien plus profond que celui qu’on envisage habituellement.
Table des matières
Avant-propos ....................................................4
PREMIÈRE PARTIE —
À LA RECHERCHE DU HÉROS
Chapitre premier :
Heurs et malheurs d’un homme de guerre 8
Chapitre II :
L’histoire de l’enfant mort et vivant  23
Chapitre III : « De parents inconnus »  
Chapitre IV :
Où tout s’embrouille  38
Chapitre V :
Un « état civil » compliqué  46
DEUXIÈME PARTIE —
UN EUROPÉEN MYSTÉRIEUX
Chapitre premier :
Le rideau se lève  53
Chapitre II :
À la cour du Bien-aimé 65
Chapitre III :
Mme d’Urfé et Casanova  83
Chapitre IV :
Les talents de M. de Saint-Germain  93
Chapitre V :
La grande colère de M. de Choiseul110
Chapitre VI :
Mission diplomatique  118
Chapitre VII :
Aventure en Angleterre 150
Chapitre VIII :
Retour en Hollande  157
Chapitre IX :
Apparition en Russie 162
Chapitre X :
M. de Surmont, industriel169
Chapitre XI :
Douze ans de silence 192
Chapitre XII :
Le comte de Welldone et les princes allemands 206
Chapitre XIII :
Salons berlinois230
Chapitre XIV :
Les hésitations du prince de Hesse239
Chapitre XV :
Le disciple 244
Chapitre XVI :
Le rideau retombe249
TROISIÈME PARTIE
IL ÉTAIT UNE FOIS
Chapitre premier :
Saint-Germain l’immortel .............................261
Chapitre II :
Le « Maître » des Théosophes .......................... 348
QUATRIÈME PARTIE —
UNE ÉNIGME HISTORIQUE
Chapitre unique :
Un secret d’État à la Cour de Madrid ................. 376
CINQUIÈME PARTIE
… ET UNE AUTRE ÉNIGME
Chapitre unique :
La légende du comte de Saint-Germain à la lumière des doctrines traditionnelles.............426
© Arbre d’Or, Genève, septembre 2004 http://www.arbredor.com Illustration de couverture : Le Comte de Saint-Germain, D.R. Composition et mise en page : © Athena Productions /DMi
451